Delphine Horvilleur : « En Israël comme en Palestine, une forme d’idolâtrie annihile tout esprit critique »

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« Nous ne pourrons pas réparer le drame absolu de cette jeunesse décimée en Israël, de ces enfants morts en Palestine », déclare la rabbine, dans un entretien au « Monde ». Mais cette blessure nous oblige, poursuit-elle, à dépasser la tentation de la haine.

Un peu plus de quatre mois après l’attaque du Hamas en Israël, Delphine Horvilleur tente, dans son nouvel essai, Comment ça va pas ? Conversations après le 7 octobre (Grasset, 160 pages, 16 euros, à paraître le 21 février), de faire face au traumatisme. En revisitant son héritage culturel et ses racines, en dialoguant de manière réelle ou imaginaire, la rabbine fait de l’écriture une sorte d’œuvre au noir destinée à transmuter la douleur et la colère en chemin de résilience.

Au lendemain du 7 octobre 2023, vous nous disiez être terrassée par le peu d’empathie témoignée envers les juifs. Est-ce pour pallier ces silences que vous avez écrit ce livre de conversations ?

Quand j’ai commencé à écrire, je ne suivais pas un but précis. J’écrivais simplement pour survivre. J’ai tellement eu l’impression que le sol se dérobait sous mes pieds que j’ai voulu fabriquer une planche de salut avec des mots, un manuel de survie personnelle. Le point de départ de ce livre, ce sont certes des conversations, mais d’abord avec mes propres fantômes. En particulier avec ceux de mes grands-parents : après le 7 octobre, j’ai eu le sentiment que mon histoire familiale et ses douleurs hurlaient en moi.

Tout ce que j’avais voulu mettre en sourdine dans mon héritage – à savoir la menace antisémite et sa permanence dans l’histoire – a fait irruption. Il m’a fallu un temps pour comprendre que, si j’écrivais ces conversations menées dans ma tête, c’est précisément parce que j’étais en manque de conversation avec d’autres et que j’étais terrorisée à l’idée de ne plus en avoir.

Comment expliquer la permanence de l’antisémitisme ?

Il faut commencer par dire quelque chose de très simple : l’antisémitisme n’a rien à voir avec les juifs. La preuve : il y a énormément de pays dans le monde où ne vit plus un seul juif, mais où l’antisémitisme perdure. Sa vivacité terrible tient d’abord à une chose : bien des sociétés font de cette haine un ciment. Le juif est le nom de ce qu’il est de bon ton de haïr pour fédérer.

De fait, le Moyen Age était marqué par une peur aiguë des maladies : le juif fut alors accusé de contaminer les puits. Plus tard, dans une société obsédée par la virilité, le juif fut assimilé à une figure féminisée : on le représentait faible ou lascif. Aujourd’hui, quand les temps sont plutôt à la défense du droit des femmes et des minorités sexuelles, le juif incarne soudain le mâle alpha de l’histoire, avec l’image du soldat israélien musclé. Dans les périodes marquées par des ambitions nationalistes et colonialistes, le juif est perçu comme l’élément internationaliste. Lorsque, au contraire, les temps sont à la lutte anticoloniale, le juif a le visage de l’impérialisme. Ainsi, tout cela n’a rien à voir avec ce que les juifs sont ou font, mais avec les passions.

Il est troublant de voir à quel point, plus qu’aucune autre guerre au monde, le conflit israélo-palestinien déclenche des passions, et ce depuis des décennies. Qu’est-ce que ce conflit réveille donc au plus profond de nous ?

Quelle est votre hypothèse ?

On peut faire, à mon sens, une lecture à la fois théologique et psychanalytique de notre rapport au conflit israélo-palestinien, qui est pourtant un conflit essentiellement politique et territorial. Il y a dans la haine du juif, me semble-t-il, une problématique de rapport à nos origines, liée au fait que, pour les chrétiens et les musulmans, les juifs sont ceux qui étaient là « avant ». Or, faire face à celui qui était là avant oblige à faire face à nos dettes. Que doit-on au monde qui nous précède ?

Avant le concile Vatican II [1962-1965], le catholicisme avait une recette très simple pour oblitérer cette dette : il se considérait comme le Verus Israël, le « Vrai Israël », les juifs ayant trahi le message des origines. De même, beaucoup de théologiens de l’islam considèrent le Coran comme la version véritable du texte falsifié que serait la Bible. Cette angoisse des origines complique le rapport aux juifs en général, et aux Israéliens en particulier. Voilà pourquoi certains aujourd’hui se racontent qu’il n’y aurait pas de juifs avant 1948 [date de la création de l’Etat d’Israël] au Proche-Orient…

Ma crainte en disant cela, évidemment, c’est que les gens considèrent que je minimise la souffrance palestinienne. Ce qui se passe au Proche-Orient est terrible pour les uns et les autres. Les Palestiniens ont des droits sur cette terre et leur rêve d’autodétermination est légitime. Mais la justice et la paix ne viennent jamais de la diabolisation de l’autre.

Vous dressez un parallèle entre la situation actuelle d’Israël et le patriarche Jacob, à qui Dieu a donné le nom d’Israël après l’avoir affronté. En quoi cet épisode biblique peut-il nous éclairer ?

Si le nom d’Israël suscite les passions, la plupart des gens n’ont aucune idée d’où il vient et pensent qu’il s’agit du nom d’un pays. Or, dans la Bible, Israël est le nom d’un homme. Celui du patriarche Jacob, qui ressort victorieux de sa lutte contre un ange qui lui donne le nom d’Israël. Mais s’il a gagné son combat, Jacob-Israël demeurera boiteux pour le restant de ses jours. L’histoire d’Israël dans la Bible, c’est donc la conscience qu’on ne sort pas indemne des combats qu’on a menés dans l’existence, qu’il faut apprendre à vivre avec tout ce qui claudique dans nos vies.

Or, l’Etat d’Israël s’est construit sur un narratif de force qui l’a mené – en particulier l’actuel gouvernement – vers une hubris de pouvoir. En galvanisant les extrêmes, ce narratif de puissance menace aujourd’hui son avenir.

Un narratif de puissance qui est celui du frère jumeau de Jacob…

Jacob a effectivement un frère jumeau dans la Bible : Esaü, l’homme conquérant et puissant. Pourtant, ce n’est pas par lui que passe l’alliance avec Dieu, mais par Jacob le boiteux. Tout au long du texte biblique d’ailleurs, l’alliance passe par ceux qui acceptent leur vulnérabilité : Abraham va devoir vivre avec sa stérilité, Isaac avec son aveuglement, Moïse avec son bégaiement. Celui qui, à l’instar d’Esaü, mise sur la force fait un choix dramatique qui l’éloigne de la promesse biblique. Il y a là une vraie leçon pour Israël, qui, ces dernières décennies, a cru être à l’abri des claudications de l’histoire juive.

De façon plus générale, ce récit biblique est pertinent pour chacun d’entre nous. Il pose la question de savoir comment continuer notre chemin avec nos failles. A mes yeux, le propre du cheminement adulte, c’est de se savoir non indemne. Le 7 octobre a eu cet effet-là sur beaucoup d’entre nous. Nous ne pourrons pas réparer le drame absolu de cette jeunesse décimée en Israël, de ces enfants morts en Palestine. Mais il nous faudra apprendre à vivre avec notre claudication éternelle. Elle nous oblige.

Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de manquer d’empathie concernant la situation à Gaza ?

La mort de tous ces enfants et innocents est un drame absolu. Il ne faut jamais cesser de le répéter. Il faut regarder tous ces visages de victimes et y voir nos enfants. Pourtant, à chaque fois qu’on m’interroge, je sais que, quoi que je dise, ce n’est pas suffisant pour mon interlocuteur. En tant que juive, pour apparaître légitime, je dois commencer mes phrases en rappelant à quel point la situation à Gaza est terrible, avant d’évoquer la douleur israélienne, elle aussi insupportable. Notre langage est comme pris en otage, lui aussi parasité par les passions, et on voudrait en permanence que je somme je ne sais qui que tout s’arrête immédiatement…

Mais il y a quelque chose de lâche et troublant dans cet appel au « cessez-le-feu et puis c’est tout ». Je veux bien appeler au cessez-le-feu. Qui ne voudrait pas que le feu cesse ? Mais tant que le Hamas continue de dire qu’à la moindre occasion il fera un nouveau 7 octobre, comment poser la question de la sécurité de tous ? La solution politique appelle à se soucier simultanément des uns et des autres. Pour cela, il convient d’abord de lutter contre nos propres extrémismes, nos pyromanes et de ne pas faire comme si nous n’avions pas, chacun, une responsabilité dans leur émergence.

Dans chaque camp, il y a une forme d’idolâtrie. Du côté juif, Israël est devenu, pour certains, une sorte de veau d’or qui annihile tout esprit critique. De même, la place que joue aujourd’hui la Palestine dans la conscience arabe est un drame. Elle censure bien des paroles mesurées dans un soutien inconditionnel où la fin justifierait tous les moyens, déresponsabilisant ainsi les assassins. Rares sont les voix qui osent le dire librement.

Si votre livre débute par un poème de l’écrivain palestinien Mahmoud Darwich, aucune de vos conversations, même virtuelle, ne se fait avec des Palestiniens. Pourquoi ?

Au lendemain du 7 octobre, j’ai été dévastée par le silence de voix palestiniennes en France et leur absence de condamnation de la barbarie du Hamas. Il me semblait si simple de dire à quel point le combat des Palestiniens est légitime, tout en se désolidarisant de la barbarie terroriste. J’ai alors cherché à renforcer ma conversation avec de nombreux amis arabes et à tout faire pour éviter cet entre-soi de nos douleurs. Tenter de comprendre combien ce conflit nous défigure et l’empêcher de nous rendre étranger à l’autre : voilà le défi infini.

Quelque chose de positif peut-il naître du déluge de violence actuel ?

Quand je vivais en Israël, au moment des accords d’Oslo [en 1993], nous étions nombreux à penser qu’on touchait du doigt la solution. Pourtant, Yitzhak Rabin a été assassiné [en 1995], tandis que le terrorisme palestinien est devenu exponentiel. Dans les moments où j’essaie d’être optimiste, je me dis que cette tragédie pourrait créer un effet inverse : nous éloigner si terriblement de la paix, jusqu’à ouvrir peut-être des voies inattendues. Je pense à la paix avec l’Egypte, qui n’a été possible qu’après le désastre de la guerre du Kippour.

Parfois, l’humanité doit traverser une nuit noire pour envisager les chemins de lumière qu’elle refusait de voir avant cela. Bien évidemment, loin de moi l’idée qu’il « faut » en passer par là. Ce deuil terrible que les sociétés israélienne et palestinienne sont en train de faire doit surtout permettre l’émergence d’une ère nouvelle. C’est notre unique chance.

Le propre du deuil, c’est qu’il peut à la fois faire grandir les consciences ou faire grandir les peurs. Demain, Israël peut tout aussi bien devenir une société plus soucieuse de justice qu’une société encore plus repliée sur elle-même. De même pour la société palestinienne : tout dépendra de sa capacité à se libérer du leadership islamiste.

Je ne crois pas que la solution viendra des généraux ou des politiques, mais davantage des poètes, de ceux qui ont la capacité de construire par leurs mots d’autres possibles. C’est pourquoi mon livre s’ouvre avec un poète palestinien et se termine avec un poète israélien. Ils sont ceux qui m’aident à croire encore.

Dans la Genèse, au moment où le monde est créé, il est écrit que, chaque jour, « il fut soir, il fut matin » : étrange formulation qui suggère que chaque nouveau jour commence par une traversée de l’obscurité. Or, cette phrase a un double sens, qui m’a été enseigné par un de mes maîtres, Marc-Alain Ouaknin : le mot « soir » en hébreu signifie aussi « responsabilité », et le mot « matin » veut dire également « sens critique ». Il est donc possible de lire ce verset de la Genèse comme la répétition d’une injonction disant : « Il fut responsabilité, il fut sens critique », et alors le jour parut. Tant qu’il n’y aura pas prise de responsabilité, tant qu’il n’y aura pas sens critique, ce sera la nuit de la conscience, de la morale et de l’éthique.

« Comment ça va pas ? Conversations après le 7 octobre »

Si le titre de cet essai peut surprendre, il a l’avantage d’annoncer clairement qu’il ne s’agit pas d’une analyse géopolitique sur les relations israélo-palestiniennes. L’ambition de ce petit traité est à la fois plus modeste et plus audacieuse. Au fil de conversations réelles ou imaginaires (avec ses grands-parents, Claude François, ses enfants, le Messie…), Delphine Horvilleur parle de la douleur, de la mémoire transgénérationnelle, des fantômes du passé, du langage, de la vulnérabilité et de l’empathie… Bien que la thématique n’ait rien de léger, le propos, teinté de dérision, ne manque pas d’humour.

Rien de lénifiant, pourtant, dans Comment ça va pas ? Conversations après le 7 octobre. Car « le propre de la guerre, selon l’autrice, est d’assassiner le langage, en même temps que les innocents et la subtilité ». La rabbine fustige ainsi les antiracistes, qui se sont, selon elle, détournés de la lutte contre l’antisémitisme, étrille les féministes sur leur silence face aux violences sexuelles commises contre des Israéliennes par le Hamas, déplore le retour du langage antisémite dans la vie politique, à gauche comme à droite.

Heureusement, écrit Delphine Horvilleur, « nous ne sommes pas “que” ce qui nous est arrivé… seulement ce qu’on en fera ». Et d’esquisser un chemin pour transcender la souffrance et ne pas désespérer d’aboutir, un jour, à une société juste. Donnant à ce manuel de survie une dimension universelle.

« Comment ça va pas ? Conversations après le 7 octobre », de Delphine Horvilleur, Grasset, 160 pages, 16 euros, à paraître le 21 février.

Source lemonde