Michel Jonasz : « J’adore tellement jouer la comédie… Jouer, comme quand j’étais enfant »

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A 76 ans, le chanteur et comédien revient sur la soif de liberté qui l’a fait quitter le lycée pour devenir artiste, renouant avec une forte tradition familiale.

Un nouveau disque, une série télévisée en cours de tournage, des concerts, notamment au Palais des sports, à Paris, les 25 et 26 mars : Michel Jonasz assure n’avoir jamais autant travaillé qu’aujourd’hui. Plus de cinquante ans que le grand bluesman de la chanson française fréquente assidûment scènes et plateaux. Une façon de raconter, à sa manière, une histoire familiale marquée par l’exil, la douleur et un profond amour pour la musique.

Je ne serais pas arrivé là si …

Si j’avais été doué pour les études. Or, je n’aimais pas l’école. J’avais un problème avec la discipline, les devoirs à rendre, les leçons à apprendre. Je ne me sentais pas libre. J’ai donc quitté mon lycée parisien en 2de, à 15 ans.
S’accrochant à un espoir fou, mes parents, qui n’avaient pourtant pas beaucoup d’argent, m’ont inscrit dans un établissement privé, à Sceaux [Hauts-de-Seine]. J’en suis parti aussi. En plein cours de maths, j’ai pensé que non, vraiment, cela ne servait à rien. Ce soir-là, en rentrant, j’ai dit à ma mère : « Ne me réveille pas demain matin, je n’irai plus au lycée. » Je n’y ai jamais remis les pieds.

Vous lâchez les études, mais pour faire quoi ?

Je n’en savais trop rien à l’époque. Se demandant comment j’allais gagner ma vie, mon père m’a présenté à un ami représentant en bijouterie fantaisie, et m’a dit : « Ça peut être intéressant comme métier, non ? » J’ai accompagné cet homme une journée et compris que ce n’était pas pour moi !

Instinctivement, j’imaginais qu’artiste ce ne devait pas être mal, parce qu’on est libre, on n’a pas de patron. J’ai d’abord eu envie de peindre. J’aime les impressionnistes, Van Gogh, Vlaminck… Je demande donc à ma mère un peu d’argent pour acheter de la peinture à l’huile, et je me mets à copier ces grands peintres. Mais je ne sais pas dessiner. Un jour, mon père me dit : « Tu veux être peintre ? Alors, fais-le sérieusement. » Et il m’inscrit à un cours de dessin. Pendant plusieurs semaines, on dessine des mains.

Puis, pour nous ouvrir à d’autres formes d’art, le prof nous demande d’apprendre une scène des Fourberies de Scapin, et de la jouer devant lui. A peu près au même moment, ma sœur, Evelyne, me propose de l’accompagner au cours d’art dramatique de Guy Kayat qu’elle suit en banlieue, à Malakoff [Hauts-de-Seine]. Je me rappelle encore un monologue de Corneille que j’ai appris par cœur : « Malgré notre surprise, et mon insuffisance/Je vous obéirai, seigneur, sans complaisance. » Le prof a eu une réaction positive : « Vous avez une bonne voix. » C’est ainsi que j’ai commencé à prendre goût à jouer des pièces, provoquer des émotions, des rires. C’était mon premier contact avec la scène, en quelque sorte. Quoique. A l’école, déjà, je faisais un peu le clown. Et en amont encore, il y avait autre chose.

Quoi donc ?

Tous les dimanches, on se réunissait avec mes grands-parents paternels pour le repas familial. On sortait le tourne-disque et on écoutait la musique de leur pays, la Hongrie. Ça pleure pas mal, le violon tzigane. Alors, déjà, je voyais les visages changer, je mesurais l’émotion prodigieuse déclenchée par la voix et la musique de ces gens déracinés.

Parallèlement, mes parents adoraient la chanson française. La radio était sans cesse allumée. Et un jour, mon père m’a emmené à un concert d’Edith Piaf. Le premier spectacle que j’aie jamais vu. Une étape importante. Le violon tzigane, Piaf, plus tard le blues : il y avait des déchirures communes.

Votre famille avait donc un goût pour la musique, la chanson…

Oui, très fort. A Budapest, mes grands-parents paternels s’étaient rencontrés sur une scène. Ils chantaient tous les deux dans la même opérette, en amateurs sans doute. Un jour, j’ai aussi trouvé une affiche portant le nom de mon père, leur fils donc, et j’ai compris qu’il avait un temps voulu devenir chanteur. Il m’a confirmé, bien des années après, avoir passé des auditions. Du côté de ma mère, mon grand-père Abraham était cantor : il chantait dans les synagogues. Et Dieu sait si j’ai entendu parler de lui…

Votre grand-père maternel était-il la référence familiale en matière de chant dans votre enfance ?

Pas seulement dans mon enfance ! Quand je suis devenu chanteur, ma mère ne ratait aucun de mes spectacles. Parfois sans même que je le sache. Après, dans ma loge, elle me disait de sa voix grave : « Michel, tu sais, tu chantes bien. Pas encore aussi bien que ton grand-père, mais tu chantes bien. » Lui, me racontait-elle, il avait une voix magnifique, les gens venaient de très loin pour l’écouter. Un jour, elle a fini par me lâcher que je chantais aussi bien que lui. Mais peut-être était-ce juste pour me faire plaisir.

Cette musique, si émouvante, constituait-elle l’une des rares traces d’un monde englouti ?
La guerre a durement touché ma famille maternelle, oui. Mes deux grands-parents étaient restés en Hongrie, dont ce cantor, Abraham Weiszberg, qui était aussi épicier. Dans le spectacle que je lui ai consacré il y a quelques années, je le représente juste avant qu’il n’entre dans la chambre à gaz. C’est un symbole. En réalité, je ne sais pas exactement comment il a disparu, ni sa femme, Rose, ni les deux plus jeunes enfants restés avec eux. Mais tous ont été déportés.

Leurs cinq autres enfants étaient venus en France avant la guerre, dont ma mère, qui avait 16 ans quand elle est arrivée. Ils espéraient un avenir meilleur. Et là aussi, la Shoah a frappé. Mes deux oncles ont été arrêtés par la police française et déportés. Au total, de ma famille maternelle, seules ma mère et une de mes tantes, Manci, ont survécu. Elles sont passées par miracle entre les mailles du filet. Manci a tenu un salon de coiffure où a aussi travaillé ma mère… Et où mon père, Oscar, est venu se faire coiffer. C’est comme cela qu’ils se sont connus. Mon père a d’ailleurs été coiffeur, lui aussi, avant de devenir représentant de commerce dans le vêtement, le schmattes comme on dit en yiddish.

Le fait d’être juif était-il important dans votre enfance ?

C’est compliqué. Je me suis toujours senti juif, mais je n’ai pas du tout été élevé dans la tradition. D’autant que le père de mon père était juif, mais pas sa mère. Donc officiellement, mon père n’était pas juif. A la maison, on ne célébrait ni Yom Kippour ni le shabbat, aucune fête, rien de rien.

Petit à petit, néanmoins, j’ai dû comprendre ce que c’était. Et que ça pouvait être dangereux. Un curieux mélange de fierté et de « faut peut-être pas le dire ». A l’école communale, un môme avait parlé en mal des juifs. Je me souviens encore de la phrase que je lui ai sortie : « Moi, je connais un juif et il est très sympa. » Sans parler directement de moi.

Aviez-vous la foi ?

J’ai toujours eu la foi. Mais une foi déconnectée de la religion. Enfant, par exemple, je priais pour qu’il y ait de la viande hachée et de la purée à midi. Et il y en a eu !

Après, j’ai cherché, beaucoup cherché. J’ai lu des bouquins, je suis parti en Inde trois ou quatre fois. Est-il possible qu’on arrive sur cette terre, qu’on vive quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans dans le meilleur des cas, et que l’histoire s’arrête là ? Que Dieu sauve les juifs d’Egypte et ne fasse rien contre la Shoah ? Tout cela n’est pas satisfaisant. Alors je m’interroge. Un rabbin m’a répondu : « Ici, on est à la frontière de ce qu’on peut comprendre. » Et un autre : « Si quelqu’un répond à ta question, c’est qu’il n’a rien compris ! »

Après la peinture puis le théâtre, comment êtes-vous devenu chanteur ?

J’ai très vite voulu être à la fois comédien et auteur-compositeur-interprète. Ecrire, notamment, m’attirait. Tout gamin, je me mettais dans la cuisine, je prenais des papiers, des stylos, et j’écrivais des poésies. J’appelais ça « le jeu du bureau ».

Et un jour, la musique m’a embarqué. L’époque s’y prêtait. Le rock était arrivé. J’avais eu un choc en entendant What’d I Say, de Ray Charles. Dans les HLM comme celui où j’habitais, les mômes créaient des groupes de rock sur chaque palier. Et moi aussi. Sans connaître le solfège. Avec les allocations familiales, ma mère m’a acheté un piano électrique.

Dans un café de la porte de Vanves [Paris 14e], j’ai trouvé un groupe qui cherchait un pianiste. A la première répétition, c’était coton. Le chanteur a dit : « On y va en do. » En quoi ? Un autre musicien m’a montré do-mi-sol sur mon clavier, j’ai mis mes doigts à la même place, appris deux ou trois accords, et tout a commencé comme ça. Un premier

groupe, Kenty et les Skylarks. Un deuxième avec un chanteur marocain, Vigon et les Lemons. Un troisième, le King Set, avec mon copain Alain Goldstein, avec qui j’avais des liens familiaux. Puis des premiers 45-tours chez [la maison de disques] AZ, assez frustrants.

Pour quelle raison ?

J’ai enregistré pour AZ n’importe quoi, sans maîtriser grand-chose. C’était une période de transition. D’ailleurs, sur mon premier 45-tours personnel, en 1968, je portais le nom de Michel Kingset, un entre-deux entre le nom du groupe en train de se dissoudre et le mien, que je n’osais pas encore affirmer. J’ai fini par fuir AZ, comme j’avais fui l’école à 15 ans. Pour être libre. Quand je suis passé chez Warner pour mon premier album, en 1974, j’ai donc posé deux conditions : être sur le label Atlantic, celui de Ray Charles, et devenir mon propre directeur artistique pour décider quelles chansons j’allais enregistrer, avec quels musiciens, dans quel studio, etc.

C’est à ce moment-là que j’ai commencé à travailler avec le parolier Jean-Claude Vannier. Une rencontre décisive. Il a notamment écrit Super nana sur mon premier album. Au moment du troisième, on s’est engueulés pour une bêtise, une phrase qu’il avait écrite, qu’il aimait et que je trouvais trop crue. On s’est fâchés. Mais même cela a joué un rôle positif. Alors que je n’avais écrit qu’un texte et une musique sur le premier album, puis seulement les musiques sur le deuxième, cette brouille m’a poussé à franchir une étape. Je me suis dit : si je veux être auteur-compositeur-interprète, c’est maintenant. Et j’ai tout signé, paroles et musique. Une vingtaine d’albums ont suivi. Et, depuis 1983, je suis aussi producteur de mes disques. La liberté, toujours.

Le succès est-il arrivé d’emblée ?

Oh là, non ! Il y en a eu, des premières parties. Pour Stone et Charden, Mireille Mathieu, Eddy Mitchell… En tant que pianiste, j’ai aussi accompagné Orlando, le frère de Dalida, notamment à Budapest. C’était l’apprentissage. J’ai appris à monter sur scène et à vaincre la peur, le grand ennemi. Je les remercie donc toutes, ces vedettes qui m’ont aidé. Merci à Vigon, qui m’a poussé à chanter une chanson avant son spectacle, la toute première chanson que j’ai interprétée sur scène, Hoochie Coochie Man, un blues créé par Muddy Waters.
Bien sûr, on a voulu me décourager. On me disait : il faut que tu fasses autre chose. Mais j’avais l’intime conviction que j’y arriverais. Cette fois-ci, je n’avais même pas besoin de prier : j’étais sûr et certain que le succès était au bout du chemin. Il a fini par arriver. En particulier avec La Boîte de jazz, chanson de l’année aux Victoires de la musique, en 1985. Et me voilà au Palais des sports pendant quinze jours…

Comment est venue votre deuxième carrière, celle de comédien ?

Vous voulez une date ? Le 25 décembre 1960. Je m’en souviens encore. J’ai 13 ans, et à la télévision je découvre Daniel Sorano dans Cyrano de Bergerac. Ça m’a donné une de ces gifles ! Puis j’ai pris mes premiers cours de théâtre, et ça ne s’est jamais arrêté. D’abord dans mes spectacles, avec les petits sketchs que je me suis toujours créés entre les chansons. Puis avec les deux pièces que j’ai écrites, Abraham et La vie est une tarte aux pommes. J’ai aussi joué dans des pièces de théâtre, des films comme Qu’est-ce qui fait courir David ?, d’Elie Chouraqui, des téléfilms.

J’adore tellement jouer la comédie… Jouer, comme quand j’étais enfant. En ce moment, je joue le père de François-Xavier Demaison dans le pilote d’une série pour TF1, Le Négociateur, tout en sortant un disque en hommage au blues et au rock’n’roll, et en tournant avec deux spectacles. Parfois, des gens dans la rue me disent : « C’était bien, mais on ne vous voit plus, on ne vous entend plus. » Je leur réponds : « Vous sortez de temps en temps ? » A 76 ans, je n’ai jamais autant travaillé qu’aujourd’hui !

Par Denis Cosnard

Source lemonde