Simple et chaleureuse, l’ex-mannequin, Adriana Karembeu, prend de la hauteur sur ses fêlures.
En une fraction de seconde, la voilà sous la table. «Du bois, du bois !» Pliée comme une crêpe, elle effleure le pied du canapé sur lequel elle trône. Soulagement : après avoir évoqué sa peur de «la maladie», elle vient de conjurer le sort. Comme quoi : on peut défiler pour Thierry Mugler, Karl Lagerfeld, Givenchy ou Lanvin, figurer dans le Guinness des records pour des jambes interminables (1,26 m), et, comme un Français sur trois, se révéler superstitieuse.
Outre les incontournables (chats noirs et échelles) Adriana Karembeu croit à une farandole d’autres «conneries». Hors de question de lever les pieds quand quelqu’un fait le ménage. «Sinon, pas de mariage.» Si, par mégarde, on venait à piétiner une plaque d’égout, «il faut vite marcher dessus avec l’autre pied». C’est noté.
On s’est refait le film avant la rencontre : la top model iconique des années 90, perchée sur ses talons de douze, qui happe tout sur son passage. Encouragée par quelques «mon moi adolescent est jaloux», «la chance !» on se voyait déjà face à elle, ridiculement riquiqui. Loin de nos fantasmes, Adriana Karembeu (Adriana Ohanian Sklenarikova sur ses papiers d’identité) apparaît, dans le hall d’un chic hôtel parisien, d’une simplicité déconcertante.
Tee-shirt blanc. Jeans. Valise kaki. Face à son 1,84 m et son CV long comme le bras, on tend machinalement la main. Pas le style de la maison : elle claque la bise et enchaîne les «hugs» à l’américaine. Tisane à la main, elle tutoie d’emblée, demande d’en faire autant et taquine nos hésitations. Après deux questions, l’ex-mannequin ponctue même ses phrases de maternels «ma chérie».
On craignait un rendez-vous millimétré. Il faut dire qu’on la rencontre en plein sprint final, après deux semaines de promo à enchaîner les plateaux télé. Des exercices «hyper-égocentriques» qu’elle aurait bien esquivés : «J’ai déjà tout écrit dans mon livre, pas besoin de me répéter chaque jour !» Après une autobiographie aseptisée en 2014, Adriana Karembeu vient de publier un opus plus cinglant, dans lequel elle ausculte ses cicatrices. A l’aube de la cinquantaine, elle dit se sentir plus que jamais «in power» : exit le syndrome de l’imposteur qui lui a longtemps collé aux basques et l’ombre toxique de son père. «Personne ne peut plus me faire mal», martèle la «femme alpha».
Quand on évoque l’enfance, elle la fait sans délai rimer avec «souffrance». Née en 1971 dans l’ex-Tchécoslovaquie, elle est élevée par ses grands-parents jusqu’à ses trois printemps, le temps que sa mère, «trop jeune», termine ses études. Une bulle d’amour percée le jour où ses parents la récupèrent. Voix sirupeuse, débit lent, elle flingue : «On m’arrache du paradis.» Ses journées se résument dès lors aux coups de ceinture et aux gifles de son père ingénieur, dont elle s’extirpe en posant sa valise à Prague pour faire médecine, comme sa mère.
Après trois années, c’est décidé : elle sera chirurgienne. Ou ophtalmologue. Ou gynécologue. La suite tient à un banal maillot de bain à rayures. Repérée par un «talent scout» français en plein shopping, elle débarque à Paris en 1994. Là, le monde de la mode se transforme en miroir aux alouettes : pas un rond, une cuillère de pâte à tartiner par jour en guise de repas et des castings qui se font rares.
Du virage des années 2000, quand tout s’accélère, elle garde un souvenir «plus qu’incroyable». Les défilés pour les plus grands couturiers. La rencontre avec le footballeur Christian Karembeu, avec lequel elle partagera quinze années de sa vie. Le premier gros contrat avec Wonderbra. Les couvertures de Vogue, de Harper’s Bazaar, de Elle ou de Vanity Fair. Les pubs pour des marques de lingerie, de voitures, de lunettes. Le succès est une revanche sur son père.
Depuis toujours, il lui rabâche qu’elle n’est «bonne à rien» et qu’elle finira sa vie à nettoyer les égouts. Alors, quand elle passe un test de QI, la sentence a une saveur particulière. «Je suis surdouée. Ça ne veut pas dire grand-chose, mais ça me donne un peu plus confiance en moi. Je repense à mon père et me dis qu’il avait tort.»
Le grand écran l’a longtemps fait rêver. Elle enchaîne les castings pour le cinéma (une «quinzaine par jour»). Et subit une agression sexuelle, au début des années 2000. Dans l’appartement du réalisateur où elle vient lire une scène, «le mec met sa main sur ma cuisse et m’embrasse hyper violemment». Pause. Un frisson. «Je mets longtemps cette histoire de côté. J’ai une carapace et je me répète : “J’ai été maltraitée par mon père, c’est pas toi qui peux me faire du mal”.» Il faudra attendre 2024 pour qu’Adriana Karembeu soit prête à révéler ce qu’elle qualifie d’«anecdote».
Face au mouvement #MeToo, elle est tiraillée entre fierté et culpabilité. «L’affaire Weinstein m’a fait comprendre que ce n’était pas normal. Je vois ces femmes fortes et puissantes parler, alors, je fais pareil. Mais j’en parle tard. Je l’ai laissé partir, je l’ai protégé.» Dans la discussion comme dans son livre, elle tait l’identité de son agresseur. Non par peur mais par amnésie. «Mais si je le vois, je le reconnaîtrai tout de suite.»
De l’avis de ses proches, Adriana Karembeu est un peu le plaid cotonneux d’un dimanche orageux. «Les gens se confient à moi, c’est fou. Laissez-moi dix minutes avec un inconnu, j’ai tous les secrets de famille», s’amuse-t-elle. Autour d’elle, on peine à glaner autre chose que des louanges. «Normal, je n’ai pas d’ennemis !» A part peut-être sur les réseaux sociaux. Depuis la sortie de son livre, Internet a lâché son sempiternel dégueulis misogyne.
La faute, selon elle, à une vision encore trop étriquée du métier de mannequin. «J’entends souvent : “Elle est belle, mais elle est aussi intelligente !” Parce que je suis blonde aux yeux bleus, ce n’est jamais assez. Mon métier, c’est d’être belle, point. Si vous achetez une voiture, vous voulez aussi que ce soit un bateau ?» Ballottée entre Paris, Monaco et Marrakech, l’ambassadrice de la Croix-Rouge depuis plus de vingt ans suit de près «l’actualité compliquée et les guerres». Pour la politique, carte joker : elle n’a pas la nationalité française et ne vote donc pas. Joker, aussi, sur sa vie amoureuse actuelle.
Adriana Karembeu porte peu de bijoux. A son poignet droit, un bracelet de perles : Nina. Après un œuf clair, trois FIV et la congélation de ses ovocytes, sa «Ninette», née en 2018, est «un miracle». «N’écoutez pas les journaux féminins : faites des enfants avant 35 ans. Après, c’est compliqué», professe-t-elle la gorge nouée. Elle pense à l’adoption d’un deuxième enfant. «Mais je suis un parent âgé, c’est peut-être trop tard.»
Le temps qui passe ? Vieillir ? «Je me fane, ma beauté est derrière moi. Dire l’inverse est hypocrite : j’étais plus belle à 30 ans que maintenant. Et encore, ça se discute [rires.]. Mais je suis en paix avec ça.» Face à sa fille, l’idée lui est plus douloureuse. Après avoir été mannequin, présentatrice, actrice, entrepreneure (elle a fondé sa marque de cosmétiques et construit un hôtel cinq étoiles au Maroc où elle vit avec Nina, en cohabitation avec son ex-mari, homme d’affaires), le plus grand rêve d’Adriana Karembeu tient en quelques mots : «Voir ma fille quand elle aura ton âge.» La main sous la table, on touche du bois.
17 septembre 1971 Naissance à Brezno, en ex-Tchécoslovaquie.
1994 Arrivée à Paris.
2018 Naissance de sa fille, Nina.
Mai 2024 Libre (éd.Leduc).
par Margaux Gable