Les confidences littéraires d’Alain Finkielkraut

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Dans son dernier livre, Pêcheur de perles (Gallimard), le philosophe et académicien propose une série de méditations à l’aune de ses citations préférées. Devant les lecteurs du Figaro salle Gaveau, il a accepté d’en commenter d’autres qui ne figurent pas dans son panthéon personnel. Il nous offre une réflexion puissante sur ces nouvelles « perles » pêchées dans les écrits de Céline, Pascal, Stendhal, ou encore chez Milos Forman et Ionesco.

LE FIGARO. – Jean Anouilh écrit dans La Culotte , une pièce sur le féminisme créée en 1978 : « C’est très joli la vie mais ça n’a pas de forme, l’art est là pour en donner ». Diriez-vous que les citations que vous aimez tant sont là pour donner forme à la vie et à la pensée ?

Alain FINKIELKRAUT. – J’aime cette définition de l’art mais, à y regarder de près, elle me paraît problématique : en voulant donner une forme à la vie, on risque sans s’en rendre compte de substituer la forme à la vie. C’est d’ailleurs ce que dit Antoine Roquentin, le personnage de La Nausée de Sartre : « Pour que l’évènement le plus banal devienne une aventure, il faut et il suffit qu’on se mette à le raconter. C’est ce qui dupe les gens : un homme, c’est toujours un conteur d’histoires, il vit entouré de ses histoires et des histoires d’autrui, il voit tout ce qui lui arrive à travers elles ; et il cherche à vivre comme s’il la racontait. Mais il faut choisir : vivre ou raconter. (…) Quand on vit, il n’arrive rien, les lieux changent, les gens entrent et sortent, voilà tout. Il n’y a jamais de commencement. Les jours s’ajoutent sans rime ni raison, c’est une addition interminable et monotone. (…) Ça, c’est vivre. Mais quand on rencontre la vie, tout change ; seulement c’est un changement que personne ne remarque : la preuve c’est qu’on parle d’histoires vraies. Comme s’il pouvait y avoir des histoires vraies ; les évènements se produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse. »

Les grands romans déjouent justement cette tentation de substituer la forme à la vie. Ils ne confèrent pas à la forme la mission de venir à bout du chaos et de la contingence et de mettre en lumière, sous le désordre apparent des choses, le déploiement majestueux du sens. Ils rendent à la vie et aux évènements leur caractère fragile, fortuit, aléatoire. Philippe Roth écrivait : « Non, le caractère d’un homme n’est pas son destin ; son destin est le tour que la vie joue à son caractère ». Et je songe aussi à l’œuvre romanesque de Nathalie Sarraute, à sa mise au jour, sous les formes admises et sous les distinctions apparentes de « ces mouvements subtils à peine perceptibles, fugitifs, contradictoires, évanescents, de faibles tremblements, des ébauches d’appels timides et de reculs, des ombres qui glissent et dont le jeu incessant constitue la trame invisible de tous les rapports humains et la substance même de notre vie ».

C’était ma réponse à Jean Anouilh. En ce qui concerne les citations, je les conçois comme des éclairages soudains, et même des éclairs. La citation, maxime ou fragment, met en mots ce que je pensais confusément ou que je n’aurais jamais pensé. Quelques exemples qui ne sont pas dans Pêcheur de perles : William Blake « Celui qui veut faire le bien doit le faire dans les détails minutieux. Le bien général est l’excuse du flatteur, de l’hypocrite et du scélérat » ; Henri Michaux : « Qui chante en groupe mettra, quand on lui demandera, son frère en prison » ; Walter Benjamin : « La vérité n’est pas le dévoilement qui détruit le mystère mais la révélation qui lui rend justice ». Et enfin, la plus belle peut-être, de Simone Weil : « Nous ne pouvons pas être rendus meilleurs sinon par l’influence sur nous de ce qui est meilleur que nous ». Je dirais en effet que le peu de bien que je trouve en moi, je le dois à la chance des rencontres que j’ai faites dans ma vie.

Il y a aussi des phrases symptomatiques, des concentrés de bêtise qui en disent plus sur l’enlaidissement de notre monde et ses penchants naïvement totalitaires que de longs développements, comme cette citation de Dominique Perrault, l’architecte de la Bibliothèque nationale de France : « Les murs peuvent devenir frontières alors que le verre agit contre l’exclusion ». Je livre cette merveille à votre méditation.

Vous ouvrez votre livre par une déclaration d’amour à votre épouse, l’avocate Sylvie Topaloff. Parmi les nombreuses citations sur l’amour, m’est revenue celle que Bardamu, le narrateur de Voyage au bout de la nuit , écrit sur Molly, cette prostituée qu’il a connue aux États-Unis : « Bonne, admirable Molly, je veux si elle peut encore me lire, qu’elle sache bien que je n’ai pas changé pour elle, que je l’aime encore et toujours, à ma manière, qu’elle peut venir ici quand elle voudra partager mon pain et ma furtive destinée. Si elle n’est plus belle, eh bien tant pis ! Nous nous arrangerons ! J’ai gardé tant de beauté d’elle en moi et pour au moins vingt ans encore, le temps d’en finir. » Cette phrase « j’ai gardé tant de beauté d’elle en moi » peut-elle définir l’amour ?

Je suis étonné, à vrai dire, que vous soyez allé chercher dans Voyage au bout de la nuit, une citation – au demeurant très belle – sur l’amour. Qu’est-ce que c’est le Voyage au bout de la nuit ? Comme l’a merveilleusement montré Pierre Manent, c’est le constat de l’imposture des liens humains, et même du mensonge de l’amour. Oui, Ferdinand est touché par la beauté, et la bonté surtout, de la prostituée Molly, qui s’intéresse à lui, qui va même, selon la définition rousseauiste de la beauté, jusqu’à se mettre à sa place. Pour autant, l’égoïsme de Ferdinand reste intact : il la quitte, il poursuit son bonhomme de chemin. Or pour moi l’amour est d’abord une déroute ; il vous sort du chemin que vous vous êtes tracé. On est déstabilisé, décontenancé, dépendant, détrôné ; on n’est plus maître chez soi.

L’amour tel que je le conçois, tel que je le vis, ce n’est pas la beauté que l’on garde en soi ; c’est la beauté que l’on a devant soi. L’amour, c’est un étonnement sans fin. Et j’ajoute que je ne m’y attendais pas : j’appartiens à une génération post-romantique – et cela s’est encore aggravé depuis. Les gens se séparent, tout le monde le sait au moment même d’entrer dans la carrière amoureuse. Quand on dit « je t’aime », ce n’est pas seulement une affirmation présente, c’est une promesse, c’est un serment. Mais cette promesse, on pense au fond de soi qu’elle ne peut pas être éternelle. L’amour ne dure pas forcément trois ans comme le dit Frédéric Beigbeder, mais ça durera ce que ça durera. Quoi qu’on dise, on ne croit plus qu’amour rime avec toujours. Mon histoire, à l’inverse de tous les romans d’éducation, c’est une désillusion perdue. Je ne me reconnais pas non plus dans les plus beaux poèmes, dans les plus belles fables, et notamment dans cette fable de La Fontaine, Les deux pigeons : ils s’aiment d’amour tendre et puis un des deux, saisi par le démon du voyage, s’en va ; il lui arrive toutes sortes de malheurs et il revient. Morale de la fable : « Amants, heureux amants, soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau, toujours divers, toujours nouveau, tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste. » C’est affreux, cette autosuffisance ! Les amoureux sont au monde, le monde nourrit aussi leur amour, et sans le monde, l’amour dépérirait.

Je vous soumets un autre auteur, Pascal, avec une citation tellement célèbre qu’elle en est presque galvaudée « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ». En lisant votre chapitre, on se demande si cela vous convient : l’amour ne peut être qu’une passion, une admiration, ou les deux en même temps…

Ce n’est pas toujours donné – c’est le miracle d’une rencontre – mais il arrive que la raison ratifie les raisons du cœur. La lucidité ne se confond pas toujours avec le désenchantement.

Il y a une ambivalence dans le rapport que vous avez à notre époque : elle vous irrite, mais vous l’aimez aussi puisqu’elle est la matière de votre réflexion. Pour explorer cette ambivalence, j’ai trouvé une phrase de Sylvain Tesson : « la modernisation, c’est la clochardisation du passé »…

C’est une très belle citation, laissons-la à Sylvain Tesson ! Moi je dirais que la modernisation, c’est la ringardisation du passé. Cette ringardisation n’est pas un accomplissement de la promesse moderne ; elle est son rétrécissement. Je citerai une nouvelle fois ce texte de Kundera publié en novembre 1983 dans Le Débat : « Un Occident kidnappé, la tragédie de l’Europe centrale ». Kundera, avec la simplicité qui le caractérise, dit « Au Moyen-Âge, l’unité de l’Europe reposait sur la religion commune. Dans les temps modernes, quand le Dieu médiéval se transforme en Deus absconditus – « Dieu se retire », disait Léon Bloy – la religion cède la place à la culture qui devient la réalisation des valeurs suprêmes par lesquelles l’humanité européenne se comprenait, se définissait, s’identifiait ».

Ce changement, à l’aube des temps modernes, c’est la Renaissance, c’est-à-dire un certain rapport au passé. Cela signifie que la modernité européenne n’est pas tout entière aimantée par l’idée de progrès. Eugenio Garin, un des grands maîtres européens de l’histoire de l’humanisme et de la Renaissance dit « La culture représente l’acheminement vers notre œuvre personnelle à travers le trésor des œuvres d’autrui ». Autrement dit, l’idée de classique est moderne. Et « Classique, disait Borges, est l’œuvre qu’on aborde avec une admiration préalable et une mystérieuse loyauté ». Admiration préalable, aujourd’hui cela ne veut rien dire ; on ne le comprend plus. À l’école il faut développer tout de suite l’esprit critique des élèves, il n’y a pas de place pour cet a priori, cette merveilleuse « admiration préalable ». La modernité instaure ce rapport au passé.

Un certain progressisme l’ignore complètement : le passé ne serait que de l’obscurité. Le wokisme est l’apothéose du progressisme car il éradique l’idée même de classique. On ne parle plus de savoir absolu mais l’époque contemporaine et éveillée se croit dotée d’une sensibilité absolue à toutes les formes d’exclusion, de discrimination, de stigmatisation. Elle vient même de découvrir la discrimination capillaire. Elle ne va donc pas chercher une quelconque vérité dans le passé ; elle est le tribunal devant lequel sont convoquées les œuvres du passé. Aucune d’entre elles ne peut dire qu’elle a dénoncé simultanément le racisme, le sexisme, l’homophobie et la grossophobie. On le voit d’ailleurs dans les mises en scène contemporaines de théâtre ou d’opéra : les œuvres sont impitoyablement conformées à l’esprit du temps. Dans son dernier film Le TestamentDenys Arcand le montre très bien. La scène la plus spectaculaire a été inspirée par l’anecdote suivante : après que les descendants d’amérindiens ont demandé la destruction d’une œuvre représentant la première rencontre entre les explorateurs hollandais et les Indiens, les conservateurs du musée d’histoire naturelle de New York ont décidé de recouvrir l’œuvre d’une vitre permettant d’y superposer les textes précisant les inexactitudes. On ne « cancel » pas toujours le patrimoine, mais on met une vitre devant pour dire ce qui ne va pas ! Le politiquement correct, c’est la correction continue du passé pour le mettre à l’heure de la sensibilité absolue. Et voilà comment on en arrive à une ringardisation voire à une criminalisation du passé européen.

Vous citiez Kundera et vous connaissez par cœur cette phrase « Quand une conversation d’amis devant un verre de vin est diffusée publiquement à la radio, ce ne peut vouloir dire qu’une chose, que le monde entier est changé en camp de concentration ». Il arrive qu’on pense à cette phrase en voyant des épisodes de l’actualité où des gens filmés à leur insu se retrouvent exposés au tribunal médiatique. La faites-vous votre ou la trouvez-vous trop dure ?

Je ne crois pas que cette phrase soit trop dure. Il faut l’entendre et il faut savoir que Kundera a vécu dans un pays totalitaire. Il sait donc de quoi il parle. Une autre réflexion de Kundera va tout à fait dans le même sens. Dans Les Testaments trahis, il cite deux personnalités du Printemps de Prague, Jan Procházka et Vaclav Cerny. Nous sommes à l’époque de la normalisation, après les années 70, et leurs conversations sont secrètement enregistrées par la police. Un jour, pour les discréditer, la police décide de diffuser ces conversations en feuilleton à la radio. Et ça a failli marcher. Pourquoi ? Parce que « Dans l’intimité, dit Kundera, on dit n’importe quoi, on parle mal de ses amis, on raconte des plaisanteries de mauvais goût, on amuse son interlocuteur en le choquant par des énormités. On a des idées hérétiques que l’on n’avoue pas publiquement. Dans l’intimité, on exagère. Agir autrement en privé qu’en public est l’expérience la plus évidente de tout un chacun, le fondement sur lequel repose la vie de l’individu. » Dans un deuxième temps, l’opinion s’est rendue compte que le vrai scandale, ce n’était pas les propos de ces deux hommes, mais c’était le viol de leur vie. Malheureusement cette sensibilité-là n’est plus la nôtre. On dit maintenant : « la vie privée n’existe pas », « le privé est politique ». Et avec le privé qui est politique, ce n’est plus la police qui met les gens sur écoute, c’est la doxa, c’est la société dont certains grands médias se font les représentants. Cette société s’assigne une mission : instaurer entre les êtres un rapport rigoureusement égalitaire, mettre fin à toute forme de domination. C’est donc un ordre moral qui ne condamne pas le péché de la chair mais qui débusque l’inégalité jusque dans le secret de l’alcôve. Il ne s’agit pas de délivrer les êtres humains des affres du désir, mais le désir lui-même de la volonté de puissance, de réinventer l’amour sur les ruines de l’ordre patriarcal. Il ne s’agit donc pas d’un retour du bâton victorien mais d’une nouvelle version de l’avenir radieux.

L’une après l’autre, les têtes tombent. Je vais peut-être vous choquer, mais quand Gérard Depardieu dit des obscénités dans un cadre privé, il ne mérite pas la mort sociale. J’ajoute que dans cette atmosphère de révolution, l’instinct de justice se libère de la justice. La présomption d’innocence, le contradictoire, la prescription, la gradation des comportements disparaissent. Un continuum va de la blague lourde jusqu’à la pénétration forcée pour nous dire que la réalité de notre temps, c’est la culture du viol. Voilà ce dont le néoféminisme veut nous convaincre. Or le droit civilise la justice, et la civilisation est une conquête fragile menacée tout autant par l’impatience du bien que par l’appétit du mal.

L’Après littérature était votre précédent ouvrage. Ionesco écrit « Un auteur est un instituteur ». Est-ce que cette phrase vous plaît ou vous inquiète ?

Avec ses pièces, Molière voulait aussi « Plaire et instruire ». Je pense que plaire est très important dans la littérature. C’est ce qui différence la littérature de la philosophie. Rares sont les philosophes qui cherchent à plaire – ce n’est pas leur problème. C’est merveilleusement l’un des objectifs de la littérature. Mais je dirais plutôt « plaire et élucider ». La littérature, je la conçois comme un mode de connaissance. Je lis pour développer ma capacité d’attention, pour ouvrir les yeux, pour trouver les mots qui me rendent la réalité plus présente. Je lis donc pour connaître. Et je citerai aussi une grande romancière anglaise, peu connue en France, Iris Murdoch : « Le grand art est libérateur, il nous permet de voir et d’apprécier ce qui n’est pas nous-même ». C’est ainsi que je conçois la littérature.

Il faut quand même évoquer votre passion pour les Beatles. J’ai trouvé une citation de Milos Forman : « Je suis convaincu que les Beatles sont en partie responsables de la chute du communisme ». Vous êtes un grand admirateur de Paul McCartney mais je ne crois pas que vous admiriez les Beatles par anticommunisme. Est-ce que ce rapprochement de Milos Forman vous satisfait ?

J’aime bien cette idée. Il exagère sans doute, mais cela me fait plaisir. Si Sergent Pepper’s a contribué à la chute du Mur, c’est une raison supplémentaire de réécouter Sergent Pepper’s. J’aime les Beatles mais, autant l’avouer, je suis monogame. Je ne peux pas en aimer quatre. J’aime McCartney, sa voix absolument incroyable, ses mélodies enchanteresses et puis aussi des chansons qui sont des histoires, qui évoquent des personnes et des lieux : The fool on the hill, Eleanor Rigby, Jenny Wren, Penny Lane. Et j’ajoute que c’est avec Paul McCartney que j’ai commencé la carrière de réac qui m’a mené à la médaille d’or du Figaro. Parce que McCartney, à l’époque, n’était pas très bien vu. Dans les années 60-70, on aimait les Rolling Stones plus que les Beatles. Je ne me suis jamais acheté un disque des Stones. Je l’entendais peut-être dans les soirées, I can’t get no satisfaction, oui bien sûr je comprends mais… Et quand on aimait les Beatles c’était déjà un peu trop commercial. Il fallait aimer Lennon, parce que Lennon c’était la gauche. McCartney, c’était déjà la droite. Vous voyez, c’est là que tout a commencé.

Une citation de Stendhal concentre beaucoup de choses qui vous ressemblent : « La Chartreuse , dit Stendhal dans une lettre à Balzac, est écrite comme le code civil ». Dans L’Après littérature , vous faisiez du droit et de la littérature les remparts du particulier, qui est selon vous menacé. Écrire comme le code civil peut-il être pour vous un projet d’écrivain ?

Depuis Marx, la tentation est grande de croire que le chiffre deux est le chiffre du réel. Marx, c’était la lutte des classes : classe ouvrière/classe bourgeoise. Le wokisme, c’est dominant/dominé. Or la littérature, c’est tout autre chose. Je voudrais évoquer ici Mona Ozouf lisant Le lys dans la vallée. Madame de Mortsauf s’est toujours refusée à Felix de Vandenesse qui lui faisait la cour. Sur son lit de mort, elle lui envoie une lettre dans laquelle elle écrit : « J’ai parfois désiré de vous quelque violence ». Et Mona Ozouf dit « Parfois mais pas toujours. La littérature nous fait quelque violence mais pas « la » violence, la littérature nous fait entrer dans un monde de perplexité, d’ambivalence, d’ambiguïté dont décidemment veut nous chasser l’idéologie. » Imaginez cette phrase lue par Sandrine Rousseau ! Cette phrase est scandaleuse, elle tend à devenir inaudible. C’est ça L’Après littérature.

Mais mon modèle n’est pas Stendhal : c’est Flaubert. Dans sa correspondance, Flaubert a cette remarque extraordinaire : « La prose est née d’hier, voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites, mais celles de la prose, tant s’en faut » Flaubert souffrait le martyr ; il se donnait un mal de chien pour élever la prose du roman à la hauteur stylistique de la poésie. Il écrit aussi dans sa correspondance : « Quand je découvre une mauvaise assonance ou une répétition dans une de mes phrases, je suis sûr que je patauge dans le faux. À force de chercher, je trouve l’expression juste, qui était la seule et qui est, en même temps, l’harmonieuse. » J’essaie à mon petit niveau de faire pareil ; je chasse les répétitions, les mauvaises assonances, et il est vrai que quand je suis arrivé à la phrase harmonieuse, c’est aussi la phrase juste. La littérature, c’est la coïncidence mystérieuse de l’exactitude et de la beauté.

Dans Pastorale américaine , Phillip Roth décrit ainsi l’état d’esprit du militantisme d’extrême gauche dans les années 70 : « Litanie monotone des endoctrinés bardés d’idéologie de pied en cape, litanie monotone hypnotique de ceux dont la turbulence ne peut se contenir que dans l’étranglement, que dans la camisole de force d’un rêve hyper cohérent. Ce qui manque à ces mots sans balbutiement, ce n’est pas la sainteté de la vie, c’est l’accent de la vie ». Diriez-vous que l’idéologie éteint les accents de la vie ?

C’est ce qui nous menace. Philip Roth a écrit aussi dans J’ai épousé un communiste « Quand vous généralisez la souffrance, vous avez le communisme, quand vous particularisez la souffrance, vous avez la littérature ». Maintenir le particulier en vie dans un monde qui simplifie et généralise, c’est la tâche dans laquelle il faut s’engager. Le communisme est mort mais il a des successeurs. Il y a le wokisme et le néoféminisme, deux manières très violentes de congédier la littérature. Mais là où la réalité du Goulag dévoilée par les dissidents a porté un coup fatal à l’idéologie communiste, que va-t-il se passer aujourd’hui ? Ces idéologies font des victimes innocentes dont on ne se soucie pas beaucoup : ces condamnés à la mort sociale, cela ne fait pas un goulag. Le processus en cours va-t-il s’arrêter ou sommes-nous les témoins de la seule révolution qui va réussir ?

Venons-en à Péguy. J’ai pris dans Notre jeunesse les mots suivants qui vont nous permettre de parler d’Israël et du massacre du 7 ocFtobre . Péguy écrit au sujet des Juifs « Je connais bien ce peuple, il n’a pas sur la peau un coin qui ne soit pas douloureux, où il n’y ait un ancien bleu, une ancienne contusion, une douleur sourde, une cicatrice, une meurtrissure d’Orient ou d’Occident ». Les dernières douleurs, celles du 7 octobre, sont devenues sourdes en à peine quelques jours, elles ont été effacées quand elles n’ont pas été niées. Avez-vous été surpris par une amnésie aussi rapide ?

Quelques années avant le 7 octobre, David Grossmann avait déjà dit « Tragiquement Israël n’a pas guéri l’âme juive de sa blessure fondamentale, la sensation de ne pas être chez soi dans le monde ». Être chez soi dans le monde, c’est avoir une maison. Le 7 octobre, cette maison a été saccagée. Les Israéliens ont été très brutalement replongés dans la condition juive de vulnérabilité. Une maison fragile et pénétrable : voilà ce qu’a révélé le 7 octobre. Je pense qu’en effet on n’a pas pris la mesure de ce traumatisme. À cause de ce qui a suivi, la guerre à Gaza, on est aussitôt entré dans la comptabilité : 1200 morts le 7 octobre, peut-être 30.000 morts à Gaza. Je dis peut-être car ce sont les chiffres du Hamas, et le Hamas ne fait pas la distinction entre les civils et les combattants. Les Israéliens affirment qu’ils ont tué plus de 10.000 combattants. Peu importe. La comptabilité joue en défaveur d’Israël.

Mais il y a pire : les manifestations pro-palestiniennes ont commencé dès le 8 octobre, manifestations massives sur les campus américains, à Madrid, à Londres, à Rome, à Berlin, à Paris un peu moins nombreuses. « From the river to the sea, Palestine will be free ». De la rivière à la mer, la Palestine sera libre. Israël est accusé de génocide par ceux-là mêmes qui demandent un génocide, c’est-à-dire que la terre dite de Palestine soit purgée de toute présence juive. Et on a vu aussi resurgir avec une violence inouïe l’antisémitisme le plus brutal. Mais l’époque est prise en porte à faux. L’Europe post-hitlérienne pensait qu’il fallait affronter une double menace : la menace de l’oubli et la menace d’une résurgence du racisme. C’était la leçon tirée de l’épisode hitlérien. Or que voit-on ? Un antisémitisme antiraciste. Dans ce monde divisé entre dominants et dominés, les Juifs sont passés du mauvais côté de la barricade : ils sont des dominants, des oppresseurs. Et en plus ils se rendent coupables de génocide. Or les Juifs ne sont pas arrivés sur la terre Israël en quête de conquêtes, mais en quête de sécurité. Ils avaient un lien puissant, une affinité avec cette terre depuis près de 4000 ans ; c’est là qu’ils ont émergé en tant que nation, religion, culture et langue. Mais tout cela n’est plus entendu : Israël, c’est l’impérialisme, le colonialisme, c’est même la résurrection du nazisme. Autrement dit, on s’adosse à la mémoire pour criminaliser Israël. Cet antisémitisme a bonne conscience, puisqu’il persécute les Juifs au nom du « plus jamais ça ». Antiracisme dévoyé, mémoire fallacieuse. Voilà la réalité, le cocktail explosif de notre temps.

Charles Péguy encore, dans une confidence qu’il fait à son ami Daniel Halévy, dit « Je marche avec les Juifs, parce qu’avec les Juifs je peux être catholique comme je veux l’être ». Diriez-vous que désormais les Juifs et les catholiques marchent côte à côte, ce qui n’était pas le cas du temps de Péguy ?

Je pense qu’il y a aujourd’hui un devenir minoritaire du catholicisme et même une communauté de destin entre Juifs et catholiques. Je vais vous donner un exemple tiré d’un livre publié au début de ce siècle sous la direction de Georges Bensoussan, Les territoires perdus de la République. Une professeur de lettres modernes de l’Essonne évoque le cas dans sa classe d’un nouvel élève transfuge d’un lycée catholique voisin. Il est motivé et dynamique. Tellement motivé et tellement dynamique que les professeurs s’inquiètent : il va lui arriver malheur. Il est rapidement victime d’une discrimination quotidienne, culturelle, sociale et religieuse. Des menaces, des intimidations, des injures. On le traite de Français, de babtou, d’intello. Et dans la cour on l’interpelle « Tu viens de Saint-James, tu es catholique, tu manges du porc, tu es un porc. Tu crois en Jésus, viens te battre ». Le pauvre garçon se ronge les ongles jusqu’au sang, il a des maux d’estomac, il devient las et doit finalement quitter l’établissement. Voilà la réalité des territoires perdus de la République. Dans ces territoires, ni les élèves catholiques ni les élèves juifs ne se sentent plus chez eux.

J’ajouterais que j’aime aussi le génie du christianisme. « Dieu même a craint la mort », lit-on dans Polyeucte. Cet hémistiche est abondamment commenté par Péguy. On n’a jamais vu cela dans l’histoire des religions. Et il y a cette phrase inouïe du Christ sur la croix « Mon père, mon père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Il a peur, il va mourir, et sa mère, la Pietà, pleure son fils mort. C’est cela que nous lègue le christianisme. « Dieu est mort », c’est dans l’iconographie chrétienne bien avant que ce ne soit une proclamation de Nietzsche. Alors bien sûr il y a le Christ ressuscité, mais les images du Christ ressuscité sont moins nombreuses que le Christ en croix, que la déposition ou la mise au tombeau. Pour cette phrase, « Mon père, mon père, pourquoi m’as-tu abandonné ? », j’aime infiniment le christianisme.

Simone Weil, dans L’Enracinement a ces mots très célèbres qui peuvent nourrir la méditation d’une vie : « L’enracinement est le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine ». Et elle ajoute « C’est le besoin le plus difficile à définir ». Pouvez-vous nous définir l’enracinement et, plus personnellement, votre enracinement ?

Je suis un lecteur de Simone Weil et notamment de ce livre posthume, publié par Albert Camus qui est venu se recueillir dans la chambre de Simone Weil que ses parents avaient gardée intacte, avant d’aller à Stockholm pour recevoir le prix Nobel. J’aime ce livre, j’aime ce qu’elle dit de l’enracinement. Je ne suis pas de ceux qui crient au racisme dès qu’ils entendent le mot d’enracinement. Ce besoin, je le comprends. Mais pour ce qui me concerne, moi ici en France, je me félicite avec Levinas d’habiter une nation à laquelle on peut s’attacher par le cœur et par l’esprit autant que par les racines. Maurras écrivait dans L’Avenir de l’intelligence « Tous les grades du monde ne feront pas sentir à ce critique juif, d’ailleurs érudit, pénétrant, que dans Bérénice, « lieux charmants où mon cœur vous avait adorée » est une façon de parler qui n’est point banale, mais simple, émouvante et très belle. » Je ne suis pas érudit, je suis juif mais pas érudit, et je défaille littéralement quand j’entends ces vers de Bérénice :

« Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? »

Et puis aussi ce soupir d’Antiochus :

« Que vous dirai-je enfin ? je fuis des yeux distraits,
Qui, me voyant toujours, ne me voyaient jamais. »

Je pense que même sans racines, on peut devenir Français par Racine, par Marivaux, par Diderot, Par Paul-Jean Toulet, par Monet, par Bonnard, par Vuillard, par Matisse, par Ravel, par la montagne Sainte-Victoire et par Notre-Dame de Paris. En tout cas pas seulement par la Déclaration des droits de l’homme et les valeurs de la République.

Pour conclure je voudrais vous citer un verset du Psaume 130 dans lequel chrétiens et juifs se retrouvent pour prier leurs défunts. Dans la religion catholique c’est ce qu’on appelle le De profundis : « J’espère le Seigneur de toute mon âme ; je l’espère, et j’attends sa parole. » Est-ce que cette prière, cette attente, cette espérance du seigneur sont les vôtres ?

Non. Je dois le dire de manière très abrupte puisque c’est la vérité. Ma mère m’a dit longtemps « Tu as toute la vie devant toi ». Maintenant l’essentiel est derrière. Donc je pense à la mort, j’y pense et pas seulement en me rasant le matin. D’ailleurs, quand je me rase, je constate sur moi les ravages du temps. J’ai 74 ans et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. J’ajoute simplement qu’une autre angoisse m’étreint aujourd’hui. La peur de vivre trop longtemps. La peur de la plongée dans la longue hébétude, cet immense chagrin de se savoir en état de destruction mentale dont parle Rezvani. J’ai peur aussi de survivre à celle dont je suis amoureux. Je ne veux pas mourir, mais je ne veux surtout pas mourir après elle. La mort, en tout cas, a raison en moi de l’espérance. Ce n’est pas du tout un athéisme triomphant, ce n’est pas l’athéisme du règne de l’homme, qui s’attribue progressivement l’omnipotence et l’omniscience en chassant Dieu de son trône. Non, c’est l’homme orphelin, l’homme qui pense que la mort a le dernier mot. Aucune espérance en l’au-delà ne m’est permise. Et je le regrette, je ne m’en targue pas. J’envie même ceux qui éprouvent ce sentiment. Mais quand on me demande ce qu’est l’éternité pour moi, c’est triste à dire, c’est : je vais mourir un jour et dans un milliard d’années, je serai encore mort. C’est gai, hein !

Source lefigaro