Pour Delphine Horvilleur, le judaïsme désamorce les tensions identitaires

Abonnez-vous à la newsletter

Aux Grandes conférences catholiques ce lundi 13 mars, la rabbine française Delphine Horvilleur est revenue sur les questions de l’écoute, du dialogue, de la compréhension, des mots et du langage, alors que la question de l’identité fige, clive ou enflamme désormais si souvent nos débats. Elle offre à La Libre un passionnant petit cours de théologie pour souligner combien le judaïsme peut aider à désamorcer ces tensions identitaires.

Comment considère-t-on l’identité aujourd’hui ?

Comme beaucoup, je constate son omniprésence depuis quelques années dans nos débats, dans les mondes politiques et religieux. Nous sommes obsédés par notre définition identitaire, et nous appauvrissons cette définition. Elle devient très monolithique. Il fut un temps où on était plein de choses à la fois : gymnaste, gay et bulgare par exemple. Aujourd’hui, on a l’impression que beaucoup de gens ne sont plus qu’une seule chose, catho, gay, végan… qu’importe, mais exclusivement l’un ou l’autre. Et en plus de n’être qu’une chose, il n’y aurait de surcroît qu’une seule façon de l’être. C’est très appauvrissant. Notre obsession identitaire est devenue une assignation à résidence identitaire ; nous sommes presque esclaves des définitions figées et finies de nous-mêmes.

Comment expliquer cette évolution ?

Sans doute est-ce lié à une situation politique, à une angoisse de temps de crises. Les réseaux sociaux sont peut-être aussi le reflet de cette évolution, alors qu’ils créent des communautés où l’on doit s’exprimer en peu de signes. Tout cela fait que nous sommes pris en étau entre la pression qui vient des fondamentalistes religieux et des extrêmes politiques. L’extrême droite est obsédée par le fait que nous demeurions conformes à nos origines. Pour une certaine extrême gauche, notre identité serait, au choix, définie par une couleur de peau, une appartenance, les fautes ou la douleur de nos ancêtres. Puis on entend aussi résonner des idéologies hyperindividualistes pour lesquelles notre identité serait uniquement déterminée par notre désir, notre ressenti. On sait pourtant que c’est toujours plus complexe.

Quelle définition donner à l’identité alors ?

Notre identité, ce n’est ni simplement le lieu où nous sommes nés, ni notre ascendance, ni nos seuls désirs. Notre identité, c’est ce que l’on fait de notre naissance, de ce qui nous a été donné, de nos choix, de nos ratages et de nos loupés. C’est en ce sens que nos identités sont mouvantes et en chemin. En hébreu d’ailleurs, comme dans des langues sémitiques, le verbe être ne se conjugue pas au présent. On peut avoir été, on peut être en train de devenir, mais on n’est jamais.

Face à l’appauvrissement de la notion d’identité, vous rappelez que les juifs se sont toujours débrouillés pour que le judaïsme reste indéfinissable. Pourquoi ?

On ne sait pas exactement pourquoi, mais le fait est que le judaïsme a traversé l’histoire de façon surprenante. Alors que beaucoup de civilisations qu’il a croisées ont disparu, il a fait preuve d’une espèce de souplesse qui lui a permis de se réinventer. Je crois que l’on distingue là une stratégie de survie très particulière, une plasticité de la non-définition : le juif ne sait pas définir ce à quoi tient son judaïsme. Certains vont vous dire qu’on est juif parce qu’on a une mère juive, ou parce qu’on s’est converti, ou parce qu’on a un rapport particulier à la nation juive, à la mémoire ou à l’humour… On sait cependant très bien qu’aucune de ces définitions ne finit de dire ce qui définit le juif. J’aime Jacques Derrida qui écrivait que le judaïsme a quelque chose à voir avec une incapacité d’être complètement soi. Il y a en lui quelque chose qui relève d’une conscience d’altérité en soi. Amos Oz soulignait lui que l’on ne peut pas définir le judaïsme parce que seulement le prochain juif dira ce que c’est. Il y a avec lui une pensée de l’avenir qui engage une réinvention permanente de cette identité. La définition reste ouverte et on s’offre un futur par le fait qu’on n’a jamais fini de se définir, qu’il y a toujours une possibilité de réinvention de soi. Si j’aime évoquer cela, c’est parce que face à l’enfermement identitaire et morbide de nos sociétés, le judaïsme a une expérience à partager. Ceci dit, il est important d’ajouter que les juifs sont tout autant que les autres menacés par l’enfermement identitaire. Collectivement, ils ont la chance d’échapper à une définition, mais à titre individuel ils restent comme les autres.

Pourquoi le judaïsme refuse-t-il de prononcer le nom de Dieu ? Est-ce lié à cette construction identitaire ?

Cela participe en tout cas du refus des définitions. La pensée juive considère que nommer, c’est définir. Et définir, c’est finir. Le divin étant indéfinissable, transcendant, échappant à toute définition, il y a un problème mystique à nommer Dieu. Les rabbins vont donc trouver des stratagèmes des plus surprenants pour nommer sans nommer. On appelle par exemple Dieu “Le Nom” parce qu’on est incapable de prononcer son nom.

Vous savez par ailleurs que le judaïsme est obsédé par l’interprétation infinie. Tout texte, et a fortiori la Bible, doit pouvoir être réinterprété. Il faut se débrouiller pour que le sens du texte ne soit jamais fini. Que chacun puisse en dire quelque chose de nouveau, qu’il y ait constamment un renouvellement du sens pour que le texte ni la tradition ne meurent. Le judaïsme entretient donc un rapport particulier au langage et à la force des mots. Il est conscient que les mots peuvent créer ou détruire le monde, il veille constamment à les manipuler avec justesse. Je trouve que c’est intéressant de penser cela aujourd’hui.

Si elle est interprétable à l’infini, qu’est-ce que cela veut dire de la Bible ? Qu’elle ne dit rien de définitif ? Qu’on peut lui faire dire ce que l’on veut ? Tout y serait relatif ? Ou bien y a-t-il quand même une vérité, un noyau fondamental et intouchable ?

Si vous me demandez de prouver que la Bible est misogyne, je peux le faire. Si vous souhaitez y voir du féminisme, je peux aussi vous le montrer. Cela veut dire que la Bible nous invite à avoir une pensée complexe car, si nous ne pouvons l’instrumentaliser, elle engage constamment notre responsabilité. En réalité, la question que le texte pose à chaque lecteur c’est “que vas-tu faire de moi ? ” “Est-ce que je vais te mener vers le morbide ou vers la grandeur ? ”

Cela peut sembler paradoxal, mais d’un point de vue juif, le texte lui-même n’est jamais aussi important que les commentaires, la chaîne d’interprétations qui a été rédigée à son égard. Pour la pensée rabbinique, l’interprétation du texte prend toujours le pas sur la littéralité parce que les juifs croient que le texte peut dire plus qu’il ne veut dire. En ce sens, cela ne sert à rien de purement s’appuyer sur le texte, puisque ce qui est beaucoup plus intéressant, c’est de s’inscrire dans une chaîne interprétative. Nous sommes donc les héritiers des lectures qui nous ont précédés, et nous allons éventuellement en faire quelque chose d’inédit.

Finalement, cette exégèse illustre à sa manière la construction identitaire : “comment vais-je m’inscrire dans ce qui m’a précédé et, à partir de là, construire quelque chose de nouveau ? ”

Oui, et c’est une question clé pour notre époque. On assiste aujourd’hui à des conflits générationnels très puissants. À propos d’environnement, de féminisme… la “génération Z” conspue les “boomers” qui méprisent à leur tour la jeunesse. Nous devons donc travailler la question de l’héritage et de la transmission. Cette dernière passe toujours par la conscience de ce qu’on doit aux générations précédentes. On peut critiquer leur legs mais, pour exercer cette critique, il faut d’abord reconnaître ce que l’on a reçu, payer une reconnaissance de dette. Cela nous permettra d’entrer dans une gratitude critique.

Dans Reste un peu, le dernier film de Gad Elmaleh, vous dites que personne n’a trouvé la porte de sortie du judaïsme. Pourquoi ?

Si je reprends la définition donnée par Derrida, la judéité est une façon de ne pas être tout à fait soi, de ne jamais se sentir complètement à la maison. Il y a en effet dans l’héritage juif une conscience de l’altérité. Voilà donc tout le paradoxe : c’est précisément quand vous voulez sortir du judaïsme, parce que vous ne vous y sentez pas complètement chez vous, que vous l’êtes le plus. Une identité juive bien installée est donc en quelque sorte “suspecte”. C’est d’ailleurs une problématique très actuelle alors qu’un certain discours considère que le sionisme est une installation à la maison. Je considère plutôt que le nomadisme, qu’il soit géographique, spirituel ou mental est une assez bonne définition de l’identité juive.

S’il n’y a pas de porte de sortie du judaïsme, y a-t-il une porte d’entrée ?

Oui, car il y a une possibilité de se convertir. Mais si ceci n’est pas une évidence, c’est parce que nous nous demandons toujours pourquoi il faudrait se convertir. La pensée juive considère qu’il n’y a pas besoin d’être juif pour être quelqu’un de bien. Alors, pourquoi s’imposer la contrainte du judaïsme ? Si le judaïsme n’est pas prosélyte, ne cherche pas à faire grossir son groupe comme s’il détenait une vérité dont les autres seraient privés, c’est parce qu’il se considère comme un langage d’accès à la vérité, mais qu’il ne conçoit pas que l’accès à la vérité est impossible pour des gens qui parleraient un autre langage.

Ce décalage dans le judaïsme est-il ce qui fait la particularité de l’humour juif ?

L’humour juif, c’est le plus grand outil de théologie pour expliquer ce qu’est la pensée juive. Il repose sur trois principaux piliers. Il joue sur le langage, les jeux de mots avec l’idée que le langage peut vouloir dire autre chose, un au-delà de l’interprétation. Il est aussi dans l’autocritique. L’humour juif, c’est souvent de l’humour antisémite raconté par les juifs. C’est une façon de rire de soi et de rire de ce que l’on nous a reproché dans l’histoire. Et puis il convoque Dieu lui-même. Il le critique. Il est parfois féroce, moqueur à son encontre. Il interroge son absence dans les camps nazis. Quand je raconte de telles blagues devant un public non juif, je remarque qu’elles surprennent et choquent parfois. Pourtant, questionner la présence de Dieu, l’impuissance des mots à décrire le monde, interroger l’antisémitisme et les caricatures qui nous collent à la peau est typiquement juif.

Bosco d’Otreppe