Une survivante du kibboutz de Kfar Aza témoigne : « Jamais je n’ai ressenti un désespoir aussi total »

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« Le Monde » publie le récit de l’Israélienne Elinor Bariakh, qui a survécu, ainsi que sa famille, à l’attaque du Hamas, le 7 octobre, dans son village, proche de la bande de Gaza.

Elinor Bariakh vit dans le kibboutz de Kfar Aza, un village israélien situé à environ 5 kilomètres de la bande de Gaza. Cette communauté, comme certaines avoisinantes, est connue pour être composée de nombreux activistes pour la paix et pour avoir continué à maintenir des liens avec la population gazaouie malgré le blocus israélien. Elle a été parmi les plus touchées par l’attaque du Hamas menée le 7 octobre.

Elinor, qui travaille pour Larger Than Life, une organisation non gouvernementale israélienne proposant des activités récréatives à des enfants malades du cancer, a survécu, avec son mari et ses trois enfants, à l’attaque du 7 octobre. Ils se trouvent actuellement avec d’autres rescapés à l’hôtel du kibboutz de Shefayim, au nord de Tel-Aviv.

La parole d’Elinor a été recueillie, jeudi 12 octobre, par Myriam Darmoni Charbit – qui œuvre pour le dialogue interculturel et la réconciliation entre Palestiniens et Israéliens – à l’occasion d’un cercle de partage organisé en visioconférence et auquel ont participé environ 80 personnes de plusieurs communautés juives de la Côte est des Etats-Unis. Ses propos ont été recueillis en hébreu, traduits en anglais par Myriam Darmoni Charbit, puis en français par Valentine Morizot pour « Le Monde ».

Témoignage. Vendredi soir [le 6 octobre], nous étions à Tel-Aviv pour les fêtes de Sim’hat Torah, et nous sommes rentrés tard à Kfar Aza. Tout a commencé le samedi matin, à 6 h 30. Nous nous sommes réveillés au son des sirènes. Ici, nous n’avons que quinze secondes pour nous mettre en sécurité. Il y avait énormément de missiles, c’était terrible. Mon mari, Sharon, est sorti une minute de l’abri, et, en rentrant, il m’a dit que quelque chose était en train de se passer. Nous avons entendu « Allah akbar ! » ; plus tard, nous avons compris que c’est exactement à ce moment-là qu’ils sont entrés dans le kibboutz et qu’ils ont tué les premières familles.

Il y a eu une brève accalmie dans les tirs de missiles et nous avons couru aux toilettes. Comme nous n’avons pas d’arme à feu, mon mari est allé chercher des couteaux à la cuisine. Nous avons verrouillé toutes les portes de la maison, pris une bouteille d’eau, et nous sommes retournés dans l’abri. Nous étions tous les cinq : notre fille de 19 ans et nos deux fils de 17 ans et 14 ans, ainsi que notre chienne.

Dans le kibboutz, nous avons beaucoup de groupes WhatsApp (des groupes de femmes, de mères d’enfants en bas âge par exemple), mais nous nous sommes presque tous retrouvés sur le groupe « Annonces de ventes d’occasion ». Certaines personnes commençaient à raconter des choses épouvantables sur les terroristes qui étaient entrés dans leurs maisons ; et puis, elles arrêtaient d’écrire. Un garçon de 9 ans a écrit à sa tante que ses parents s’étaient fait tuer dans l’abri et que lui s’était caché dans un placard avec sa sœur de 6 ans. Il a ajouté que sa sœur de 4 ans avait été enlevée. Plus tard, on nous a dit qu’elle avait été pendue et brûlée avec d’autres tout jeunes enfants. Pendant neuf heures, ce petit garçon s’est occupé de sa sœur, dans le placard, pour qu’elle ne fasse pas de bruit.

Terrible fracas

Les terroristes passaient d’un quartier à l’autre. Nous savions où ils étaient grâce aux messages WhatsApp. Par chance, notre maison se trouve du côté opposé à celui où ils sont entrés dans le village. Sur le groupe WhatsApp, les gens se donnaient des conseils pour verrouiller les abris de l’intérieur ; certains disaient qu’il fallait casser la poignée. Mon mari y est arrivé, mais beaucoup de femmes qui n’étaient pas assez fortes pour le faire se sont fait tuer.

Puis des messages bizarres ont été postés sur le groupe. Plus tard, nous avons compris que les terroristes utilisaient les téléphones des personnes qu’ils avaient tuées pour convaincre les autres de leur ouvrir. Au bout de trois ou quatre heures, nous avons entendu des cris près de chez nous. Jamais je n’ai ressenti un désespoir aussi total. J’ai commencé à envoyer des messages d’adieu. J’ai écrit à ma sœur de ne pas encore dire à notre mère ce qui se passait ; dans son enfance, pendant la seconde guerre mondiale, elle a vécu cachée dans un monastère. Certaines de mes amies me demandaient d’envoyer des émojis. Je l’ai fait. Et elles m’ont renvoyé d’autres émojis.

A un moment, tout à coup, nous avons entendu leurs voix dans la cour, nous avons vu leurs ombres entrer dans l’abri à travers une fine fente de la fenêtre métallique. Quand ils ont essayé de forcer la porte d’entrée, il y a eu un fracas terrible. Mon mari, qui a été soldat, attendait debout, à côté de la porte de l’abri, avec un grand couteau de cuisine. Mes fils aussi avaient des couteaux à la main. C’était insupportable de voir mon plus jeune enfant, mon fils de 14 ans, comme ça, avec un couteau. C’était insensé. Tout était insensé…

Et puis, le silence est revenu. Nous pensions qu’ils étaient entrés dans la maison. D’un autre côté, nous espérions qu’ils étaient partis. J’ai dit à mon mari que nous étions peut-être tombés sur des terroristes paresseux… Il a souri. Comme nous n’étions pas sûrs de ce qui se passait, nous avons décidé de rester dans l’abri. Nous sommes restés cachés pendant huit heures encore. Il y avait sur WhatsApp des posts de personnes qui tenaient la poignée de leur abri pour essayer d’empêcher les terroristes d’entrer. Je n’arrivais plus à lire tous les messages sur nos voisins du kibboutz qui s’étaient fait tuer ou brûler vifs.

Comme une marche de la mort

A 22 heures, les soldats sont arrivés à notre porte. Nous les avons entendus, mais nous n’étions pas sûrs qu’il s’agissait véritablement de soldats de l’armée israélienne. J’ai crié à travers la porte : « Comment tu t’appelles ? » L’un d’eux a répondu : « Alon Suissa. » D’où es-tu ? « De Tel-Aviv », m’a-t-il répondu. Mais j’avais toujours un doute. Alors je lui ai demandé à quel groupe de scouts il avait appartenu. J’ai grandi à Tel-Aviv, et je sais que tous les jeunes vont chez les scouts. Il m’a crié le nom de son groupe. J’ai dit à mon mari que c’était bon.

Vous savez ce qui est étrange ? Notre chienne, qui est restée avec nous pendant plus de quinze heures dans l’abri, n’a pas aboyé une seule fois. Sans eau, sans nourriture. Elle est restée allongée, en sachant d’instinct que c’était la seule chose qu’elle devait faire.

Les soldats nous ont dit que nous avions dix minutes pour rassembler quelques affaires. J’ai pris nos passeports en premier. Mais les sirènes se sont remises en route et les soldats nous ont demandé de retourner dans l’abri. Nous étions exténués. Ce n’est qu’à 2 h 30 du matin qu’ils nous ont dit de sortir, et nous avons commencé à marcher sur le chemin qui entoure le village. Après toutes ces heures passées dans l’isolement, nous avons retrouvé d’autres habitants du kibboutz. Nous nous sommes serrés dans les bras. Et nous avons pleuré en prenant conscience de toutes les personnes qui n’étaient plus là.

Il faisait nuit. Les soldats nous ont dit de ne pas regarder autour de nous. J’avais envie de voir, bien sûr, mais j’ai demandé à mes enfants de ne pas regarder, et je n’ai pas regardé non plus. Il y avait une vieille femme qui ne pouvait pas marcher, j’ai attrapé le fauteuil roulant de ma fille, de l’époque où elle s’était cassé une jambe. Ces instants ont été terribles. Nous étions épuisés. Du jour au lendemain, ce chemin que nous connaissions tous n’était plus le même. C’était comme une marche de la mort, à Auschwitz. Nous avons fini par arriver à l’entrée du kibboutz, à côté de la station-service. J’ai vu deux bus, j’ai entendu quelqu’un crier mon nom. Je n’ai eu que deux minutes pour dire au revoir à mes deux meilleures amies, évacuées vers un hôtel à Eilat.

Rédemption

Comme il n’y avait pas d’autres bus, on nous a conduits à Netivot en camion. Vous vous imaginez, des personnes âgées essayer de grimper dans ces gros camions ? Mais au bout de quelques minutes, nous avons dû nous arrêter parce qu’il y avait des combats sur la route. Nous avons attendu plus de deux heures, et nous ne sommes arrivés à Netivot qu’à 6 heures du matin. Trois heures pour parcourir 11 kilomètres. L’arrivée à Netivot fut notre rédemption : des bénévoles nous attendaient dans un grand gymnase et nous ont donné à manger et à boire. Je suis sortie dans la rue, et je me suis mise à marcher avec ma chienne, à faire des allers-retours avec elle sur le trottoir. C’était étrange, je ne pouvais plus m’arrêter de marcher. Et puis, des chiens ont commencé à se battre. Les cars du Shaar Hanegev Council [le conseil régional] sont arrivés à 7 heures. Notre chauffeur était celui qui conduisait tous les jours mes enfants à l’école. Ça nous a fait tellement de bien de le voir. Une personne de notre vie d’avant. Il nous a emmenés au kibboutz de Shefayim. Là, enfin, nous avons pu dormir.

Je veux vous raconter une dernière chose. Notre voisin, qui s’était réveillé tôt ce matin-là, et qui avait senti que quelque chose n’allait pas, avait décidé de partir avec sa famille à 6 h 30. Quand je l’ai vu, là, au kibboutz de Shefayim, il était dévasté : « Pourquoi je ne vous ai pas dit de partir vous aussi ? » Il se sentait terriblement coupable. Mais je lui ai dit qu’il ne devait pas s’en vouloir. Qu’il fallait qu’il sauve sa famille. Je ne lui reproche rien.

Cela nous fait du bien d’être ici, ensemble, et de partager ce que nous avons vécu. Ces moments d’échange nous aident. Chaque jour, nous entendons parler de personnes qui ont été tuées, gravement blessées, ou qui ont disparu. Mais, ici, personne ne peut entrer. Nous sommes protégés ensemble.

Epilogue : mardi 17 octobre, 17 heures.

Nous revenons de l’enterrement de Rotem, la meilleure amie de ma fille depuis son plus jeune âge. Elle était comme une sœur pour elle.

Rotem a été tuée dans sa maison avec ses parents et ses deux frères. A bout portant. On les a retrouvés enlacés tous les cinq. Ensemble, jusqu’à la fin.