« Vous m’avez fait honte ! » : les colères de Robert Badinter

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On n’oubliera pas ses discours, dont la véhémence a reflété la force de ses engagements intimes et politiques, comme le mystère de sa virtuosité.

On pourrait évoquer Robert Badinter, mort à l’âge de 95 ans dans la nuit du 8 au 9 février, par ses colères. Non qu’il fût un homme colérique, à la Claude Sautet. Mais elles ont marqué les esprits et, pour qui l’a rencontré, il n’était pas à exclure qu’à brûle-pourpoint la passion l’emporte, fasse enfler sa voix vibrante et le fasse sortir de ses gonds.
La colère peut exprimer un tempérament. Elle était chez lui l’expression d’un engagement, d’une flamme.

La colère comme discours

Elle se traduit souvent par des emportements inarticulés, il sut lui donner la forme d’un discours, d’une modalité pour ainsi dire, où l’on ne savait s’il fallait être ébloui par le fond ou ému par la forme, étonné en tout cas par ce fleuve calme et paisible qui devenait torrent véhément. De Badinter, on retiendra de fait quelques discours en acte mémorables. Porté à ce stade de l’excellence, on touche au mystère, le mystère d’un homme. Colère cinglante comme une lame qui le soulevait, l’emportait, l’animant, malgré l’âge, d’une soudaine et surprenante rage.

Colère venue sans doute du tréfonds d’une enfance marquée par l’humiliation des années de l’Occupation à Paris, à Lyon ou près de Chambéry passées à se cacher, à trembler, estampillée des pertes du père, de l’oncle maternel, de la grand-mère paternelle, déportés et exterminés à Sobibor ou Auschwitz. Colère parfois jouée, dont il usait dans ses variations, ses pauses, ses silences, comme d’un admirable instrument ? Les mots lui venaient-ils spontanément ou avaient-ils été roulés comme des cailloux ? Lui seul aurait su faire le tri entre le grain authentique et l’ivresse d’un courroux maîtrisé jusque dans son excès.

La colère froide de l’abolition

Il y eut d’abord la colère froide, retenue, ironique, politique, de son discours historique à l’Assemblée nationale, le 17 septembre 1981, quand il vient demander à la tribune l’abolition de la peine de mort et qu’il s’interroge sur le retard de la France à voter cette loi. « Il était urgent d’attendre. Attendre comme si la peine de mort, et la guillotine, était un fruit que l’on devait laisser mûrir avant de le cueillir. En vérité, nous savons bien que c’était à cause de la crainte de l’opinion publique. Rien n’a été fait pendant les années écoulées pour éclairer cette opinion publique. Je dis rien, au contraire, on a refusé l’expérience des pays abolitionnistes. On ne s’est pas interrogé sur le fait essentiel, comment les grandes démocraties occidentales, comment nos proches, nos voisines, nos sœurs pouvaient vivre sans la peine de mort. On a négligé les études conduites par toutes les grandes organisations internationales… Pire, on a occulté leurs constantes conclusions : il n’a jamais, jamais été établi une corrélation quelconque entre la présence ou l’absence de la peine de mort dans une législation pénale et la courbe de la criminalité sanglante. »

Ce jour-là, il régnait un silence de mort dans l’hémicycle. Les opposants et tous ceux qui ont retardé ce vote depuis 190 ans subirent les foudres d’un homme qui parlait en son nom bien sûr, au nom du gouvernement, mais au nom aussi de ces morts guillotinés dont il semble, là, dans ce lieu laïque, porter le linceul.

L’émotion indignée face à Faurisson

La mort n’est jamais bien loin quand il répond, en 2007, à Robert Faurisson, qui l’a assigné en justice, parce que Badinter, à la télévision, évoquant la dernière affaire qu’il avait plaidée avant d’être garde des Sceaux – le procès contre les révisionnistes –, l’avait traité de faussaire de l’Histoire alors que le jugement parlait seulement d’un manquement aux devoirs de l’historien.

Reprenant l’expression employée par Faurisson d’une « escroquerie politico-financière » qui résumerait les demandes de réparation des juifs survivants, Badinter l’accable d’une colère où le mépris, un regard foudroyant, le dispute à la douleur, une gorge serrée, que l’on devine non pas comme une plainte, mais comme un aliment propre à nourrir le feu d’une imprécation définitive : « Je terminerai, parce que je tiens à le dire, sur une note plus personnelle. Monsieur Faurisson, tout à l’heure encore, vous a répété, oui, oui, cette entreprise, cette escroquerie politico-financière… Alors ça veut dire quoi, si on le traduit dans sa vérité humaine où je l’ai vécue ?… Ça veut dire que tous ceux qui sont morts, mes parents et les autres, sont devenus les instruments conscients utilisés par tous les juifs, pour quoi faire, pour arracher des réparations auxquelles ils n’auraient pas eu droit. Et je reverrai toujours ma mère recevant de misérables indemnités parce qu’il ne restait rien. Alors, elle était quoi ? Une complice ? La complice d’une escroquerie politico-financière ? C’était ça ce qu’elle faisait à cet instant-là ? Et ses fils, nous étions quoi ? Les profiteurs ?… Les mots ont un sens, sauf pour ceux qui les utilisent comme vous. Et pour qu’il n’y ait aucune équivoque, pour que les choses soient claires, pour moi, jusqu’à la fin de mes jours, tant que j’aurai un souffle, Monsieur Faurisson, vous et vos pareils vous ne serez jamais que des faussaires de l’Histoire, et de l’Histoire la plus tragique dont j’espère que l’humanité, elle, gardera la leçon et le souvenir. »

Il y a bien sûr ces mots, qui excluent de l’humanité et du langage Faurisson pour son attitude et son idéologie ; il y a aussi cette voix chargée d’une souffrance sublimée par une fureur maîtrisée, qui semble être la voix de la damnation car elle condamne, au sein même de l’enceinte judiciaire, l’accusateur aux enfers éternels.

La rage du Vel d’Hiv’

Il y eut enfin cette rage folle qui l’a saisi le 16 juillet 1992 quand, pour la première fois, un président de la République, son ami François Mitterrand, est venu déposer une gerbe au pied du mémorial des victimes de la rafle du Vel d’Hiv’. Les jours précédant son 50e anniversaire, la tension avait été à son comble : diverses associations, dont le Comité Vel d’Hiv’ 42, avaient demandé à Mitterrand que la France, par sa voix, reconnaisse enfin la responsabilité de l’État français, que l’on cesse de parler de déportés et d’internés politiques pour prononcer enfin le mot « juif ». L’avant-veille, pour le 14 Juillet, le journaliste Paul Amar avait posé la question au président, qui s’était refusé à franchir ce pas. Alors, le 16 juillet, il avait été accueilli par une foule dont une partie s’était mise à scander : « Mitterrand, à Vichy ! Mitterrand, à Vichy ! »

Depuis plusieurs semaines, après en avoir demandé l’autorisation à Mitterrand, Badinter préparait un discours qu’il prononça effectivement. Mais auparavant, il lâcha non pas une bordée d’injures mais une volée de bois vert comme jamais aucun homme politique n’en avait distribué depuis la guerre : « Je me serais attendu à tout éprouver sauf le sentiment que j’ai ressenti il y a un instant et que je vous livre avec toute ma force d’homme… Vous m’avez fait honte ! Vous m’avez fait honte ! Il y a des moments où il est dit dans la Parole : les morts vous écoutent. Croyez-vous qu’ils écoutent ça ? Je ne vous demande rien, aucun applaudissement, que le silence, que les morts appellent. Taisez-vous ou quittez à l’instant ce lieu du recueillement. Vous déshonorez la cause que vous croyez servir. » Dans toute sa force d’homme en effet. Une force qui dut faire trembler les murs ce jour-là quand ses mots ont terrassé et cloué au pilori la fronde qui s’en était prise, à cet endroit précisément, à son ami et à la France.

Nulle comédie. Plus d’effet de manche. Mais un carrefour troublant des mémoires alors qu’il allait, dans son discours, évoquer le rôle sinistre de René Bousquet, l’ami de son ami. C’était deux ans avant la biographie de Pascale Froment consacrée à Bousquet qui allait révéler les liens de fidélité entre les deux hommes. C’était avant qu’il n’écrive cette lettre à François Mitterrand sur Bousquet et leur « brûlant secret ». C’était bien avant sa dernière colère publique l’an dernier quand il était venu présenter sa pièce de théâtre écrite sur le fil sur René Bousquet, qui le tourmentait, où il rappelait que ce dernier avait fait abaisser l’âge de déportation pour les enfants de 4 à 2 ans. Eût-il jamais alors, à aucun moment, une autre sorte de colère, lui qui aura, toujours, en définitive, parlé au nom des morts, les guillotinés, les déportés, au nom des siens et de tous les autres, ces morts qui nous écoutent, comme le répétait sa grand-mère ?

Par François-Guillaume Lorrain

Source lepoint