Avraham Steinberg, l’érudit de Jérusalem

Abonnez-vous à la newsletter

Portrait – Rabin et médecin spécialisé en neurologie pédiatrique, il dirige le comité éditorial de l’encyclopédie talmudique, un projet savant et titanesque.

Dans sa communauté, certains le comparent à Maïmonide, l’un des plus grands érudits juifs de l’Espagne andalouse dont la statue trône à Cordoue, rabbin, médecin de cour, philosophe, métaphysicien et astronome. Avraham Steinberg s’amuse de la comparaison. Cet homme âgé de 74 ans aurait pu se contenter d’être rabbin, comme tous ses ancêtres paternels. Il a préféré conjuguer sa vie avec le savoir.

À Jérusalem, le professeur de médecine est spécialiste de neurologie pédiatrique au Centre Shaare Zedek. Mais sa tâche ne l’occupe qu’une partie de la journée. Le reste du temps, ce scientifique simple et posé dirige le comité éditorial de l’Encyclopédie talmudique. Il s’agit d’un projet savant et titanesque, vieux de 80 ans, et que le lettré a pour mission d’achever en 2024. «Au total, cela fait 22.500 entrées thématiques, nous en avons déjà écrit 1800, mais nous approchons de la fin», promet Avraham Steinberg.

On n’ose mettre en cause la méthode de calcul du professeur qui, si elle se révélait exacte, le conduirait, lui et son équipe pluridisciplinaire, à rédiger 32 volumes en seulement deux ans. La somme atteindrait alors 80 volumes, difficiles à ranger dans une bibliothèque, mais l’œuvre relève autant de la manifestation de foi que du projet commercial. «C’est incroyable de penser que depuis que la Torah nous a été léguée, il y a trois mille ans, et malgré les nouveaux ajustements et précisions, on en revient toujours au bout du compte à la même source du livre sacré», s’enthousiasme Avraham Steinberg, qui s’attache, par ailleurs, à enrichir mutuellement savoir religieux et pratique médicale.

Un monde en perdition

«Prenez l’insémination artificielle, lance-t-il. La technique a été inventée il y a quelques décennies, mais le principe, qui consiste à prélever le sperme de l’homme pour l’injecter dans le corps de la femme dans le but de procréer, était pour sa part déjà discuté et débattu dans le Talmud

Le Figaro a rencontré l’érudit début juin à Munich, en marge de la Conférence européenne des rabbins. Ce dernier était accompagné par son agent qui lève des fonds afin de mener l’encyclopédie à son terme. Une occasion pour l’auteur, présent dans la capitale bavaroise, de revenir physiquement et pour la première fois à la source de son engagement spirituel et scientifique. L’histoire se conjugue avec la tragédie nazie et le thème, traditionnel, de l’errance du peuple juif.

Nés dans deux villes séparées de Galicie, une ancienne province de l’empire austro-hongrois à cheval sur la Pologne orientale et l’Ukraine occidentale, les futurs parents d’Avraham Steinberg fuirent la barbarie nazie – séparément et sans se connaître – pour se réfugier en URSS. D’abord en Sibérie, puis à Boukhara, en Ouzbékistan. C’est dans une école juive de cette ville d’Asie centrale, durant la guerre, qu’ils firent pour la première fois connaissance. À la même époque, en 1942, à des milliers de kilomètres de là, deux rabbins, terrorisés à l’idée de voir la culture juive périr dans le feu de la Shoah, lançaient le projet d’une encyclopédie talmudique. Afin de laisser une trace vivante d’un monde en perdition.

À la libération, les conjoints Steinberg retournèrent en Pologne pour tenter de retrouver leurs biens et leurs proches – dont une large partie périt dans la Shoah. Ils fuirent le pays une nouvelle fois en 1946 après le pogrom de Kielce, lorsque la population polonaise de cette ville se déchaîna contre les réfugiés juifs d’URSS, laissant 42 tués. Gittel et Moshe atterrirent à Hof, en Bavière, dans un camp de déplacés contrôlé par l’armée américaine. C’est là, en 1947, que naquit Avraham et là où son père se vit proposer le poste de rabbin de la ville. Moshe Halevi Steinberg fut le premier rabbin nommé à Hof après-guerre.

Deux ans plus tard, la famille quitta l’Allemagne pour émigrer en Israël, où, jusqu’à la mort de son épouse, le père ne dit rien à son fils de son histoire. «Mon père m’a enseigné la Torah et j’aurais pu être rabbin comme tout le monde, mais j’ai pensé que je serai plus utile en conciliant le travail de médecin et la loi juive», explique Avraham. La veille de notre entretien, ce dernier venait de visiter les lieux de sa petite enfance, notamment l’emplacement de l’ancienne synagogue qui brûla durant la nuit de Cristal.

Éthique médicale

L’étudiant devint diplômé de médecine en 1972 avant de se spécialiser en neurologie pédiatrique puis d’enseigner l’éthique médicale à l’université Hadassah de Jérusalem. Le cerveau l’attire, car il est le siège de la pensée. «Aujourd’hui, le champ des connaissances est tellement vaste qu’on ne peut pas tout savoir sur tout. La spécialisation est donc indispensable», justifie le médecin, qui puise dans la Torah les ressorts de sa pratique.

Un jour, le docteur Steinberg reçoit en consultation un jeune patient épileptique et mentalement retardé, présentant des comportements violents. Il diagnostique l’affection – à caractère génétique – et prévient la mère des conséquences potentielles d’une nouvelle grossesse. «Dans ce cas précis, l’avortement n’était pas autorisé par la loi juive et c’est pourquoi j’ai préconisé un diagnostic génétique préimplantatoire, assurant que l’ovule de la mère sera fécondé par un œuf parfaitement sain», explique-t-il. L’étude du Talmud lui permet aussi, dit-il, de sélectionner les patients éligibles à un respirateur artificiel lorsque les équipements manquent – comme ce fut le cas durant la pandémie.

Par ailleurs conseiller en éthique médicale auprès de la Knesset, il en vient à écrire les chapitres médicaux de l’Encyclopédie talmudique. En 2006, il pilote l’ensemble du travail éditorial. «Ce n’est ni l’Encyclopædia Britannica ni les Évangiles, et surtout pas un condensé de Google. Toutes les sources sont répertoriées à propos du sujet qui vous intéresse, analysées et organisées selon un ordre qui fait parfaitement sens», vante l’éditeur écrivain. La mission lui avait été confiée par son prédécesseur rabbin alors que ce dernier se trouvait à l’aube de ses 90 ans. «Tant que je peux travailler et qu’on veut de moi, je continue. Mais je me prépare pour ceux qui viendront après», assure le septuagénaire. «Les fondations sont jetées.»