Bernard Tapie : «J’étais le roi de la fête»

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Son agression, la justice, le foot, la vie… L’homme au tempérament le plus combatif de France dit tout. Et, comme d’habitude, ne lâche rien.

Pendant plus d’un an, le rituel fut immuable : deux fois par mois, en milieu d’après-midi, nous nous présentions devant le 52 rue des Saints-Pères, à Paris. Le maître des lieux commande l’ouverture de la lourde porte cochère bordeaux qui marque l’entrée de l’hôtel de Cavoye. Il nous accueille en haut du perron, à droite de la cour pavée. Nous déposons nos affaires sur une banquette, sous le grand escalier qui mène aux chambres. Nous traversons les vastes salons tendus de velours et de soie qui longent un beau jardin, peu fleuri mais arboré. Devant une vaste cheminée, une table basse, sur laquelle est posé le roman de Franz-Olivier Giesbert Dernier Été, que lit son épouse, Dominique. Bernard Tapie s’installe dans l’un des trois confortables canapés, celui qui tourne le dos au jardin et fait face à la cour pavée. Nous prenons place à sa gauche et en face de lui. La théière est pleine, les tasses sont disposées, accompagnées de gâteaux secs et d’orangettes.

Commencent alors une à deux heures de conversation. Les juges et la justice forment l’incontournable et roboratif plat de résistance. Voilà plus d’un quart de siècle que l’homme d’affaires est aux prises avec toutes les juridictions du pays (commerciale, civile et pénale). Un combat homérique qui le tient en vie autant qu’il l’obsède et le ronge. La politique, le football, l’évolution d’une France qui le désole, Marseille, sa famille, François Mitterrand, ses débuts dans les affaires viennent également jalonner nos discussions. Et, bien entendu, sa santé. Nous avons été témoins de tous les moments d’espoir qui l’ont animé : le traitement miracle et quasi expérimental de l’hôpital de Louvain, en Belgique, la chimiothérapie ultraprécise de l’Institut Paoli-Calmettes à Marseille, les rendez-vous au centre Gustave-Roussy de Villejuif, ceux à Saint-Louis, où il avait été opéré début 2018 par l’équipe du Dr Émile Sarfati, ses conversations avec le Pr Jean-Philippe Spano, chef de service du département d’oncologie médicale, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris.

Le 25 novembre 2020, c’est dans ce salon que nous apprenons la mort de Diego Maradona. Au lendemain de la double perquisition à Saint-Tropez et dans son hôtel parisien ainsi que quarante-huit heures après le vol avec violences dont Dominique son épouse et lui-même ont été les victimes, l’ancien président de l’OM se dressera droit et combatif devant nous. Jamais, il ne se plaint des douleurs qui, pourtant, de plus en plus souvent, barrent son visage de rictus. Son énergie et son courage forcent le respect. Même fatigué, il ne tient pas en place. Il se lève fréquemment, s’approche de nous quand il nous sent dubitatif. De ses très longues heures de conversation nous extrayons cet entretien.

Le lundi 10 mai, Bernard Tapie et cinq coprévenus comparaîtront devant la cour d’appel de Paris pour quinze demi-journées d’audience réparties sur cinq semaines. Les juges réexamineront les chefs d’« escroquerie » et de « détournement de fonds publics » dans l’affaire de l’arbitrage rendu en 2008 pour tenter de mettre un terme au conflit qui oppose l’ancien ministre au Crédit lyonnais et au CDR dans la vente d’Adidas en février 1993. Déjà jugée par le tribunal correctionnel en 2019, cette affaire avait abouti à la relaxe complète de Bernard Tapie. Insatisfait du jugement et en dépit de l’état de santé de l’homme d’affaires, le parquet et le CDR ont fait appel. Ce rendez-vous judiciaire est capital pour lui. Il s’y rendra coûte que coûte et a même pris la décision de « suspendre » ses traitements afin de mobiliser toute son énergie dans un procès dont l’issue aura des répercussions sur les dizaines de procédures entamées contre lui.

Le Point : Comment allez-vous, Bernard Tapie ?

Bernard Tapie : Votre question me surprend… Je subis depuis des années un acharnement judiciaire sans précédent si j’en crois mes avocats, qui m’assurent n’avoir jamais assisté à un pareil scandale. Ajoutez à cela quatre ans d’un combat quotidien contre un cancer pour lequel on me donnait deux ans à deux ans et demi d’espérance de vie. Ajoutez enfin les événements avec violence dont ma femme et moi avons été les victimes il y a quinze jours. Il n’y a pas de surhomme, c’est très dur à vivre.

Avez-vous des séquelles des coups que vous avez reçus ?

Moi, je n’en ressens physiquement que très peu de choses. Et moralement encore moins. Au contraire de ma femme. Elle a été traînée par les cheveux de pièce en pièce, car les cambrioleurs voulaient qu’elle leur dise où étaient le coffre – nous n’en avons pas – et l’argent liquide (il n’y en avait pas). Ils l’ont rouée de coups pendant près d’une demi-heure. La pauvre en a perdu le sommeil. Elle va être obligée d’avoir recours à des traitements psychologiques. Et ça, je le vis très mal.

Vous n’avez pas l’air trop abattu…

Rétrospectivement, j’ai eu peur. Mon fils Laurent, sa femme et leurs deux gamins devaient venir dormir chez nous cette nuit-là. Le programme a changé. Le lundi de Pâques, j’ai réuni toute la famille. Je leur ai dit : « Tout cela est arrivé un week-end pascal. C’est un signe. Ce sont les clous de ma croix. Et je veux croire que, le 10 mai, ce sera ma résurrection ! »

Dans quel état d’esprit êtes-vous à trois semaines du début de ce procès en appel ?

À la fois optimiste quant à mes chances d’y assister, ce qui était loin d’être le cas à l’automne dernier quand la cour a décidé d’en reporter la tenue. Pour le reste, il s’agit d’un procès pénal et j’ai découvert à cette occasion la différence avec un procès civil. Au pénal, on comparaît plusieurs semaines dans une procédure publique à laquelle assistent des chroniqueurs de justice. Chacun s’exprime, la défense, les procureurs et les magistrats qui posent les questions. Les mêmes journalistes, qui pendant des années m’ont décrit comme un escroc qui a volé le Crédit lyonnais, ont félicité Mme Christine Mée [présidente du tribunal, NDLR] de la relaxe qu’elle m’a accordée avec des attendus sans équivoque sur qui étaient les voleurs et qui étaient les volés.

C’est-à-dire ?

La preuve a été faite que le Crédit lyonnais a acheté Adidas 2,085 milliards de francs pour le revendre le lendemain 4,4 milliards à Robert Louis-Dreyfus et à des sociétés offshore qui appartenaient à la banque, pour finir deux ans et demi plus tard par entrer en Bourse pour 11 milliards de francs. Le témoignage du patron d’Adidas, qui a reconnu que ma stratégie pour redresser l’entreprise était la bonne, et celui du président de l’époque de Reebok qui souhaitait faire une offre de rachat mais n’a jamais été reçu par Gilberte Beaux, alors directrice générale, ont également été retenus. Ainsi que la déclaration de Pierre Mazeaud, ancien président du Conseil constitutionnel dont la compétence et la morale sont incontestables, l’un des trois arbitres qui répète que lui et ses deux autres collègues rendraient aujourd’hui le même arbitrage que celui de 2008…

Voilà plus de vingt-cinq ans que vous fréquentez assidûment les prétoires. Que vous inspire la justice d’aujourd’hui ?

À trois semaines de mon prochain procès, je réserve le droit de répondre quand je pourrai le faire sans que cela passe pour une forme de chantage, de menace ou de pression. Soyez sûrs que quelle que soit l’issue de cette décision en appel, je le ferai. Et je n’oublierai rien… Surtout pas le nom de ceux qui ont participé à cette mascarade.

À qui pensez-vous ?

Je vous donne un exemple. En 1994, je suis candidat à la mairie de Marseille et grand favori dans les sondages. Il n’y a qu’un seul moyen pour m’empêcher de battre Jean-Claude Gaudin : me rendre inéligible. Pierre Méhaignerie, garde des Sceaux, profitant d’un différend entre le Crédit lyonnais, dirigé par M. Peyrelevade, et quelques-unes de mes sociétés, réclame lors d’une conférence de presse que je sois placé en liquidation de biens, entraînant automatiquement l’inéligibilité. Une semaine plus tard, Michel Rouger, président du tribunal de commerce de Paris, déclare ma liquidation par extension de sociétés qui ne l’étaient pas encore. Une monstruosité juridique qui finira par être annulée sept ans plus tard, lorsque la justice admettra la fin de la liquidation de ces entreprises en question. Mais, entre-temps, le mal était fait. Je comprendrai très vite la motivation et la récompense de M. Rouger, qui sera quelques semaines plus tard nommé président du CDR, la structure publique chargée de gérer et de liquider le passif du Crédit lyonnais, par Alain Madelin, alors ministre de l’Économie. Pendant plusieurs mois, il sera à la fois patron du CDR et président du tribunal de commerce, une double casquette bien commode.

Quelle opinion avez-vous des juges ?

La grande majorité ont fait des études longues et difficiles qui pouvaient les mener à devenir avocat, expert ou directeur de département juridique dans de grands groupes. Ils auraient alors moins travaillé en étant mieux payés ! La plupart exercent donc fort bien leur boulot. Deux catégories de juges échappent malheureusement à cette grande famille. Il y a ceux qui ne parviennent pas à se défaire de ce qui est essentiel quand on exerce cette mission : l’indépendance d’esprit, qui est plus importante que l’indépendance professionnelle. Arriver à se sortir de sa morale, de ses valeurs personnelles, de sa conviction intime est très difficile mais indispensable pour rendre une justice impartiale et incontestable. La seconde catégorie recouvre les juges qui espèrent de la promotion, car ils font ce qu’on attend d’eux ou plutôt ce qu’ils pensent qu’on attend d’eux… Je reconnais néanmoins que de plus en plus de magistrats sont allergiques à cette attitude de leur hiérarchie.

Sentez-vous un acharnement particulier des juges à votre encontre ?

Oui, sans aucun doute. Mais je veux souligner le comportement humain de quelques-uns qui m’ont surpris. En 2013, le juge Serge Tournaire a tout fait pour se convaincre que j’étais coupable. Il n’écoutait aucun de mes arguments et regardait à peine les preuves qu’on lui apportait. Je pense qu’il visait Nicolas Sarkozy et pensait que mon dossier le rapprocherait de l’ancien président. Je n’étais qu’un prétexte dans son obsession anti-Sarko, mais je suis obligé de reconnaître qu’il était capable d’être un homme de cœur.

Un homme de cœur ?

Il me place quatre jours et quatre nuits en garde à vue. Mais il a l’intelligence et l’honnêteté de faire trois choses. Mon avocat Maurice Lantourne et moi-même étions mis en examen avec un contrôle judiciaire qui devait nous empêcher de nous voir. Or Lantourne était la mémoire vivante de mes déboires judiciaires. À la demande de mon autre avocat, Hervé Temime, Tournaire a accepté que nous continuions de nous voir et de nous parler. Deuxièmement, alors que ce même juge a bloqué une centaine de millions sur mes comptes, je lui explique que je me suis engagé auprès du groupe de presse Nice-Matin, Var-Matin, La Provence à investir au moins 20 millions d’euros pour conserver des emplois et relancer l’activité. Il a accepté de débloquer les fonds et de sauver ainsi plus de 1 800 emplois. Enfin, le même juge, dans la même procédure, voulait mettre ma femme en examen pour fraude fiscale. Je lui ai demandé d’y renoncer. « Elle n’a rien fait. Ma femme ne mérite pas un tel traitement. Et elle n’a jamais rempli une déclaration d’impôts de sa vie. » Finalement, il ne mettra pas Dominique en examen.

La France semble exaspérée, au bord de se déchirer. À qui la faute ?

Cela ne remonte pas à la semaine dernière, ni même au début du Covid ou à l’épisode des Gilets jaunes. La plupart des Français ont du mal à admettre, à juste titre, que des situations inacceptables ne sont pas le résultat d’une malveillance mais simplement de l’ordre insupportable mais naturel des choses. Un exemple : nous traversons une crise terrible, 8,6 millions de Français vivent sous le seuil de pauvreté et, dans le même temps, le pays compte deux milliardaires de plus cette année, tandis que la fortune globale des très riches a augmenté de plus de 40 %. Or, ceux-ci n’y sont pour rien ! Les circonstances viennent de créer une épargne énorme (110 milliards d’euros l’année dernière, dit la Banque de France), qui, n’étant plus rémunérée, car les taux d’intérêt sont devenus négatifs, a été investie en Bourse. Cette envolée des actions a créé une bulle spéculative qui n’est que temporaire, mais a encore accéléré les inégalités. Cela a exacerbé à juste titre les jalousies et les rancœurs dans notre pays, en rendant les gens fous de rage. Il aurait fallu un minimum de pédagogie pour expliquer cette situation paradoxale et insupportable. Ces riches ne se sont finalement pas enrichis sur le dos des pauvres car, dès que nous sortirons de la crise, ils retrouveront à coup sûr leur niveau de fortune d’avant.

Que faut-il faire ?

Adopter une politique que je défends depuis que je suis entré dans la vie active : la participation ! L’un de mes premiers associés, Marcel Loichot, polytechnicien et fondateur de la Sema, l’avait soufflée au général de Gaulle. Celui-ci en avait immédiatement compris l’importance. Mais aucun de ses successeurs ne l’a suivi. C’est difficile de passer toute sa vie à travailler dans une entreprise sans que celle-ci, à aucun moment, ne vous récompense pour votre fidélité, votre ancienneté ou son succès. Il faut reconnaître des vertus à l’ancienneté et à la compétence. J’étais certain qu’Emmanuel Macron avait compris cela, malheureusement, la pandémie… On verra si le prochain président de la République, une fois la crise derrière nous, saura mettre en place ce système.

Emmanuel Macron est-il un bon président ?

Nous verrons dans quelques mois quand sonnera l’heure du bilan. Mais le critiquer systématiquement sur tout est dangereux et irresponsable. Qu’on arrête de faire tous les jours à la télévision des élections présidentielles anticipées ! La pandémie de Covid est une aventure nouvelle qui n’a pas eu d’équivalent et sur laquelle il faut tout inventer. J’ai 7 000 heures de vol comme commandant de bord. Quand une alarme retentit dans le cockpit, presque simultanément, on vous explique ce qu’il faut faire pour reprendre le contrôle. Mais quand cette alarme n’a jamais été traitée ou documentée, parce qu’elle n’a jamais existé, il faut improviser. Le bon pilote arrivera à poser l’avion, le mauvais enverra tout le monde à la mort. Il est trop tôt pour dire quel pilote est Emmanuel Macron. Mais à ce stade, je reconnais au président d’avoir entraîné l’Europe vers un plan de relance qui profite à tous. Jusqu’ici, on n’avait jamais réussi à le faire. On le lui doit. Il est le premier président français à avoir impliqué l’Europe dans un plan aussi bénéfique à tous les États membres. C’est un miracle et je vous le dis en tant qu’ancien député européen.

Êtes-vous toujours aussi convaincu des bienfaits de l’Europe ?

Plus que jamais ! Et le plan voté par les Vingt-Sept va encore la renforcer. Je pense même qu’il s’agit de la première pierre d’une future et grande union comme ont su le faire les États-Unis d’Amérique : un peu plus de reconnaissance dans l’identification de chacun des États et un peu plus de maturité dans la gestion de l’ensemble. On ne fera jamais d’un Autrichien un Espagnol ni d’un Italien un Allemand, pas plus que d’un Texan un Bostonien. Mais il faut parvenir aux États-Unis d’Europe.

Que reprochez-vous à Emmanuel Macron ?

Ce que je lui reproche ? C’est que même si les magistrats, les procureurs et le garde des Sceaux sont libres, et qu’il faut les laisser libres, un président de la République ne peut néanmoins pas laisser faire certaines choses.

Incitez-vous le président à intervenir dans la bonne marche de la justice ?

Sûrement pas ! Toute intervention serait une erreur et tournerait à l’échec pour lui comme pour les justiciables concernés. Mais laisser les avocats du CDR, qui est une entité publique, aller contre les intérêts de l’État et du contribuable dans leur simple volonté de faire durer le plaisir, les honoraires et de me tuer juridiquement, économiquement et pas que… Notamment en encaissant des dizaines de millions d’euros d’honoraires depuis vingt-cinq ans pour des actes de justice inutiles, coûteux, contre-productifs et qui, in fine, ralentissent le remboursement de mes dettes. C’est une honte qui ne passe pas inaperçue. Emmanuel Macron ne peut pas ignorer ces abus, car j’en ai informé personnellement et par écrit Bruno Le Maire. L’exemplarité de l’État poussera le peuple à devenir exemplaire. Pas le contraire. Le modèle doit venir d’en haut.

Emmanuel Macron veut supprimer l’ENA. A-t-il raison ?

Oui et non. La bonne idée serait de changer les modes de recrutement et de fonctionnement de l’École nationale d’administration (ENA). Nous avons deux cerveaux : celui de l’acquis et celui de l’inné, qui englobe l’imagination, la créativité, la sensibilité et le vécu. Plus on consacre du temps à l’un, moins on en réserve à l’autre. Or, en France, on a trop tendance à donner le pouvoir à l’acquis, c’est-à-dire à ceux qui ont appris. L’ENA en est le meilleur exemple. Elle devrait organiser deux concours d’entrée parallèles, l’un fondé sur l’acquis, comme aujourd’hui, et l’autre, sur l’inné. Le principe des quotas n’est pas pertinent. Il ne prend pas en compte ceux qui, par ce qu’ils ont vécu et affronté, sont capables d’apporter des réponses concrètes et originales aux défis et aux problèmes qui se posent à la France. C’est le meilleur moyen pour que toutes les catégories de la population aient accès à cette école.
Aujourd’hui, vous n’êtes plus crédible quand vous parlez à des gens qui ne sont pas de votre catégorie de naissance. Cela vous ôte une grande part de légitimité. Vos interlocuteurs vous répliquent que vous ne les comprenez pas et que vous n’êtes pas des leurs. Si je ne souffrais pas moi-même d’un cancer, mes encouragements ou mes conseils ne seraient pas audibles pour ceux qui en souffrent. Depuis quatre ans, je me sens autorisé à bousculer les cancéreux, à leur dire de se bouger, de ne plus prendre l’ascenseur pour monter deux étages, de marcher, de faire ne serait-ce que trois pompes chaque jour, de ne pas penser que leur vie est finie… Mes propos les mettraient en colère si je n’étais pas cancéreux moi-même !

Macron vous semble-t-il illégitime dans ce qu’il demande aux Français ?

Il y a trois ans, j’ai dit à mon petit-fils de se décarcasser pour trouver un boulot, d’aller voir les commerçants boulevard Saint-Germain, de faire des démarches, du porte-à-porte à côté de chez nous. Il m’a écouté et il s’est fait embaucher par Fusalp, à deux minutes d’ici. Quand Macron dit la même chose à quelqu’un qui cherche un emploi – ce qu’il a fait –, en lui expliquant qu’il n’a qu’à traverser la rue, il n’est pas audible. Il s’est fait insulter, à tort, n’étant pas légitime à le faire aux yeux des gens concernés.

La France a donc encore besoin d’énarques…

Oui, mais je suis beaucoup plus optimiste au sujet de ceux qui sauront développer leur imaginaire, leur curiosité, leur enthousiasme et leur vécu qu’au sujet des autres. Dans dix ans, l’intelligence artificielle aura remplacé tout ce que savent les énarques, qui ne pourront plus valoriser ces compétences. En revanche, il est urgent de mettre dans les ministères des gens compétents, qui connaissent les dossiers et les situations. Il ne viendrait pas à l’esprit d’un chef d’entreprise d’embaucher comme chef comptable une personne qui n’a pas fait d’études de comptabilité. Or c’est ce qui se passe souvent dans les ministères et c’est d’un ridicule sans nom ! Quand Jean-Louis Borloo ou moi avons été ministre de la Ville, nous savions de quoi nous parlions et cela s’est vu !

Diriez-vous que la France est un pays qui n’aime pas ceux qui réussissent ?

Pas du tout. Je suis même convaincu du contraire. Tout en bas, on n’est pas jaloux comme certains le pensent ! Les gens qui connaissaient vraiment ma vie me disaient : « Mon vieux, je te plains, je ne t’envie pas. » Ceux qui sont arrivés en haut de l’échelle par les études, l’héritage ou leurs propres mérites ne sont pas jaloux non plus. Mais entre les deux, il y a une petite couche redoutable. Ils aiment la gloire, ils veulent la fortune et rêvent du pouvoir mais ne disposent d’aucun des trois. Cela anime leurs passions tristes et leurs rancœurs. D’ailleurs, certains journalistes sont malheureusement victimes de ce syndrome. En effet, ils fréquentent à longueur d’année des gens qui ont parfois le pouvoir, parfois la gloire, parfois la fortune et parfois les trois à la fois. Alors qu’eux-mêmes n’ont rien de tout cela, ce qui déclenche une forme d’aigreur chez certains d’entre eux. Le journaliste qui monte dans la hiérarchie de son entreprise, ou qui est une star de la télé, ou qui est simplement heureux de faire ce qu’il fait ne vivra pas ce même malaise. Du toute façon, si vous n’êtes pas heureux dans votre peau et dans votre vie, vous serez toujours jaloux des autres quels qu’ils soient.

Pourquoi les Français sont-ils à ce point pessimistes ?

Voilà quelque chose de terrible. On est complexés sans avoir de raison de l’être. Que le pays qui a inventé l’automobile, le téléphone, l’avion et même le Club Med semble à ce point en colère contre lui-même me chagrine. Dans notre vieille civilisation judéo-chrétienne, certains ont compris que le bonheur était interdit. Il n’y a rien de plus faux ! C’est une erreur de croire que pour vivre heureux il faut vivre caché. Je n’ai pas cette philosophie-là. Malheureusement, avec le temps, une valeur utile et valorisante, « avoir de l’ambition », est devenue un gros mot. Avoir de l’ambition, c’est décrocher le prix Nobel de littérature ou découvrir le vaccin contre la tuberculose, mais aussi obtenir son CAP d’ajusteur ou être capable de restaurer un meuble ou une antiquité. L’ambition, ce n’est pas gagner du pognon ou avoir du pouvoir ! Ce n’est rien d’autre que gérer au mieux pour soi et pour les autres ce que la nature vous a donné comme qualités. Chaque être humain est doué pour quelque chose. La difficulté est de trouver pour quoi. Cela peut prendre une vie, mais il faut essayer.

Qu’est-ce que réussir sa vie, selon vous ?

J’avais été très frappé lors d’une conférence que j’avais donnée avec Anne Sinclair au Cnit de la Défense. Des milliers de gens s’étaient déplacés. La première question posée fut : « J’ai compris, Bernard. Dans la vie, il y a les meneurs et les menés. Comme toi, j’ai choisi, je serai un meneur. » Le ciel m’est tombé sur la tête. J’étais effondré. Le lendemain, j’ai commencé l’écriture de mon livre Gagner (Robert Laffont) pour préciser les choses. On n’a pas « gagné » parce qu’on est un meneur, c’est idiot ! Tu as gagné si tu réussis à être heureux dans la vie et à essayer de rendre ceux qui sont autour de toi le plus heureux possible. C’est comme cela que l’on réussit sa vie.

Vous reconnaissez-vous des fautes, des erreurs ?

Des erreurs, il n’y a que ceux qui ne font rien qui n’en commettent pas. Des fautes, sans doute, mais, si je devais refaire ma vie, je ne changerais rien ! Il n’y a rien que je ne referais pas. Y compris la politique. L’autre jour, mon fils Laurent m’a dit : « Tu as vu, papa, Adidas vaut 55 milliards à la Bourse. » « Et alors ? » lui ai-je répondu ? Et lui d’enchaîner : « Quand même… » Eh bien, non, tu vois, Laurent, je revendrais quand même Adidas pour devenir ministre de la Ville. Même si ça n’a pas duré longtemps. Jouer avec Lelouch, faire de la télé, du théâtre, faire des dîners conférences, gagner le Tour de France avec Hinault ou la Ligue des champions, battre le record de la traversée de l’Atlantique, ou participer au redressement et au sauvetage du groupe de presse La Provence… Ma vie a été un bonheur continu et je ne suis pas certain qu’être patron d’Adidas pendant vingt-cinq ans m’aurait plu autant.

À 20 ans, espériez-vous devenir l’homme que vous êtes aujourd’hui ?

T’es fou ! Bien sûr que non. Mes parents étaient fabuleux et notre inconfort de vie ne me rendait pas malheureux. Mon modèle de vie était celui du prolétariat, accompagné de sport et de musique. Tous les jours, je pratiquais la natation, le handball, la gymnastique et le violon ! J’ai même remporté un premier accessit au concours Nérini. Quand j’étais écolier, mes profs et les directeurs des écoles que je fréquentais m’avaient trouvé tellement acteur, chanteur et amuseur qu’à chaque remise des prix de fin d’année chaque classe voulait que je participe au petit spectacle qu’elle donnait. Il m’arrivait de me produire une dizaine de fois. J’étais le roi de la fête !

Qu’a-t-on dit de plus faux sur vous ?

Que j’étais un casseur d’entreprises, que j’ai détruit des emplois et que je me suis enrichi sur le dos des salariés des sociétés que j’ai achetées. Pendant des années, on a dit que j’avais détruit Manufrance et mis au chômage 2 200 employés. Or je n’ai jamais acheté Manufrance, mais la légende a continué de prospérer. Je ne me suis jamais versé de salaire ni de dividendes dans aucune des sociétés que j’ai possédées. Je me suis rémunéré avec la plus-value à la revente. Quand j’ai été ministre, j’ai acheté une Renault pour qu’elle devienne ma voiture de fonction, refusant que celle-ci soit payée par le contribuable. J’ai défendu à mon chauffeur que l’essence soit payée par l’État. C’est moi qui l’ai toujours réglée ! Quand on me présente la première enveloppe des fonds secrets, je demande à mon chef de cabinet de ne plus jamais me les donner et de faire la distribution comme il l’entend mais sans que je le sache. Aujourd’hui, je m’en fous complètement ! Quant à mes cachets reçus par la télévision, par exemple pour Ambitions, je les ai versés à l’abbé Pierre.

Pensez-vous que l’image que les Français ont de vous a changé ces dernières années ?

Non. C’est ce qu’on dit à propos de mon image qui a changé. Maintenant, on s’autorise à dire le bien que beaucoup ont souvent pensé de moi sans l’avoir exprimé. C’est très différent ! Quand je fais ma première entrée en scène dans Ambitions, je dis au public : « Vous avez la capacité, vous pouvez devenir ce que vous avez envie d’être, croyez en vous ! » Ce discours a marqué les gens plus que les articles qui expliquaient que j’étais un profiteur ou un casseur d’entreprises. Je sais que toute une génération d’entrepreneurs est née de ces cinq émissions. Certains ont eu la gentillesse de le dire publiquement. Tu ne sais pas le nombre de milliers de personnes en France qui sont dans ce cas-là. Des milliers. J’étais le premier à leur dire : « C’est possible. » J’ai donné jusqu’à 50 conférences par an dans les écoles pour motiver les étudiants et leur dire que tous quels qu’ils soient pouvaient y arriver !

Savez-vous ce que sont devenues les personnes que vous avez aidées lors des cinq numéros d’« Ambitions » ?

Autant que j’ai pu, j’ai suivi leur parcours. Elie Mouyal, par exemple, un jeune Marocain, a fait l’émission en 1986. Il venait d’achever ses études d’architecte en France et voulait construire ici des maisons traditionnelles en terre. Il a donc sollicité mes conseils. Je l’ai incité à construire ses maisons au Maroc, car je doutais des débouchés en France. L’année suivante, il a ouvert son agence à Marrakech. Aujourd’hui, il est l’un des architectes les plus actifs là-bas. Il a reçu de nombreux prix internationaux et compte parmi ses clients les Européens qui s’installent dans le royaume, ainsi que le roi lui-même. Aider quelqu’un, c’est lui permettre de se réaliser là où il est le meilleur, pas le pousser à être sous-payé sur un chantier. Si Mouyal était resté en France, nos architectes lui seraient tombés dessus. Chez lui, il est devenu le chef de file de sa profession.

Et ceux qui ont fréquenté les bancs de l’école de commerce de Bernard Tapie ?

Je n’ai pas voulu qu’il y ait d’association des anciens élèves de Bernard Tapie ! En huit ans, 9 600 élèves qui étaient sans formation et au chômage sont sortis de mon école avec un diplôme et un travail. Récemment, un ancien m’a appelé pour me dire qu’il venait de fêter son premier milliard à la Bourse de New York. J’en ai été évidemment très ému.

Êtes-vous vacciné ?

Bien sûr ! Mon état de santé m’a incité à le faire. Le discours des antivaccins m’exaspère. De tout temps, des personnels de santé ont choisi la voie des médecines parallèles, naturelles ou alternatives. J’en suis moi-même un fervent utilisateur. Par exemple, pour calmer des effets secondaires de mes traitements contre le cancer, je vais voir Nadia Volf, une acupunctrice exceptionnelle qui, en quelques séances, me fait du bien. Mais on n’en est plus là ! Si tout le monde raisonne comme ces obscurantistes opposés aux vaccins, on n’atteindra jamais l’immunité collective. Chaque personne est un maillon d’une grande chaîne. Ceux qui refusent participent de la mise en danger d’autrui. C’est de la folie. Arguer de 18 cas de thromboses en face de 5 millions de vaccins réussis pour justifier de refuser de se faire piquer est irresponsable. Il faut être cinglé !

Que diriez-vous aux Français pour les convaincre de se faire vacciner ?

Si Dieu me prête vie, je passerai cette vie à dire aux gens : « Vaccinez-vous, vaccinez-vous ! Tous. » C’est un combat d’équipe, ce n’est pas un combat individuel, où on a le droit de faire un bras d’honneur à la science. Avec un peu d’humour, je dirais qu’il faut attraper les récalcitrants et les vacciner de force. [Il éclate de rire]. En tout cas, je n’en suis pas loin. Il faudrait également que les patrons de chaînes n’ouvrent plus leurs antennes à ces catastrophistes qui continuent d’affoler les foules dès qu’il y a une suspicion de thrombose chez un vacciné. Arrêtons de faire du spectacle sur ce sujet ! Si tous les jours on montrait et commentait le nombre d’accidents de vélo ou de deux-roues, on découragerait le monde entier d’en faire !

Que vous ont appris votre cancer et vos séjours dans les hôpitaux ?

Qu’en France nous avons beaucoup de chance. Les médecins et le personnel soignant ne sont vraiment pas récompensés à la hauteur des efforts qu’ils fournissent. Je ne connais pas d’autre métier comme celui-ci. Je me souviens d’un rendez-vous l’année dernière avec les patrons de la recherche de l’Institut Gustave-Roussy. On cherchait désespérément un traitement efficace contre mes tumeurs. On avait besoin de l’autorisation du laboratoire américain qu’ils avaient trouvé pour tenter un traitement de la dernière chance. Tant qu’ils n’avaient pas obtenu l’autorisation de l’utiliser pour l’ensemble des malades auxquels il pouvait être utile, et pas seulement pour moi, ils n’ont pas accepté de me le donner. Il ne peut pas y avoir de médecine à deux vitesses. On ne les fera pas déroger à cette morale essentielle. Ici aussi, c’est le collectif au service du particulier.

En rachetant La Vie claire, aviez-vous deviné l’engouement des Français pour la nourriture saine et bio ?

Oui, c’était évident, et ça l’est encore. Il ne faut plus utiliser tous les poisons dont on se sert pour se nourrir. Que ce soit pour l’agriculture ou pour la fabrication des parfums. Avez-vous conscience qu’on va finir par tuer l’existence sur terre ? Qu’on va s’autodétruire en s’accordant des prérogatives et des autorisations comportementales inouïes. Dans le Var, les sangliers s’installent dans les jardins des propriétés ; à San Francisco, ce sont les lynx qui envahissent les rues. Tout simplement parce qu’on les déloge de leurs habitats naturels et qu’ils doivent bien se rapatrier ailleurs, souvent en nous transmettant leurs maladies.

Qu’avez-vous ressenti quand votre ancien bateau, le « Phocéa », a coulé en février dernier au large de la Malaisie ?

Comme un coup de poignard dans le cœur ! J’ai revu toute mon histoire avec lui. Quand je suis monté à bord la première fois, il était entièrement rouillé, les seringues qu’Alain Colas avait utilisées pour supporter la douleur quand il s’était fait arracher le pied étaient encore dans sa cabine. Je me suis tout de suite dit que ce navire ne pouvait pas mourir. Immédiatement a germé en moi l’idée qu’il fallait en faire un bateau de croisière, qui devait rester un fabuleux bateau de course capable de battre un record afin de rendre hommage à son précédent propriétaire. Nous l’avons entièrement reconstruit dans un chantier français grâce à des techniques novatrices, notamment en remplaçant l’acier par de l’aluminium pour qu’il conserve son poids d’origine. Pendant ces trente dernières années, le Phocéa fut le seul bateau de plus de 70 mètres immatriculé en France, attaché à un port français et dont l’équipage était français, avec des contrats de travail français. Et un drapeau bleu blanc rouge.

C’est une partie de vous qui a coulé ce jour-là ?

Vous savez ce que j’ai fait ? Venez. [Il se lève et nous entraîne dans la pièce voisine, où trône une réplique du Phocéa sur une cheminée]. Elle dormait à la cave depuis des années, je l’ai fait remonter et nettoyer pour l’avoir tous les jours sous les yeux. C’était la maquette que nous avions fabriquée et qui montre ce que le bateau allait devenir et est devenu.

Le PSG a-t-il une chance cette année de devenir le deuxième club français à remporter une Ligue des champions ?

Je ne comprends pas qu’il ne le soit pas déjà ! Cela fait deux ans que le Paris Saint-Germain a la meilleure équipe d’Europe. Les dirigeants doivent comprendre que le football est un sport collectif et non pas un sport individuel qui se joue à plusieurs. Je leur souhaite d’être champions cette année. Et je dis à l’avance aux supporteurs de Marseille qu’il ne faut pas être fiers d’être le seul club français à avoir gagné la coupe d’Europe, mais qu’il faut être fiers d’être à jamais les premiers à l’avoir réussi !

FOG-Tapie, le combat des chefs

Témoin presque au jour le jour de sa lutte contre le cancer, Franz-Olivier Giesbert a confessé Bernard Tapie pendant plus de quatre ans. Le journaliste publiera le 10 juin aux Presses de la Cité Bernard Tapie. Leçons de vie, de mort et d’amour, un dialogue sans concession sur le parcours, les provocations et les aventures d’un autodidacte qui ne s’avoue jamais battu.

Propos recueillis par Jérôme Béglé et Sébastien Le Fol

Source lepoint