La romancière, qui voit dans les hybridations idéologiques du candidat d’extrême droite à la présidentielle un niveau de confusion « sans égal », emploie les armes de la fiction pour imaginer ce qui « pourrait advenir d’un tel alliage ». Elle a livré au « Monde » le texte qui suit.
En 2005, dans mon roman Les Manifestations, j’avais créé un personnage effrayant. C’était un adolescent qui s’appelait Omar et que Maurras fascinait. Certains m’avaient dit alors qu’il était improbable, ce jeune homme, le fruit de mon imagination, et en tout point contraire à la réalité. Je n’ai cherché à convaincre personne, étant moi-même persuadée que j’y étais allée un peu fort ; cependant, je restais intimement convaincue que cet alliage fantasmatique racontait quelque chose et que la réalité n’admettait jamais de contraire, une autre façon de dire que tout est toujours possible.
Le temps a passé, et je n’ai jusque-là jamais croisé aucun Omar. Un autre personnage improbable pourtant a surgi, cette fois très réel, nullement le héros d’un roman, à part de celui qu’il est en train d’écrire lui-même, un personnage que, pour le coup, je n’aurais ni osé imaginer ni même pu concevoir. Eric Zemmour, vous l’aurez reconnu. S’il est le symptôme d’un malaise dont souffre réellement la France, s’il permet de faire évoluer les diagnostics et s’il me semble que la diabolisation ne mène à rien, on peut légitimement douter des solutions qu’il propose. On peut également se méfier des polémiques qu’il déclenche, de son statut d’homme providentiel, de son style et de sa trajectoire. Si certains voient en lui le rejeton d’une lignée prenant racine dans le XIXe siècle français qui aura, comme on sait, produit toutes sortes d’hybridations idéologiques étranges, je trouve qu’à ce niveau-là de confusion, il est sans égal. Ce qui m’importe donc ici, c’est de déployer une longue-vue et d’essayer de scruter ce qui viendra d’un alliage pareil.
Le pire n’étant pas toujours sûr, j’invente peut-être la catastrophe, mais je suis écrivaine, j’ai le droit. Je bénéficie d’un coefficient d’imaginaire qui peut rendre mes conjectures certes fausses, mais pas pour autant dénuées de sens. Donc oui, Eric Zemmour endosse les habits de Jeanne d’Arc et veut sauver la France. Il fourbit sa croisade, appelle à combattre les ennemis jurés du pays, lance sa reconquête.
Ceux d’en face
A moi comme à d’autres, on a pourtant toujours dit que, dans un pays, les juifs devaient se tenir à l’écart de toute agitation politique, se garder de vouloir mener quelque révolution que ce soit, qui plus est de vouloir sauver la nation en montant au plus haut sommet de l’Etat, sous peine de tragiquement chuter. Il paraît que vient toujours le moment où, d’une manière ou d’une autre, le syndrome de la double allégeance, du cosmopolitisme congénital ou, disons, de l’absence de souche leur retombe dessus et qu’on jette la confiance qu’on leur a faite avec le sang du bain. C’est une antienne connue qu’Eric Zemmour lui-même a dû entendre. Dans sa famille, avec ses amis, je suis même prête à parier que certains lui serinent des : « Eric, tu devrais arrêter », « Eric, tu vas trop loin », « Eric, tu te mets en danger », quand ce n’est pas : « Eric, tu nous mets en danger ». Qu’importe, Eric n’entend pas et considère que ce sont là des mises en garde de trouillards, rien que des couards qui n’ont pas conscience de sa mission. On lui parle de Blum, peut-être même des déboires du dernier juif qui voulait devenir président, et il ricane, cite Crémieux, aiguise ses diatribes, dit que la France l’oblige, qu’il se dévoue.
Les juifs de France eux-mêmes hésitent car, d’un côté, il flatte toutes les peurs légitimes qui les animent mais, de l’autre, il bouscule des habitudes et des sympathies qu’ils regardent comme des libertés conquises. Qu’il vienne leur dire que les prénoms de leurs enfants menacent la République ou qu’ils doivent cesser de manger comme ils mangent relève d’un sacré culot tout de même. A moins qu’il ne les maltraite que pour mieux maltraiter les autres, ceux d’en face… Il n’empêche, ils sont un peu embarrassés. D’autres font savoir qu’ils sont même carrément gênés, honteux, car Eric Zemmour place les juifs de France dans le camp de l’inimitié, du sexisme, du mensonge historique, d’une rhétorique qui ratisse large et surtout d’une guerre civile annoncée. Avec le Covid-19 et le vaccin, Zemmour devient le nouveau générateur de conflits pendant leurs repas de famille.
D’autres encore le considèrent comme une aberration, une aporie, un accroc logique qui défie le sens commun et appellent à regarder Eric Zemmour en face, droit dans les yeux, comme lui, bizarrement, ne se voit pas. On tente des analogies. Michael Jackson se savait noir et rêvait de ne plus l’être. En s’acharnant, il a gagné quelques nuances de blanc, mais en vain. A l’inverse, Coleman Silk, le héros de La Tache (Gallimard, 2002), de Philip Roth, semble blanc alors qu’il est noir et paie cher cette inadéquation. A l’heure où il suffit presque de déclarer ce qu’on est pour l’être, Zemmour a peut-être une chance de passer pour ce qu’il n’est pas, mais on en doute. On peut tout de même se demander au vu de ses accointances si, devant sa glace, Eric Zemmour ne se rêve pas en Breton catholique au lieu de se voir en « petit juif berbère », comme il aime à se dire.
La force du leurre
Halte-là !, me dis-je à ce stade, car je me méfie un peu de moi-même. Peut-être que les temps ont changé et que le multiculturalisme profond a fait son œuvre, que les Français n’auraient plus aucun mal à élire un candidat avec un pedigree pareil. Je me dis aussi que c’est la honte qui me fait imaginer les mauvaises pensées des catholiques traditionnels ou des grands bourgeois qui s’enticheraient de Zemmour pour de mauvaises raisons ou qui auraient, comme on dit, un agenda secret. Peut-être ne vois-je pas que pour ces gens-là, justement, il représente la possibilité de se laver d’un soupçon terrible, de passés familiaux douteux, de préjugés tenaces, de haines qu’ils voudraient caduques, que sais-je, que Zemmour, en un mot, les laverait eux aussi plus blanc.
Je m’arrête encore, je pense que c’est impossible et qu’ils ont décidé de ne pas voir ce qu’ils verront bientôt, un angle mort, la lettre volée en évidence sur le bureau, toutes ces choses flagrantes qui vont bien finir par leur sauter aux yeux. Oui, me dis-je, ils vont sûrement se réveiller et ce réveil sera sanglant ! Ceux qui remplissent ses meetings seront ceux-là mêmes qui descendront dans la rue en hurlant qu’il est indigne de la France, en brandissant des banderoles, des photos de lui avec une petite moustache ou des oreilles pointues, un nez crochu, sa tête embrochée et sanguinolente sous les cris de « Mort au juif », beaux quartiers et cités à l’unisson qui, une fois tous mis à feu, chercheront forcément le coupable belliqueux.
De ses yeux, les écailles vont donc finir par tomber, sa raison se dessiller pour mesurer son erreur, l’épaisseur du songe, la force du leurre, le déni, appelez ça comme vous voudrez. Le tout, c’est de savoir quand, mais j’ai dans l’idée qu’un coup de théâtre est d’autant plus fort qu’il éclate tout près du but.
Eric Zemmour a grandi dans une famille juive. Il a appris l’hébreu, fréquenté longtemps une école juive et la synagogue. De ce fait, il a sans doute connu voire respecté quelques interdits alimentaires mais, en tant que candidat officiel, il devra se rendre au prochain Salon de l’agriculture, lequel se tiendra comme chaque année Porte de Versailles, très exactement entre le 26 février et le 6 mars 2022, soit à quelques semaines du premier tour de la présidentielle, prévu le 10 avril. Nous serons alors certainement au plus fort des joutes, des invectives et des promesses. Comme tous ses concurrents, il devra venir respirer l’air des terroirs et reconnaître l’éternité d’une France paysanne devant qui les blancs-becs de la « start-up nation » doivent encore bien se tenir.
J’imagine donc « LA » scène, une scène primitive, eucharistique, celle qui va tout changer, vous la voyez aussi, n’est-ce pas ? Devant les caméras, dans la cohue des micros et des badauds, Eric Zemmour devra se fendre d’avaler une petite rondelle de saucisson.
J’ai vu qu’au salon Made in France, qui, en véritable répétition générale, s’est aussi tenu porte de Versailles il y a quelques semaines, on lui avait justement préparé des rondelles de saucisson en forme de Z, sauf qu’in extremis la dame du stand a précisé que c’était du bœuf. Mais au Salon de l’agriculture, que nenni, ce sera du cochon, ce doit être du cochon, pour que la France éternelle ne devienne ni veggie, ni flexitarienne, ni halal, ni casher et qu’elle déclare que toutes ces castrations alimentaires n’auront jamais raison de sa bonne chère. Car tout est bon dans le cochon.
A vrai dire, il en a peut-être déjà mangé, mais cette scène-là soudain l’effraie, il pense à sa mère, à ses tantes, à ses grands-mères, à tous ses aïeux, prie pour qu’une énième vague de Covid-19 annule l’événement et, en attendant, demande discrètement qu’on lui conçoive un parcours sur mesure, rien que dans les stands fromagers, où il pourra tout avaler, le fromage corse le plus puant, le bosson le plus macéré, des pâtes coulantes et grouillantes de vers, d’inénarrables époisses, tout oui, mais pas ça. Impossible, lui répondent les énarques, pas de saucisson, pas de salon. Je vois déjà Sarah [Knafo, sa conseillère] faire une moue désolée, lui redire qu’il n’a pas le choix, il doit, il doit donc il peut, il ne va quand même pas s’en faire pour si peu. Elle a raison, mais il est contrarié, il n’en dort plus la nuit, pas de saucisson, pas de salon, il compte les cochons, pas de saucisson, pas de salon, finit par s’endormir…
Dans ses bons rêves, la rondelle roule, coule comme l’eau de son baptême, devient le jeton de son courage et la monnaie de sa liberté, l’hostie de son identité, le fait plus français que les Français. Dans ses pire cauchemars, elle se coince dans le fond de la gorge, il s’étrangle, il suffoque et tombe raide mort au milieu des cochons.
Nathalie Azoulai a notamment écrit « Clic-clac » (POL, 2019) et « Titus n’aimait pas Bérénice » (POL, 2015), ouvrage pour lequel elle a obtenu le prix Médicis. A paraître le 6 janvier 2022 chez POL : « La Fille parfaite ».
Lamentable article. Elle, qui est juive, nomme Zemmour comme juif, alors que rien chez lui ou dans sa démarche ne fait état de son origine. Ce faisant en le nommant Juif elle lui colle une étoile et même une cible sur le front. Pauvre journaliste de pacotille !