Voilà quatre générations que cette entreprise italienne transforme des tomates 100% locales en pulpe, purée, concentré… Si elle reste loin de ses concurrents californiens ou chinois, elle a conquis l’Europe, notamment la France. Un de ses secrets ? Du champ à l’assiette : 48 heures chrono.
Dans la lumière pâle du petit matin, les champs de tomates forment au sol un immense tapis rouge. «Sentez-moi ça», suggère Massimo Perboni, un genou à terre, en en coupant une, gorgée de pulpe. Dans trois heures à peine, elle sera en boîte, sans aucun additif. «Aussi fraîche dans un mois avec votre burrata que toutes celles récoltées ce matin», assure le directeur agricole de Mutti. Plus loin, le tracteur de la famille Vitali, exploitants de cette parcelle à 20 kilomètres au sud de Parme, tire une benne chargée à plein.
«J’espère qu’à l’usine, ils nous les prendront toutes, leur sélection est tellement draconienne…» redoute Romana, 54 ans, qui fournit Mutti depuis quinze ans. Une heure plus tard, on la retrouve à l’entrée du site de Montechiarugolo, berceau historique de l’entreprise, attendant la pesée et un premier contrôle de sa cargaison. Ouf ! Ce jour-là, tout passe. À peine déchargées, ses milliers de balles rouges sont poussées dans un premier grand bain de rinçage, avant de filer sur un tapis roulant vers d’immenses machines
Omniprésents sur ce site industriel de 9 hectares, les effluves de tomates nous ont ouvert l’appétit. Ça tombe bien. Sans chichi, Francesco Mutti, 56 ans, nous attend dans son bureau pour partager une assiette de pâtes fumantes. Aux tomates Mutti bien sûr. Délicieuses. Difficile de croire qu’elles sortent d’une boîte de conserve. « Pour survivre dans un marché aussi compétitif que le nôtre – regardez le nombre de marques présentes au rayon sauces des supermarchés -, on a choisi une stratégie exigeante mais payante : la qualité, sans compromis », assène ce quinquagénaire athlétique au look de dandy, favoris grisonnants, jean et bretelles qui, depuis sa fenêtre, continue de surveiller le bal des camions remplis de tomates.
Ancré depuis plus d’un siècle dans cette vallée du Pô particulièrement fertile, cette PME a fait bien mieux que ça. Quand en 1994, à 26 ans, Francesco succède à son père Marcello, les ventes plafonnent à 10 millions d’euros, essentiellement en Italie. Cette année, elles devraient dépasser la barre des 700 millions, dont 60% à l’export. En transformant 550.000 tonnes de ce fruit légume en pulpe, purée, morceaux, concentrés… par an, Mutti s’est hissé à la quinzième place mondiale du secteur. Loin derrière l’américain Cofco ou le chinois Morning Star, certes, mais en Europe sa marque est leader avec 14,5% du marché en valeur. Notamment en France, où l’italien coiffe au poteau son concurrent historique, Panzani, propriété depuis 2021 du fonds CVC Capital Partners.
Mais rien n’y fait, Francesco Mutti garde le succès modeste. «Je ne dirige pas une grande, mais une belle entreprise», concède-t-il entre deux bouchées, jonglant sans accroc entre l’italien, l’anglais et le français. «Surtout, ajoute ce grand adepte de yoga, je n’oublie pas d’où je viens.» Pas très difficile en même temps. Ses parents habitent toujours la maison des aïeuls Mutti, collée à l’usine. Quant à Francesco, il s’est fait construire une villa écolo moderniste 200 mètres plus loin. Tout comme sa fille Costanza (29 ans), cofondatrice de la start-up DreamFarm qui a mis au point une alternative 100% végétale à la mozzarella.
Un business juteux
Ingrédient incontournable de la gastronomie italienne, la tomate s’avère, dès la fin du XIXème siècle, un très juteux business. D’abord pour les paysans de cette région d’Emilie Romagne dont le sol riche en fer et en minéraux est parfaitement adapté à cette agriculture. D’autant qu’ils alternent avec la luzerne, très appréciée des vaches locales dont le lait sert à fabriquer l’autre spécialité de Parme : le parmesan. Une aubaine aussi pour les industriels, la transformation des tomates et leur mise en boîte devenant indispensable à leur distribution partout dans le pays. Fondé en 1899 par l’arrière grand-père de Francesco, l’atelier Mutti fait vite partie des plus prospères. Des plus innovants aussi.
En 1951, le grand-oncle de Francesco, Ugo, met au point un packaging révolutionnaire pour le concentré de tomates : un tube en aluminium. Malin. Comme on en utilise peu, cela permet de le reboucher après chaque usage et de le conserver plus longtemps. L’an dernier, l’usine de Montechiarugolo en a débité 49,5 millions. Au milieu des années 1970, nouvelle invention, sous la houlette de Marcello Mutti cette fois : la pulpe en conserve (polpa, en italien). «Soit des tomates pelées et finement découpées, au goût plus frais que la purée (passata)», détaille le chef Carlo Casoni, dans sa cuisine laboratoire au siège de l’entreprise. La polpa Mutti devient vite le produit chouchou des restaurateurs, notamment les pizzaioli.
Les agriculteurs qui fournissent Mutti doivent respecter un strict cahier des charges. En échange, l’entreprise les accompagne en testant de nouvelles variétés, en les équipant de capteurs d’hydratation des sols…
Pas suffisant pour séduire le jeune Francesco qui, au début des années 1990, tout juste diplômé en économie et finances, voit ses condisciples filer vers le conseil ou la banque d’affaires. «On ne dépensait rien en marketing, l’outil de production était vieillot et la nouvelle concurrence des industriels américains et chinois tirait le marché vers le bas», se souvient l’actuel dirigeant. Ce fils unique passe alors un deal avec son père. «Je lui ai dit OK, je reste dans la tomate mais tu me laisses faire.»
Son intuition ? «Monter en gamme en créant une marque premium, synonyme de qualité, qui séduirait la grande distribution partout en Europe.» Pour ça, il fallait être intransigeant sur la matière première. Surtout quand, hormis une pincée de sel, elle compose 99,9% du produit.
Tout a donc commencé dans les champs de tomates. Au fil des années, Mutti s’est constitué un réseau de 800 fournisseurs dans toute la Péninsule, tenus par un strict cahier des charges listant les rares intrants autorisés mais aussi le taux de sucre, l’acidité, la couleur ou le pourcentage de pulpe exigés. En échange, ces agriculteurs sont rémunérés à un prix fixe convenu d’avance et 10% supérieur à celui payé par les autres industriels, soit autour de 150 euros la tonne. «On les accompagne aussi au quotidien en testant de nouvelles variétés, en les équipant de capteurs d’hydratation des sols, détaille Massimo Perboni. Surtout, on arrête ensemble le meilleur jour pour récolter. » Une décision stratégique. Car Mutti n’utilise que des tomates cueillies à maturité entre juillet et septembre et dans un rayon maximal de 100 km autour de ses deux usines (la seconde est dans les Pouilles), garantie de leur fraîcheur.
Fière de figurer parmi leurs fournisseurs, la famille Vitali, comme beaucoup d’autres, a d’ailleurs planté un panneau Mutti au bout de son champ. Ce matin de septembre, le directeur agricole de l’entreprise est pourtant inquiet. «Avec les fortes pluies de cet été, les rendements vont baisser à 60 tonnes à l’hectare contre 75 habituellement. Tant pis», nous assure Francesco Mutti. Hors de question de compenser cette baisse de 10% de la production locale par des approvisionnements plus lointains, notamment chinois, moitié moins chers. Des scrupules qui, dit-il, n’étouffent pas certains de ses concurrents européens, surtout quand ils fabriquent pour les marques des distributeurs.
Heureusement, pour éviter que ces aléas climatiques ne grèvent trop ses résultats, Mutti peut compter sur un outil industriel ultra-performant. « Avec toujours la même obsession de qualité», insiste son dirigeant et principal actionnaire aux côtés des familles belges De Mévius et de Spoelberch, investisseurs historiques du brasseur AB InBev. Charlotte calée sur la tête et chaussures de sécurité aux pieds, c’est parti pour un tour de l’usine. Et là, surprise. Qui aurait cru qu’autant de technologie pouvait se cacher dans une boîte de coulis de tomates ?
Une fois lavées, celles-ci sont expédiées dans des machines à extraction de pulpe – brevet exclusif de la maison – qui les écrasent en petits morceaux sans aucun traitement. Puis des lecteurs laser trient les différents composants selon leur utilisation finale : la chair pour la polpa, et la peau et le jus pour la purée et le concentré. «Un procédé qui évite de chauffer les tomates pour les peler, préservant ainsi leur couleur bien rouge et leur goût de légume cru», détaille Simone Berruto, notre guide dans l’usine. Le jus, lui, sera ensuite concentré par évaporation de l’eau selon la consistance et la saveur recherchées.
Mais aussi naturels soient-ils, les produits Mutti nécessitent quand même d’être cuisinés. Or on passe de moins en moins de temps au fourneau. Trop long, trop compliqué, vive le tout prêt. Ces nouvelles habitudes n’ont bien sûr pas échappé à la division R&D de l’industriel transalpin. Après les pestos de tomates rouges et vertes (en Italie seulement), les équipes de Camilla Rasori ont mis au point une dizaine de sauces cuisinées. «Chez nous, la bolognaise végétale lancée fin 2023 fait un carton», observe Sophie Badault, DG de Mutti France. «Elle a exigé trois ans de recherche», précise Camilla Rasori. Car les consignes du boss Francesco sont claires : jamais de viande, la tomate comme ingrédient principal et pas de sucre ni de colorant ajoutés. «Alors, on joue sur les variétés», explique cette ingénieure responsable du développement de nouveaux produits.
Naturellement foncée, comme cette tomate cerise qui pourrait être utilisée dans une sauce barbecue sans ajout de caramel. Ou plus douces, comme celles cuisinées dans les soupes repas à réchauffer, récemment lancées sur le marché italien. Après une longue gestation, aussi. «On a commencé à en parler en 2018…, c’est le luxe d’une entreprise familiale», relève, tout sourire, l’héritier de la quatrième génération. La prochaine innovation aura pris à peu près autant de temps. Attendue pour le printemps prochain, elle devrait débarquer au rayon frais. Une soupe de tomates froide, sorte de gaspacho… à l’italienne.
Par Nathalie Villard