Le nouveau film d’Amos Gitai, « Pourquoi la guerre », a été présenté à la Mostra de Venise le 31 août dernier. Il s’agit d’une adaptation de la correspondance entre Freud et Einstein, publiée sous le titre « Warum Krieg ? »
Einstein avait écrit à Freud en 1932 pour lui demander si les hommes arrêteraient un jour de se faire la guerre. La réponse de Freud est plutôt pessimiste : tant que l’on ne reconnaîtra pas que la pulsion de destruction est au coeur de l’homme, on continuera à la nier chez soi et à la reprocher aux autres.
Charlie Hebdo : Quand avez-vous eu envie pour la première fois de faire un film de la correspondance entre Freud et Einstein ?
Le livre de Freud et Einstein était dans la bibliothèque de ma mère. Ma mère était née à Tel-Aviv, l’année de la création de la ville, en 1909. Elle était la fille de Juifs socialistes arrivés de Russie en 1905. Elle a grandi à Tel-Aviv. À 19 ans, elle eut le désir d’aller à Vienne pour rencontrer Freud. Elle y est restée jusqu’en 1932, c’est alors qu’elle est allée à Berlin, où elle a entendu Hitler prononcer un discours sur l’Alexanderplatz. Là, elle a décidé de repartir, de rentrer. La psychanalyse a été très importante pour elle, durant toute sa vie, pour cette idée que l’on peut guérir par la parole, et pas seulement avec des chocs électriques et des injections.
Vous étiez donc enfant quand vous avez vu ce livre, Pourquoi la guerre ?
Oui, j’étais enfant. Et puis, quand j’ai fait mon doctorat d’architecture à Berkeley, j’en ai reparlé avec Leo Löwenthal, le sociologue de l’école de Francfort, cette école qui faisait autant avec la psychanalyse qu’avec le marxisme. Après, je n’ai pas tout à fait oublié, mais ça n’était pas dans les priorités de ce qui me préoccupait. Mais le 1er janvier de cette année, après le 7 Octobre donc, j’ai commencé à réfléchir sur ce texte, et à faire un film de cette correspondance.
Comment avez-vous pensé à Mathieu Amalric pour interpréter Freud ?
Depuis le début de l’année, je travaillais et j’envoyais des questions à Mathieu Amalric, à Micha Lescot et à Irène Jacob, je leur demandais de me donner un coup de main pour interpréter le texte, pour le lire. À l’inverse de la conception américaine, où c’est le réalisateur tout-puissant qui modèle le comédien, je préfère la méthode française, où l’on dit « interprété par », c’est-à-dire qu’il y a un travail d’interprétation, de lecture ; presque dans le sens talmudiste d’une réflexion. Et quand Mathieu Amalric a commencé à s’emparer du texte de Freud, ça m’a fait comprendre cette lettre. Parce qu’il a fait une prestation très forte, très authentique, il arrivait à faire passer la réflexion de Freud. Dans sa réponse à Einstein, Freud parle du désir de vengeance, du désir de tuer.
Au moment du tournage, Amalric avait le texte intégral de la lettre de Freud à Einstein ?
Oui, il mérite beaucoup de compliments. Je pense que c’est la meilleure prestation dans le rôle de Freud.
Ça n’est pas la meilleure, c’est la seule. C’est la seule présence de Freud intéressante au cinéma
Il arrive vraiment à habiller Freud, avec la tendresse, l’intelligence, la brillance et la rage de Freud. On croit que c’est Freud. La première fois que je lui ai demandé de venir faire Freud, il était à Berlin, en train de tourner avec Wes Anderson, et moi, je montais un spectacle à Vienne, au Burgtheater. C’était émouvant. Et comme Mathieu est très méticuleux, il a pris des notes ; et puis, j’ai tourné quelques scènes avec lui dans le grand théâtre, à Vienne, mais je ne les ai pas utilisées dans le film. Mathieu arrivait dans un état d’esprit parfait, parce qu’il arrivait en rage contre le cinéma , qui ne dit pas grand-chose en ce moment -, il était spectaculairement mécontent.
D’habitude, Freud ne passe pas au cinéma. Peut-être parce que le geste de Freud a été de sortir de l’axe du regard : en proposant au patient de s’allonger sans échanges de regards avec le psy, pour être seulement dans l’axe de la parole.
C’est exactement pour cette raison-là : il n’y a pas de postiche, il n’y a pas d’effets visuels, ce qui compte, ici, c’est le texte, les mots. C’est le principe de la psychanalyse, non ? C’est comme si j’avais fait une séance psychanalytique à Freud.
Oui, vous lui donnez la parole. C’est vraiment une interprétation du texte de Freud : par moments, Amalric lit le texte, et par moments, il l’interprète à sa manière, il ajoute des mots plus actuels, dans un registre plus oral, ce qui rend Freud très vivants. Et puis, par moments, il est hésitant, il oublie, on comprend l’état d’esprit de quelqu’un qui cherche à s’exprimer. Il y a des plans-séquences assez longs : quand il parle, il parle, et c’est tout, on n’a pas besoin de plus. Le problème du cinéma en général, c’est qu’il veut tout illustrer. Le problème actuel, c’est qu’avec tous les bombardements de Netflix, les séries, le cinéma perd l’audace de faire des choses radicales.
Votre manière de filmer accorde une très grande attention à ce qui est dit.
Nurith Aviv, qui était ma directrice de la photo, m’a dit que j’avais une méthode un peu lacanienne, une sorte d’attention flottante. Elle m’a dit : « Amos, je ne sais pas si tu es conscient de ça ; tu vas à l’essentiel. »« Attention flottante », c’est une traduction un peu approximative en français : en allemand, c’est <em>Gleichschwebende Aufmerksamkeit</em>, littéralement « attention également en suspens », c’est-à-dire qu’on prête la même attention à tout ce qui est dit, même aux petites choses, aux petits mots apparemment insignifiants. L’idée de Freud, c’est d’éviter de faire un tri entre les mots.
Et maintenant, le « Questionnaire freudien » : Comment avez-vous rencontré vos parents ?
Je suis encore en train de réaliser cette rencontre avec mon père, qui est mort il y a plus de cinquante ans. J’ai décidé de devenir architecte pour continuer le dialogue avec mon père.
À quoi rêvez-vous ?
Souvent, je ne m’en souviens pas du tout, sauf des cauchemars, actuellement, il y a un glissement entre le réel et les rêves.
Dernière question : qu’est-ce qui vous fait peur ?
L’abandon. Se trouver seul en train de défendre une certaine idée d’Israël qui, je crois, doit exister. On peut critiquer Israël, c’est légitime, mais il ne faut pas être hostile : il y a de bonnes raisons pour lesquelles les Juifs méritent aussi d’avoir un morceau de terre sur cette belle planète, et ça, c’est pas négociable.
Yann Diener