Denis Charbit : «Le problème tient à la vision manichéenne qu’ont ces étudiants du conflit israélo-palestinien»

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Professeur de sciences politiques en Israël, Denis Charbit a enseigné depuis septembre à Sciences-Po et aux Etats-Unis. Entre «colère qui monte» et nécessaire nuance, il analyse les revendications portées dans les facs.

A Sciences-Po Paris, la mobilisation propalestinienne s’enlise et le porte-parole du comité Palestine entame avec d’autres étudiants une grève de la faim. Ils réclament que les partenariats signés avec des institutions israéliennes soient remis en cause. Aux Etats-Unis, la contestation de la guerre en cours à Gaza se répand sur différents campus dans tout le pays. Denis Charbit, franco-israélien et professeur de sciences politiques à l’université libre d’Israël, enseignait à l’automne dernier aux Etats-Unis dans le Vermont, sur la Côte Est. Il y était le 7 Octobre. Puis au début de l’année 2024, il a enseigné à Sciences-Po Menton. L’intitulé de son cours était «le Conflit israélo-palestinien».

Vous étiez professeur aux Etats-Unis à l’automne 2023, lorsque l’attaque du Hamas a eu lieu. Comment cela s’est-il passé ?

J’enseignais à l’université dans le Vermont, un Etat dont le sénateur est Bernie Sanders. J’étais donc aux premières loges des forces progressistes du Parti démocrate. L’attitude des étudiants a été remarquable. On n’a pas eu droit aux excès que l’on observe à Harvard et à Columbia en ce moment, mais il y avait tout de même un service d’ordre important. On sent dans les universités américaines l’impact de la pensée décoloniale, à cause de la mémoire de l’esclavage. En France, les réactions auraient pu être différentes car s’il y a eu le colonialisme, il y a eu également Vichy. On aurait pu s’attendre ici à une synergie des luttes : on n’en a pas fini avec le colonialisme après la décolonisation, on n’en a pas non plus fini avec l’antisémitisme, même si Vichy est passé. Eh bien non ! Ces étudiants mobilisés se demandent ce qui reste du colonialisme et reportent cette question sur le conflit israélo-palestinien, mais ils ne s’interrogent guère sur l’antisémitisme.

Vous étiez optimiste : vous pensiez que l’antisémitisme pouvait disparaître de France ?

Je suis optimiste de nature. Je vais le dire autrement : étant un homme, je dois me poser la question de ma misogynie. Je suis un Juif en Israël, alors je dois me poser la question de l’islamophobie en Israël. Un antisioniste, s’il condamne l’Etat d’Israël de manière structurelle et non conjoncturelle, doit se poser la question de l’antisémitisme.

On lit et on entend dire que le mouvement universitaire actuel est l’expression d’une colère légitime. Que vous inspirent ces mots, «colère» et «légitime» ?

J’essaie toujours de trouver ce qu’il y a d’audible dans une position que je ne partage pas. D’une part, il y a des milliers de morts à Gaza. Même si on n’en a pas le nombre exact, il est sans précédent dans les annales du conflit israélo-arabe et israélo-palestinien. C’est, d’autre part, une cause qui dure depuis longtemps, trop longtemps. Je peux comprendre pourquoi une colère monte. Le problème tient à la vision manichéenne qu’ont ces étudiants du conflit. Ils étudient les sciences politiques et j’ai envie de leur dire qu’une politique ne se conduit pas seulement avec de l’indignation. Il faut chercher des solutions. Camus écrivait : «Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement.» La solution à cette guerre serait la libération des otages, le cessez-le-feu, la fin de la colonisation des Territoires occupés et une solution à deux Etats. Or, ce qui pour moi est effarant, c’est qu’au lieu de s’engager dans cette voie difficile et ardue de la négociation, les étudiants résument leur attitude au slogan «From the river to the sea». Il signifie la disparition de l’Etat d’Israël et des Juifs en Israël. Ce slogan n’a pas surgi après l’hécatombe de Gaza, mais dans la foulée du 7 Octobre. Un autre slogan est : «Israël, Etat raciste.» Quelqu’un qui a mis les pieds en Israël comprend aussitôt qu’il ne peut plus qualifier le pays d’un seul adjectif, qu’il soit laudatif ou péjoratif. Quand on a observé la diversité de ce pays – les kibboutz, les cafés à Tel-Aviv, l’extrême droite, la gauche, deux millions de Palestiniens, des laïcs, les humanistes, les racistes –, on ne peut plus parler d’Israël avec un slogan, ni start-up nation, ni «From the river to the sea».

Que vous inspire ce slogan ?

En Israël il existe des lois qu’on peut qualifier de racistes, tout comme en France, où certains déclarent racistes les lois sur le séparatisme ou sur l’immigration. Mais ce n’est pas l’avis de tous et ces lois ne font pas du pays un Etat raciste, ni en Israël ni en France. Ce vocabulaire-là, sans nuance, me fait peur. Après les massacres du 7 Octobre, qualifiés parfois de changement anthropologique, on aurait pu espérer que les lignes bougent du côté des Palestiniens et de ceux qui disent militer pour la cause palestinienne. Au lieu de cette prise de conscience, on a eu droit à une justification de cette orgie de violence.

Les étudiants emploient le terme «antisioniste» et disent qu’il n’a rien à voir avec l’antisémitisme. Qu’en pensez-vous ?

Dans la mesure où l’antisionisme vise les Juifs qui habitent en Israël et que ceux-ci représentent aujourd’hui 47 % du peuple juif dans le monde ; dans la mesure où la proportion des Juifs qui soutiennent Israël est d’environ 60 %, être antisioniste c’est s’opposer aux trois quarts du peuple juif. Cela ne fait pas de vous un antisémite, mais à tout le moins quelqu’un qui a un problème de taille avec les Juifs. Dire : «Cela n’a rien à voir, l’antisémitisme et l’antisionisme sont deux positions étanches», c’est une position irrecevable. On me dit aussi : «Il existe des Juifs antisionistes, donc on n’est pas antisémite quand on est antisioniste.» Je réponds que ce que j’aime chez les Juifs, c’est qu’il y a de tout. Ce n’est jamais monolithique : il y a des religieux, des laïcs, des Juifs antisionistes qui n’aimeraient pas vivre en Israël parce qu’ils sont favorables à la diaspora. Mais les antisionistes juifs après 1948 n’ont pas remis en cause l’existence d’Israël et n’ont pas appelé à sa destruction maintenant que l’Etat est construit. Il faut faire la différence entre quelqu’un qui s’oppose à ce qui n’existe pas, et quelqu’un qui veut la destruction de ce qui existe. Chaim Weizmann définissait l’antisémitisme comme la détestation des Juifs plus que nécessaire. Je marche dans ses pas en disant que l’antisionisme consiste à détester Israël plus que nécessaire.

Les étudiants se déclarent pourtant favorables à un Etat binational…

Oui, c’est ce que dit Rima Hassan notamment. Elle commence par se prononcer pour la création de deux Etats [la position officielle de LFI, ndlr], puis elle demande l’égalité des droits, lequel implique le droit au retour. Le droit au retour est une référence à un principe de la résolution 194 de l’ONU adoptée en 1949, selon lequel les Palestiniens devraient être autorisés à revenir chez eux ou à obtenir des compensations. Sur le papier, c’est humain et moral. En réalité, ce qui est proposé ici consiste à abolir le droit des Juifs à l’autodétermination et à les rétablir dans une condition minoritaire. Or le sionisme, c’est le droit des Juifs à former une majorité quelque part dans le monde, un lieu dont il faut rappeler qu’il correspond à trois départements français. Rima Hassan prétend soutenir la solution à deux Etats mais avance que le droit au retour n’est pas négociable. En pratique, cela donnerait un Etat palestinien et un Etat juif qui deviendrait lui aussi palestinien. Donnez-moi dix ans de cohabitation réussie entre deux Etats souverains et alors tout est possible, la confédération, l’Etat binational… Mais pas avant.

Comment se sont passés les trois mois de cours sur le conflit israélo-palestinien que vous avez donnés à Sciences-Po Menton entre janvier et mars ? Rappelons que ce campus accueille les étudiants ayant choisi la mineure Méditerranée-Moyen-Orient.

Cela s’est très bien passé et ce fut instructif. J’ai fait douze cours à raison de deux heures par semaine. J’ai appris il y a quelques jours, par le directeur du campus, que parmi mes élèves il y avait deux leaders du comité pour la Palestine. En arrivant, je me suis présenté, j’ai dit que j’étais israélien, ils ont tous relevé la tête et les regards se sont figés. Il y avait plein d’autocollants sur lesquels était écrit «Palestine vivra» sur le dos des ordinateurs. J’ai ajouté que je n’étais pas l’ambassadeur d’Israël en France et qu’ils avaient le droit de dire colonialisme, génocide, apartheid, etc. Rien ne me vexe, nous en avons discuté. On ne me fait pas venir de Tel-Aviv pour avoir des élèves qui ont peur du prof et qui se taisent. J’ai pris douze documents diplomatiques, les accords de Camp David, les accords d’Oslo, etc., et chaque semaine trois élèves montaient sur l’estrade pour expliquer le point de vue israélien, le point de vue palestinien, et le point de vue international – américain, européen. Ils ont beaucoup apprécié cet exercice et remarqué que dans chaque camp, à chaque fois, plusieurs voix s’expriment. Ce qui m’a frappé est le biais négatif à travers lequel, toujours, ils abordaient ces textes. Mais j’ai noté aussi que cela leur faisait du bien de cesser d’entendre parler d’Israël de façon systématiquement péjorative et d’identifier ce qu’il y a d’humain dans ce pays !

Sur quels points pensez-vous avoir été entendu ?

Je leur ai expliqué qu’une qualité ne pouvait être ôtée à Israël : c’est une société ouverte, pas une société close. Je leur ai raconté que des amis libanais me disent : «Denis, ne m’appelle pas depuis ton téléphone portable israélien. Denis, tu ne me prends surtout pas en photo.» Vous vous rendez compte de la société dans laquelle ils vivent ? Ça, ça n’arrive pas en Israël. Je peux parler de la société juive à l’intérieur comme à l’extérieur du pays sans problème, la parole est libre, il n’y a pas de tabou. Et je ne présente jamais en cours une position, quelle qu’elle soit, de façon caricaturale. Même le Hamas, je ne le caricature pas : il s’en charge lui-même !

L’ambiance sur le campus était-elle ouverte entre les uns et les autres ?

Oui et non. Des élèves juifs (un seul élève était israélien) ont raconté ce qu’ils ont vécu depuis le 7 Octobre. Ils n’ont pas été agressés physiquement mais on a cessé de les inviter à des fêtes, des films du Hamas ont été balancés sur les groupes WhatsApp. WhatsApp, est-ce une parole privée ou publique ? C’est pour cela que l’administration est un peu démunie. Sur ces groupes, on leur écrit : «Tu es juif, donc tu es sioniste.» Ils ne demandent pas à ces élèves juifs s’ils soutiennent la guerre ou non, comme s’il allait de soi qu’ils la soutiennent.

Le porte-parole du comité Palestine de Sciences-Po Paris entame une grève de la faim pour demander une remise en cause des partenariats entre l’institution et les universités israéliennes…

Je suis contre le boycott des universités. C’est absurde : les universités israéliennes sont sous la pression de l’Etat d’Israël et résistent à ces pressions avec détermination. Couper les liens avec nous ferait la joie du gouvernement puisque nos budgets seraient réduits d’autant. De plus, ce leader et ses camarades disent n’importe quoi, ils inventent des choses sur l’Institut for National Security Studies (INSS) et ses liens avec l’université de Tel-Aviv alors qu’il s’agit d’un think tank qui n’est nullement associé à cette université. Les exemples qu’ils mettent en avant pour justifier le boycott sont tout simplement faux.

Le mouvement est comparé, par les étudiants qui manifestent comme par certains commentateurs, aux protestations étudiantes déclenchées par la guerre du Vietnam. Trouvez-vous le rapprochement valable ?

Le mouvement est générationnel, c’est sans doute un point commun. Mais je vois deux grandes différences. Lorsqu’on était contre la guerre au Vietnam, on s’engageait en faveur d’un ensemble de progrès et de réformes ; le mouvement portait un projet de société. Là, il n’est question que d’Israël-Palestine. On le remarque dans la campagne menée actuellement par certains partis pour les élections européennes. Ensuite, que demandaient les protestataires au moment de la guerre au Vietnam ? Que les Américains quittent le Vietnam et retournent aux Etats-Unis. Le danger aujourd’hui, lorsque les Juifs en Israël sont comparés aux colons français qui étaient en Algérie, c’est que l’on ne dit pas : «Quittez la Cisjordanie et allez en Israël.» Le mot d’ordre est le suivant : «Quittez Israël. Free Palestine.» Si vous pensez que la colonisation a commencé lorsqu’un Juif a mis le pied là-bas, si sont niés le droit des Juifs à disposer d’un Etat et le rapport des Juifs avec cette terre, alors, effectivement, il faut que j’aille à la mer.

par Virginie Bloch-Lainé
Source liberation