Shlomi Elkabetz : “Cahiers noirs”, c’est la vie et la mort en même temps

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Pendant trente ans, le cinéaste israélien Shlomi Elkabetz a filmé en vidéo, entre Paris et Tel-Aviv, sa sœur Ronit, actrice, militante politique et féministe disparue en 2016, à l’âge de 51 ans. Un documentaire élégiaque à la gloire de la femme et de la comédienne unique qu’elle était.

Le premier volet du film « Cahiers noirs » s’ouvre sur la réception du très cassavetien « Prendre femme » (2004), coréalisé par les Elkabetz, lutte de Viviane Amsalem, coiffeuse juive marocaine incarnée par Ronit, piégée dans un mariage où elle étouffe. Une histoire inspirée de celle de leur mère, arrivée en Israël dans les années 1970. On y voit les fractures que ce film contre le patriarcat, mal accueilli en Israël, mais bien reçu ailleurs, a suscitées, notamment au sein de leur propre famille. Le second volet s’ancre autour du tournage de « Gett, le procès de Viviane Amsalem » (2014), huis clos claustrophobe, où Viviane tente d’obtenir le divorce devant un tribunal rabbinique, avant le diagnostic du cancer de la comédienne.

Dans ce très beau documentaire, Shlomi Elkabetz rend hommage à sa sœur (morte en 2016), montre l’amour fusionnel qui les unissait et tente d’abolir les frontières poreuses entre la vie et le cinéma. Entretien.

Quels rapports entreteniez-vous avec votre sœur, enfant ?

Ronit a quitté la maison quand j’avais 8 ans. J’avais le statut de petit frère. Un statut privilégié. J’adorais me trouver dans sa chambre, passer du temps avec elle. Par chance, elle aimait ma présence. Je me souviens des bonbons et des gaufres que nous partagions. Je me souviens aussi qu’elle écrivait beaucoup. Elle rédigeait son journal intime, faisait ses devoirs – à l’époque, elle préparait son bac J’écoutais ses conversations avec ses amies, des conversations de filles sur les garçons. Je voyais en elle, plus que n’importe qui d’autre au sein de la famille, celui que je voulais devenir. J’aspirais à devenir comme elle. Tel un miroir, elle réfléchissait mon futur.

Nous nous sommes séparés quelques années, je suis parti à New York, elle s’est installée à Paris. Nous nous parlions au téléphone. Chaque appel d’une demi-heure nous coûtait une fortune : 100 dollars. Lorsque nous nous sommes retrouvés, j’avais 23 ans, elle 32. Nous avons décidé de réaliser des films ensemble. Nous ressemblions tous les deux beaucoup à notre père. Quand je la voyais sur le combo [le moniteur installé sur le plateau], je voyais mes yeux, mon visage. Une intériorité commune. Et un amour si pur.

Quand commencez-vous à tourner les images qui composent « Cahiers noirs » ? Et dans quel but ?

Je démarre en 1988, sans aucune idée précise en tête et surtout pas celle de faire un film. J’avais une caméra, mais les cassettes étaient chères et de très mauvaise qualité. J’ai dû restaurer plusieurs pans de « Cahiers noirs ». Je tournais pour vivre davantage. Moi, j’existe grâce à la caméra, je n’ai pas besoin de fiction. Quand je filme, je vois sur le visage de Ronit, l’Histoire, la sexualité et la beauté des femmes, le monde arabique, la géographie. Il me suffit pour cela de la regarder évoluer dans une pièce ou monter un escalier. Enregistrer des images, c’est la vie. Je le dis dans le film : je filme un arbre, mais c’est mon père, une route, mais c’est ma mère. Moi, je veux tourner et vous faire croire que vous voyez autre chose que ce que vous voyez vraiment.

Ce film n’a rien d’une thérapie. Il dit juste que je n’imagine pas comment je pourrais vivre sans le cinéma. Ronit et moi venons d’une famille formidable mais très simple. Ma mère a beau être une incarnation de la liberté, notre route était claire et bien définie : nous irions à l’école, puis à l’université, nous aurions une profession, des enfants. L’existence aurait été belle. Mais je ne pouvais pas me résoudre à vivre cette existence. Je rêvais d’une autre dimension. Ce film me l’a donnée. C’est la chair et le sang, la vie et la mort en même temps.

Vous nous montrez des images passées. Pourtant, le film semble se passer maintenant, au présent…

Quand j’ai monté le film, je l’ai d’abord considéré comme un documentaire normal à base d’archives. C’était tout à fait honorable, mais je me disais : pourquoi le montrerais-je à des spectateurs ? Il n’y a aucune raison. J’ai alors pris une décision : les archives ne seraient pas le passé, mais le présent. Et moi, je me situerais dans le futur puisque je sais ce qu’il va arriver aux personnages. Tout est devenu très clair : ce film restituerait la vie sans tout ce que je sais et avec tout ce que je sais.

Pourquoi l’intituler « Cahiers noirs » ?

Le blanc est une couleur qui rejette tout. Le noir, lui, absorbe tout, comme une caméra obscure. Il représente tout, pour moi. Le quotidien et le sublime mêlés.

Pourquoi utiliser la musique de Bernard Herrmann pour « Sueurs froides » d’Hitchcock (1958) où il est question de fantôme ?

Dans « Sueurs froides », James Stewart est obsédé par une femme, Kim Novak, et c’est un peu mon histoire. La musique d’Herrmann fait accéder mes personnages du quotidien au rang de héros. Je voulais que « Cahiers noirs » soit un film, pas un documentaire. Ici, tout le monde est un fantôme, y compris moi. Je ne voyage pas dans le temps. Comment Ronit peut-elle être vivante, me parler, parler à mes parents ? Je le répète, tout le monde est un fantôme.

La première partie s’ouvre sur l’accueil de « Prendre femme » en Israël. Il fut compliqué, non ?

Horrible, même, bien qu’aujourd’hui, tout le monde revendique « Prendre femme » et qu’il soit devenu un classique. C’était la première fois qu’une femme et un homme arabes juifs racontaient cette histoire de ce point de vue là. Comme à Viviane Amsalem, on nous a opposé : vous n’avez pas le droit de raconter votre histoire, qui êtes-vous pour le faire ? Vous n’avez pas le langage, vous n’avez pas les mots, nous ne vous laisserons pas le faire. Qui est ce type, disait-on en parlant de moi. Il aurait dû fermer la bouche de sa sœur. Un cauchemar après tous ces mois à voyager, Ronit et moi, dans le reste du monde où le film était si bien reçu, comme un prince et une princesse.

Un grand critique israélien a voulu me rencontrer : je veux vous encourager, m’a-t-il expliqué, j’ai lu toute la presse, ne vous inquiétez pas. Je lui ai répondu : j’apprécie votre démarche, mais je ne m’inquiète pas, j’ai déjà un nouveau scénario en tête et je vais le tourner. Quand j’ai réalisé « Prendre femme », je n’ai jamais considéré comme une option d’être compris en Israël. Je ne m’étais jamais vu représenté, ni ma mère ou ma grand-mère, dans le cinéma de mon pays. Avec Ronit, nous ne nous sommes jamais découragés ; nous avions Paris, nous avions la France.

Pendant le tournage de « Gett, le procès de Viviane Amsalem », Ronit est épuisée. Vous êtes-vous interrogé avant de monter ces séquences ?

Quand nous tournions le film, nous ne savions pas que Ronit était malade. Elle était fatiguée, certes, mais tout le monde l’était. L’épuisement, c’est la base du métier. Nous avions 48 jours de tournage après des semaines de préparation. Il faisait plus de 40 degrés. Nous étions très heureux, nous bouclions notre trilogie (« Prendre femme », « les Sept jours », « Gett, le procès de Viviane Amsalem »). Nous disposions de studios immenses, d’une cuisine sur le plateau. C’était la meilleure des productions que nous ayons jamais eues. J’avais adapté les lieux à notre main comme un gant. La perspective avec laquelle vous voyez le film fausse les choses. Ce que l’on voit à l’écran, c’est une actrice se battant pour le rôle, mais ce que le spectateur voit aujourd’hui, c’est Ronit se battant pour sa vie. C’est en tout cas ce que je vous laisse penser. Et c’est toute la puissance du film.

Propos recueillis par Sophie Grassin

Cahiers noirs I. Viviane, Cahiers noirs II. Ronit. Documentaires franco-israéliens, par Shlomi Elkabetz (1h48 et 1h40).

Source nouvelobs