Michel Houellebecq : « La mort, je m’en fous »

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L’écrivain s’est confié au «Monde» en exclusivité, peu avant la parution d’«Anéantir», son nouveau roman, le 7 janvier. Second volet d’une rencontre en deux parties.

Voilà trois heures que nous discutons de joies enfantines, d’histoires rêvées, d’élans poétiques, d’une littérature nourrie de bons sentiments et qui ferait taire les méchants… bref, l’ambiance est beaucoup plus gaie que prévu, jusqu’à ce que Michel Houellebecq s’étire comme un adolescent fourbu, allonge les jambes sur son lit, ménage un silence et me lance d’une voix presque fervente cet avertissement : « Oui mais il y a la mort. Thomas Bernhard l’a écrit, Pascal le dit plus brillamment, quand on pense à la mort tout le reste devient dérisoire. Cela fait un peu con de dire ça. L’amour reste un vrai sujet. La mort aussi. Prudence est à la hauteur, quoi. »

C’est vrai que Prudence fait face. De tous les personnages d’Anéantir, la femme de Paul est le plus vaillant, en tout cas ceui qui sait subvertir les déterminismes misérables, nommer les choses, donner du prix à la vie. Comme son mari, elle a fait l’ENA avant d’intégrer l’inspection des finances. Elle semble avoir renoncé à tout, aux sourires, à la tendresse, ne croisant plus Paul que par hasard dans ce que les deux colocataires nomment désormais « l’espace de vie » (un duplex très fonctionnel dans le quartier de Bercy, tout près du ministère). Chambres à part, réfrigérateurs séparés, solitudes juxtaposées…

L’aventure métaphysique

Mais tout n’est pas symétrique dans leur « désespoir standardisé ». Paul s’intéresse aux actes des terroristes qui menacent le ministre de l’économie, Bruno Juge, qu’il conseille et admire. Il suit également de près la campagne électorale entamée par le même Bruno, en tandem avec la vedette de télévision Benjamin Sarfaty, très populaire chez les ados, et que le président en place souhaite installer à l’Elysée. Ces deux aspects, qui font d’abord d’Anéantir un roman d’espionnage et un récit d’anticipation politique, Prudence les néglige totalement. Que le père de Paul, figure importante de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), désormais immobilisé dans un fauteuil roulant, détienne quelque secret susceptible d’éclairer les événements récents, ne la préoccupe pas davantage. Une seule question compte à ses yeux : Paul sera-t-il capable de se montrer enfin humain ? Saura-t-il rendre sa femme heureuse, escorter son père jusqu’à la mort ?

Après environ six cents pages, l’intrigue policière et politique passe donc au second plan pour laisser place à la seule aventure digne de ce nom, la métaphysique, comme si Prudence avait pris le dessus sur son créateur. « Souvent, l’auteur croit contrôler les personnages, mais les personnages imposent leur être à l’auteur, admet Houellebecq. On voit très bien ça dans Les Possédés, de Dostoïevski [1871-1872]. Il veut faire un livre contre le nihilisme et la gauche en Russie, il commence par décrire les conspirateurs comme des démons, mais, à un moment donné, ses personnages se mettent à manifester un pouvoir de séduction extraordinaire, et le livre se casse complètement la gueule, en tout cas d’un point de vue militant. Pour moi c’est la même chose. Si le livre bifurque comme ça à la fin, c’est parce que j’ai de plus en plus aimé le personnage de Prudence. »

A mesure qu’on progresse dans le texte, c’est un fait, Prudence relève la tête. On la découvre d’abord fragile, délaissée, vêtue d’un épais pyjama d’enfant, avec des lapins brodés sur la poitrine. En fin de parcours, c’est elle qui prendra la parole pour dire ce qu’il y a à dire, puisque même les médecins n’oseront plus. Entre-temps, on aura appris à reconnaître son courage, on l’aura vue briser les routines de l’indifférence, oser toucher Paul à nouveau : « Elle posa d’abord une main à la hauteur de sa taille, puis remonta vers sa poitrine. Il ne bougeait pas d’un centimètre. Elle eut alors des mouvements vagues, des sortes de soubresauts, et d’un seul coup elle le serra de toutes ses forces en émettant des bruits peu compréhensibles, Paul eut l’impression qu’elle pleurait. Elle portait toujours son pyjama d’enfant, au contact un peu pelucheux, nota-t-il involontairement. Elle desserra un peu son étreinte, elle le serrait quand même très fort mais ce n’était pas grave, il était bien. »

Cette poignante simplicité que peu d’écrivains sont capables d’atteindre

Je cite ces lignes d’Anéantir et j’ai tort. Car citer dix lignes rend rarement justice à un roman, surtout à un roman de Houellebecq. Celui-ci fait plus de 700 pages et, s’il se révèle si captivant, c’est qu’il installe, sur le long terme du grand livre, une mélodie émue qui vous enveloppe et vous transporte. Il est là, le génie de Houellebecq. Bien sûr, on pourra toujours saluer sa virtuosité, en particulier cette capacité à varier les registres, roman réaliste, conte philosophique, polar social, reportage ironique… Toutefois l’essentiel se trouve ailleurs, précisément dans ce que ses détracteurs lui reprochent : cette prétendue « absence de style » qui permet à Houellebecq d’être, en réalité, si présent à la littérature. Ses longues phrases produisent tout sauf une langue alambiquée, elles créent cette poignante simplicité que peu d’écrivains sont capables d’atteindre, et dont la vérité réside non pas dans telle ou telle prouesse technique, mais dans l’état physique où ces phrases nous mettent. C’est la seule chose qui compte. Or nous serons nombreux à être chamboulés par ce texte, à écorner telle page qui nous a fait hurler de rire, telle autre où les sanglots ont surgi. Que demander de plus ?

J’allais justement poser la question au moment où j’entends Houellebecq s’exclamer : « Bizarre, j’ai plus de cigarettes. Ah si ! Elles sont là ! Je me disais bien, c’était pas mon genre… C’est fou, cela fait quatre heures qu’on discute, et on n’a toujours pas parlé de Zemmour ! » C’est vrai. On peut toujours, mais y tient-il vraiment ? « Non », répond-il à mi-voix. Bon. Pendant qu’il ouvre un autre paquet, je reviens donc au paradoxe qui m’occupe : lui qui passe pour un écrivain désabusé, voire cynique, n’a pas son pareil pour susciter les élans du cœur. Ainsi Anéantir nous baigne-t-il dans un flot d’humour tendre et de compassion qui font de ce roman son livre le plus bouleversant. Ici, ses précisions nous ramènent une fois de plus à l’enfance : « Quand j’étais petit, j’ai lu Servitude humaine, de Somerset Maugham [1915], et les dernières pages m’ont plongé dans une transe de pleurs. De même, Les Aventures de Monsieur Pickwick, de Charles Dickens [1836-1837], ont provoqué les plus grands éclats de rire de ma vie. Alors ça fait un peu vieux con ce que je vais dire, mais ça a toujours été le but sous-jacent de mes romans : faire rire et pleurer. C’est exactement ce que je cherche à provoquer chez les gens. Et si je n’y arrive pas, je ne suis pas content. »

Un silence se glisse dans la discussion, le temps qu’un nouveau verre de blanc vienne soutenir une cigarette à bout de souffle, et l’écrivain s’enhardit : « Je peux dire un truc un peu théorique ? Un autre auteur dont je n’ai pas encore parlé, et ce n’est absolument pas normal, c’est Schopenhauer ! Schopenhauer [1788-1860] distingue trois catégories de tragédies. Celles où la situation tragique est créée par des circonstances exceptionnelles ; celles où elle est créée par des personnages d’une exceptionnelle méchanceté ; et enfin celles où ni les circonstances ni les personnages ne sont exceptionnels, mais où la tragédie est produite par la simple existence des choses. Une situation tragique qui suppose des personnages plutôt sympathiques, de bonne volonté, voilà ce qui lui paraît la forme suprême de tragédie. Et je suis entièrement d’accord ! »

Des personnes ordinairesHouellebecq en rencontre souvent au coin de la rue. Il leur pose des questions, les entend dire que leur existence n’a aucun intérêt, proteste que si, et c’est sincère. « Ça arrive souvent, maintenant que je suis célèbre. Car je suis célèbre », s’amuse-t-il. S’imprégner de ce que lui racontent les gens lui est essentiel, aucun de ses personnages n’est forgé à partir de sa seule expérience personnelle. A la page 77, il est écrit : « On n’arrive jamais à imaginer à quel point c’est peu de chose, en général, la vie des gens, on n’y arrive pas davantage quand on fait soi-même partie de ces “gens”, et c’est toujours le cas, plus ou moins. »

« Anéantir » est là pour en finir avec les regrets

Chaque être humain est pour lui-même une chose étrange, le plus grand sujet d’étonnement. Si je veux me connaître, il me faut les yeux des autres. J’étais là, bien tranquille, j’avais fait mon trou dans la société, m’agitant en tous sens pour oublier ma profonde vanité. Et voilà qu’autrui vient arracher mon masque, révéler la vérité nue : un parmi d’autres, je ne suis qu’un condamné en sursis. La mort est au poste de commandement, Pascal l’a montré et Houellebecq creuse le sillon. « Anéantir part sans doute d’un regret, remarque l’auteur. Avec La Carte et le Territoire [2010], j’avais voulu traiter de la mort dans la manière la plus habituelle dont elle se présente, quelqu’un tombe malade et meurt, je voulais vraiment parler de ça, de la mort de tout le monde, sans drame autre que la mort elle-même. Mais j’avais été à moitié satisfait. »

Anéantir est là pour en finir avec les regrets, pour donner à vivre cette expérience de l’intérieur, dans l’épaisseur du temps qui passe mais aussi de la liberté recouvrée, des retrouvailles inespérées. C’est l’horizon de la mort qui oblige Paul et Prudence à se retrouver, c’est encore elle qui permet à Paul de parler à son père, de prononcer les paroles cruciales mais toujours différées, de le rencontrer, in extremis. Revenu dans la maison familiale, il découvre ainsi qu’Edouard aimait les grands vins, et également qu’il lisait Joseph de Maistre (1753-1821), haute figure de la contre-révolution. « A la fin de sa vie, j’ai découvert que mon père était devenu royaliste, se souvient Houellebecq. D’ailleurs tout ce qui concerne les relations père-fils, dans ce livre, est très lié aux relations que j’ai eues avec lui. Je lui ressemble horriblement. Déjà, quand j’étais bébé on m’a dit, “C‘est sa photo !” Et effectivement, plus j’avance en âge plus je lui ressemble, il est probable que je mourrai un peu des mêmes trucs que lui, une histoire de vaisseaux sanguins, mourir ce n’est pas bien grave, mais c’est surtout qu’il y voyait de moins en moins, et moi aussi ça commence à baisser beaucoup. Voilà pourquoi, dans la nouvelle présentation de mes livres, j’ai tenu à ce que les caractères soient suffisamment grands ! »

Outre une couverture cartonnée et un papier au grammage renforcé, destinés à les empêcher de vieillir, les livres de Michel Houellebecq seront désormais dotés d’une tranchefile et d’un signet, en mode « Pléiade », comme si l’écrivain voulait préparer la suite, en tout cas une éventuelle postérité classique. A 65 ans, on est loin de la limite d’âge, n’est-ce pas un peu tôt pour tourner son regard vers la sortie ? « Je vais mourir, mais la mort je m’en fous, élude Houellebecq dans un sourire mi-blessé, mi-faraud. Je crois que c’est assez courant en fait. La peur de la mort est beaucoup moins répandue qu’on le dit, peut-être parce qu’on n’a plus aucun espoir d’une vie après la vie. On réagit juste avec une sorte de grimace écœurée, on a perdu en solennité… Pour Noël, des catholiques réactionnaires m’ont envoyé des messages disant qu’ils avaient prié pour moi, et en plus je pense que c’est vrai, c’est émouvant vous ne trouvez pas ? Il y a donc des gens qui s’intéressent à mon âme, je le prends comme un signe d’amitié très fort. Ils espèrent que je serai touché par la grâce. Mais est-ce que c’est vraiment de mon âge ? »

Ecoutant ces mots, je pense au récent livre d’Antoine Compagnon, La Vie derrière soi (Equateurs), qui fait de la fin, du renoncement et du deuil l’horizon de toute littérature. Chaque livre menace d’être le dernier, chaque fois rôde la question : « Peut-on cesser d’écrire ? » Houellebecq n’a pas encore lu ce bel essai, mais il a déjà sa réponse. Adossé à deux oreillers, les genoux bien redressés maintenant, l’écrivain repose son verre et conclut avec une moue enfantine, une vitalité désespérée : « Non, la question du dernier texte, je ne me la pose pas du tout. Celle du dernier roman, oui, parce que c’est quand même un effort spécifique, une épreuve physique, vivre longtemps aux côtés d’un personnage, à partir d’un certain âge peut-être que je n’en serai plus capable. Mais cesser complètement, je ne l’envisage pas, jusqu’au bout j’écrirai des poésies, ou même seulement des pages indignées contre l’euthanasie, jusqu’à mon lit de mort je griffonnerai des trucs. »

« Anéantir », de Michel Houellebecq, Flammarion, 730 p., 26 €, numérique 18 € (en librairie le 7 janvier).

Source lemonde