Les manifestations qui paralysent l’établissement depuis près de deux mois ne laissent personne de marbre parmi les anciens élèves.
Paris, 3 mai 1968. Dans la cour de la Sorbonne, plusieurs étudiants se relaient derrière le mégaphone. Parmi les orateurs haranguant la centaine d’étudiants qui occupent les lieux, Daniel Cohn-Bendit, dit «Dany le Rouge». Alors que la rumeur d’un affrontement avec les militants du mouvement de droite radicale «Occident» se propage, le recteur de l’université de Paris ordonne l’évacuation de la cour par les forces de l’ordre. Voilà la première étincelle à l’origine de l’embrasement de la capitale. La contestation, jusqu’alors du fait de quelques étudiants, se propage. Quelques heures plus tard, le premier pavé vient s’écraser contre un fourgon de police.
Loin de l’agitation du Quartier latin, un étudiant de Sciences Po rédige une lettre à l’intention du général de Gaulle. «J’étais un gaulliste de gauche à ce moment-là, j’avais entamé des démarches pour tenter de faire prévaloir des solutions de dialogue et de négociation», se souvient Jean-Louis Bourlanges, aujourd’hui député MoDem et président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Âgé de 22 ans à l’époque, le jeune homme se sent pourtant bien seul tant ses camarades sont révoltés. Le 14 mai marque le début de sept semaines d’occupation des lieux.
Hostilité et intolérance
Une cinquantaine d’années plus tard, devant les images de Sciences Po qui défilent à la télévision, Jean-Louis Bourlanges manque de tomber de sa chaise. Les couloirs, qu’il connait bien pour les avoir lui-même arpentés sont à nouveau occupés, mais quelque chose a changé. Des drapeaux palestiniens ornent les fenêtres de l’établissement, bloqués par un mur de poubelles entassées. «J’ai été élève entre 1966 et 1969 ainsi que professeur associé de 2000 à 2017, je n’ai jamais rencontré ça, ni de près, ni de loin», s’émeut-il, avant de s’interrompre : «En Mai-68, il y avait certes des bagarres, l’extrême droite était assez active, mais je ne pense pas qu’il y ait eu une telle atmosphère d’hostilité et d’intolérance». Au sein de l’école, les slogans anti-gaullistes du siècle dernier ont laissé place aux chants pro-palestiniens. L’amphithéâtre «Che Guevara» répond désormais du nom de «Gaza».
Depuis la soirée du jeudi 2 mai, entre 80 et 90 étudiants du «comité Palestine» ont investi les locaux parisiens de la rue Saint-Guillaume. Pour beaucoup enturbannés de «keffiehs», les jeunes gens ont relayé sur les réseaux sociaux l’occupation des lieux. Un nouveau blocage pour protester contre le refus de l’administration de créer «un groupe de travail sur les partenariats de l’institution avec les universités israéliennes». Vendredi, à la mi-journée, les forces de l’ordre ont finalement évacué «sans incident» les étudiants. Dans un message interne, l’administrateur provisoire de l’établissement Jean Bassères a dit mesurer «la portée de cette décision difficile et l’émotion qu’elle peut susciter». «Je regrette vivement que les multiples tentatives de dialogue n’aient pas permis de l’éviter».
Fabrique des élites
L’activisme propalestinien qui s’est progressivement emparé de l’établissement ne laisse personne de marbre parmi les anciens élèves. Notamment chez ceux qui ont embrassé une carrière publique, à commencer par le chef de l’État lui-même. «Sciences Po, c’est l’école de la République. Elle doit le rester», confie Emmanuel Macron au Figaro, considérant que seules les valeurs d’universalisme, de raison et de savoir y ont leur place.
Passé lui aussi par les bancs de la prestigieuse école, Gabriel Attal ne cache pas sa colère devant «un spectacle navrant et choquant, d’une minorité agitée par des forces politiques et notamment La France Insoumise». Des exactions qui ont poussé la présidente LR d’Île-de-France, Valérie Pécresse, à suspendre les subventions de la région «tant que la sérénité et la sécurité ne seront pas rétablies dans l’école».
Il faut dire que les récents événements entachent un peu plus la réputation de cette «fabrique des élites», qui a formé six des huit présidents de la Ve République et pas moins de quinze premiers ministres. Une grande partie des ministres, des parlementaires ou de leurs collaborateurs ont aussi noirci leurs cahiers à l’IEP. Or, à mesure que passent les années et que défilent les promotions, beaucoup d’entre eux disent ne plus reconnaître ce lieu de pouvoir longtemps synonyme d’excellence.
«C’est un lieu où la gauche a toujours été extraordinairement présente. C’est une vieille histoire. Et d’ailleurs, pourquoi pas ?, interroge l’eurodéputée macroniste Nathalie Loiseau , élève à Sciences Po en 1980, devenue ensuite directrice de l’ENA (École nationale d’administration) de 2012 à 2017 puis ministre chargée des Affaires européennes. Mais les blocages, c’est autre chose. Quand des étudiants juifs confient qu’ils sont mal à l’aise, ça me fait mal au cœur», abonde-t-elle, alors que des élèves «éviteraient» depuis plusieurs jours de se rendre en cours, selon le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif).
Radicalisation
Les plus jeunes générations, celles qui ont été récemment diplômées, ont progressivement vu s’installer ces nouveaux modes de revendications, où le dialogue peine à exister. Mais elles déplorent une accélération et un durcissement ces dernières années. «On ne peut que constater la radicalisation. À mon époque, il y avait certes le Front de gauche de Sciences Po mais ils n’avaient encore jamais rien bloqué», raconte Antoine Vermorel-Marques, 31 ans, député LR. Lors du tournoi annuel d’épreuves sportives et artistiques qui oppose les différents campus, à l’époque, les groupes d’étudiants se chambrent à coups de chants, sans s’invectiver, rapporte-t-il. «Quelqu’un à l’époque avait sorti un drapeau israélien pendant ce tournoi, mais c’était une tempête dans un verre d’eau, se rappelle le jeune parlementaire. C’était un débat d’idées, mais pas un blocage d’un campus».
Passé quelques années avant lui sur les bancs de l’école, son collègue LR, Pierre-Henri Dumont, démontait les barricades installées par ses camarades. Au milieu des drapeaux palestiniens, la semaine dernière, l’ancien président de l’UMP-Sciences Po est même venu rencontrer ceux qui s’opposaient au blocage. «C’est quand même quelque chose qui est assez étonnant, et qui est dangereux pour le futur de l’institution. Ça a aussi une répercussion sur tous les anciens élèves, qui posent une question sur la valorisation des diplômes», s’inquiète-t-il.
Dans le viseur de ces anciens élèves : le double-phénomène de l’introduction de la discrimination positive et de l’ouverture aux campus internationaux. Menées par les directions successives, ces décisions seraient à l’origine de la capitulation d’aujourd’hui face à une minorité d’étudiants. «La réaction a été quand même ambiguë», souffle Antoine Vermorel, alors que l’établissement a renoncé à sanctionner les bloqueurs. Comme lui, d’aucuns y voient le point d’orgue de l’évolution dite «à l’américaine» engagée par l’emblématique Richard Descoings, directeur de l’établissement de 1996 jusqu’à sa mort, en 2012. Des milliers d’étudiants étrangers, notamment venus des États-Unis, ont depuis investi les amphithéâtres de l’école.
«Terreau fertile pour les extrémistes»
«La cause principale est liée à l’internationalisation de la scolarité et à l’évolution en profondeur des enfants de la bourgeoisie française», professe Jean-Louis Bourlanges. Pierre-Henri Dumont va dans son sens : «Ces élèves importent ce qu’ils ont appris dans leurs universités, dont les théories “woke”. Un terreau fertile pour les extrémistes.»
Et pour cause, dans une enquête réalisée auprès des étudiants de l’établissement, les politologues Martial Foucault et Anne Muxel révèlent que 55% d’entre eux ont voté Jean-Luc Mélenchon en 2022. Plébiscite que les Insoumis leur rendent bien. «Je voulais à tout prix vous adresser le salut le plus reconnaissant et le plus admiratif pour le travail que vous avez engagé. Vous êtes à cet instant, pour nous, l’honneur de notre pays, l’image la plus forte que nous puissions donner», a encensé le triple-candidat à la présidentielle la semaine dernière. Ancienne élève de l’école, la patronne des députés LFI Mathilde Panot ne disait pas autre chose, fin avril, au micro du «Grand Jury» RTL-Le Figaro-M6-Paris Première : «Je les soutiendrai autant de fois qu’ils le feront, et nous serons là à chaque fois que le peuple se mettra en mouvement pour soutenir l’égale dignité des êtres humains».
Reste que des voix s’élèvent aussi pour tempérer les inquiétudes autour de cette mobilisation. C’est le cas d’Henri Guaino, ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, également passé par les bancs de Sciences Po : «On ne peut pas dire qu’il ne se passe rien, mais il ne faut pas en faire un événement extraordinaire. Il ne faut pas non plus voir la moindre manifestation pro-palestinienne comme une manifestation de l’antisémitisme», relativise-t-il, avant de directement s’en prendre à son ancienne collègue de droite Valérie Pécresse : «Il n’y a rien de plus idiot que les gens qui se précipitent, en expliquant qu’il faut supprimer les financements». Manière, sans doute, de souligner que les blocages ne sont le fait que d’une minorité agissante. Quitte à nier au passage le risque de contagion qui guette dans les facs et les lycées du pays.