Mort de Robert Badinter, l’épris de justice

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De ses plaidoiries aux assises durant les années 70 jusqu’à la tribune de l’Assemblée nationale en 1981, l’ancien ministre de la Justice, mort dans la nuit de jeudi à vendredi 9 février à 95 ans, incarne tout entier le combat pour l’abolition de la peine de mort. Avocat brillant, puis garde des Sceaux et président du Conseil constitutionnel, il était devenu une référence morale pour la gauche française.

Le voilà de dos, qui marche et paraît très grand – alors qu’il ne l’est pas tant que ça. Peut-être est-ce ce grillage qui couvre le ciel et donne l’impression d’être enfermé dans une cage à poules. Robert Badinter, l’homme politique français qui a marqué son siècle en abolissant la peine de mort en France, est là, dans la minable cour de promenade d’une prison noirâtre où la nuit tombe, à Sofia, en Bulgarie. Il a 82 ans alors, et il parcourt les prisons d’enfants d’Europe de l’Est, en tant qu’«émissaire spécial» de l’Unicef. Badinter dans une prison dont tout le monde se moque. Badinter à qui un prisonnier dit que la douche c’est une fois seulement par semaine : «La plupart du temps, on pue» (le Bulgare ne savait pas bien qui était cet étranger qui lui posait des questions). Badinter qui a insisté pour savoir ce que voulait dire ce graffiti : «C’est une insulte, a répondu l’interprète, gêné. C’est “pédé”.» Et celui-là ? «J’aurais tout donné pour l’amour, mais pour la liberté, je vais donner l’amour.» Badinter est mort et c’est la visite de cette prison de Sofia qui nous revient. Badinter qui serre les dents dans cette cellule sans air où sont enfermés trois enfants, Badinter qui dit «sentiment de révolte absolue», «inhumanité ordinaire». Badinter qui s’assoit sur le banc cassé de la cour de promenade, lève la tête et regarde le grillage : «Même le ciel est emprisonné.»

«Le seul véritable combat de Robert Badinter est celui de la liberté et de la non-prison. Il éprouve une peur panique de l’enfermement», disait Jean-Denis Bredin, avec qui Badinter a monté un cabinet d’avocats en 1966. Garantir les libertés fondamentales, encadrer la privation de liberté individuelle (Robert Badinter a admiré le droit américain, et n’a jamais été séduit par le communisme), c’est ce qui a toujours vertébré la réflexion du juriste, le travail du ministre, la vie de l’homme. Il avait eu la peau de la machine à briser les cous, et disait à Paul Cassia, l’auteur d’une remarquable biographie juridique, Robert Badinter, un juriste en politique (Fayard, 2009) : «J’ai la nuque raide en matière de justice.» Il suscitait l’admiration du plus grand nombre, un comble quand on relit les violentes attaques de l’époque de l’abolition, il l’expliquait alors : «Pour les fanatiques de la peine de mort, si l’assassin ne peut être guillotiné, c’est de mon fait. Et toute la pulsion frustrée de mort et de haine contre l’assassin, eh bien, elle se polarise inconsciemment sur moi.» Il était depuis devenu un monument, «l’icône conservée dans le formol de l’abolition», écrivait Libé en 2000 déjà, le mausolée d’un morceau d’histoire française. Il faut le faire revivre, pourtant, rappeler ses grandes colères et ses plaisanteries sur les solides gardiennes de prison bulgares, ses discours emplis de grandes valeurs et de petites coquetteries, l’élégance et l’ombre de l’angoisse.

4 heures du matin, un matin blême de 1972 : la guillotine entre dans sa vie

Un coup de fil en 2011, au lendemain d’une interview. Badinter s’y est livré à une attaque en règle du «populisme judiciaire» de Nicolas Sarkozy. Un portrait photographique illustre l’article paru dans LibéUne main tachetée posée sur le nœud de sa cravate, les yeux fixes regardent quelques millimètres à côté de l’objectif, la bouche est entrouverte. Les rides de Badinter dessinent des arabesques sans fin. La couleur surtout : le flash pâle sur la peau ocre. Celui qu’on imaginait immortel a quelque chose du gisant. Au bout du fil, Badinter est furieux mais se contient. On ne se souvient plus précisément, mais il a dit quelque chose comme : «Sur cette photo, je suis déjà mort.»

Paul Cassia relève que «l’angoisse» revient souvent dans les écrits de l’avocat, dans ses interviews. Le juriste exhume la toute première tribune de l’avocat dans l’Express en 1958, sur un sujet pourtant léger : Françoise Sagan, Roger Vadim, ces jeunes artistes qui «sauvent nos anciens de la pire angoisse : celle d’un avenir qui ne les reconnaîtrait plus». L’angoisse, c’est l’un des tout premiers mots du livre de Badinter l’Abolition (Fayard, 2000) : «Le lendemain qui suivit l’exécution de Bontems [que Badinter n’est pas parvenu à éviter malgré sa plaidoirie, ndlr]. Je pris le train pour Amiens. Je pensais que l’accomplissement de la tâche ordinaire, les rythmes et les rites de la vie quotidienne pourraient apaiser l’angoisse de mort qui m’étreignait.» Dans ce livre, l’avocat si éloquent serine le mot, au risque de la répétition, comme un talisman. A propos de la peine de mort : «Dans le rituel de l’exécution s’inscrivait toujours le sacrifice expiatoire : la mort pour la mort, afin que s’apaise la colère des dieux, qui n’est autre que la projection de notre insurmontable angoisse.» A propos du funèbre destin de Roger Bontems, quelques lignes plus loin : «Il ne servait à rien de prouver qu’il n’avait pas tué. L’angoisse de mort suscitée par le double meurtre ne faisait pas la distinction.» Il raconte la rencontre avec celle qui symbolisera sa vie durant l’angoisse de mort : «Je ne m’attendais pas à la voir là. C’était stupéfiant. Elle était plus petite, plus basse que je le pensais. Ses bras étaient plus hauts et grêles. Et la lame était prête bien sûr.»

La guillotine entre dans sa vie à 4 heures d’un matin blême de 1972. Elle va couper le cou de Bontems, son client. Ce jour-là, s’est enraciné le combat d’une vie : «La double exécution de Buffet et Bontems marquait une rupture sanglante avec le cours des choses. […] Jusque-là, poursuit-il dans son livre, j’avais été un partisan de l’abolition. Dorénavant, j’étais un adversaire irréductible de la peine de mort. J’étais passé de la conviction intellectuelle à la passion militante.» Jamais Badinter ne se remettra de l’exécution de cet homme qui, avec son codétenu Claude Buffet, avait pris en otage une infirmière et un surveillant de la prison de Clairvaux. Au moment de l’assaut des forces de l’ordre, Buffet égorgea les otages. Bontems, lui, n’a jamais commis de crime de sang. Malgré la défense de Badinter, il partagea le sort de son codétenu : la peine de mort. Le président Pompidou refusa de les gracier. A la fin du procès, Roger Bontems, mort encore vivant, a remercié son avocat. «Je suis reparti avec une grande honte», confie Badinter dans le documentaire Un abolitionniste (2001), de Joël Calmettes. Dans un tableau de Félicien Rops, la Mort au bal, un squelette danse dans un manteau lumineux. La mort fait la belle. Ses bras qu’on devine sous l’étoffe sont «hauts et grêles», eux aussi. Un homme rejeté dans l’ombre la regarde. D’où vient cette idée que le combat de Badinter contre la peine de mort pourrait être dépeint par cette valse de Rops – qui dessina par ailleurs une guillotine saisissante ?

De cette lutte ­contre la guillotine, l’angoisse et la mort, Badinter est ressorti vainqueur. Et dans un étrange hommage, il a par deux fois accroché la guillotine dans un musée, comme on accroche une œuvre ou un trophée. En 1989, il expose une guillotine d’époque révolutionnaire à la Conciergerie, lors d’une exposition sur la justice et la Révolution dont il est l’instigateur. La guillotine s’était vengée de cette humiliation : lors du démontage pour convoyer la machine de Bruges à Paris, le couperet tomba, blessant – superficiellement – deux ouvriers. La seconde fois, c’était au musée d’Orsay en 2010, pour l’exposition «Crime et Châtiment» dont il était à l’origine. La «veuve» trônait à l’entrée, voilée de noir. Il avait absolument tenu à sa présence et voulu faire de l’arme bien réelle qu’il avait vu étêter Bontems une pièce de musée. Dernière victoire sur la mort, disait-il. De cette obsession de la mort, Badinter livrera une clef des années plus tard, en 2000, dans le Nouvel Obs «Elle se nourrissait d’angoisses anciennes, liées à la guerre, à l’Occupation. Mais cela, j’ai mis très longtemps avant de le comprendre.»

Son père, déporté, raflé par Klaus Barbie

Le premier procès dans la vie de Robert Badinter a lieu en 1945. Un appartement parisien de la rue Raynouard est en jeu, celui de sa famille. Juifs, les Badinter en ont été dépossédés pendant la guerre. Simon Badinter, le père de Robert, est né en Bessarabie. Il émigre en France en 1920, pour fuir la révolution bolchevique et les pogroms. «Pour lui, étudiant juif, pauvre et révolutionnaire, la France se confondait avec la République, celle de la Révolution, de l’émancipation des Juifs, des droits de l’homme, de Victor Hugo et de Zola», écrit Badinter dans Tribune juive en 2007. Il est naturalisé en 1928, devient pelletier : il achète et travaille la peau qu’il vend aux fourreurs. Charlotte Rosenberg, la mère, quitte la Russie après le pogrom de Kichinev de 1903. Bessarabe elle aussi, elle ne parle pas français quand elle arrive en France, à 12 ans. Claude naît en 1925, Robert en 1928, quelques mois seulement après la naturalisation de son père. Interdiction de parler une autre langue que le français à la maison, lecture de Stendhal et Molière. Les deux frères vont au lycée Janson-de-Sailly, dans les quartiers bourgeois parisiens. Socialiste, modérément religieux, Simon Badinter est fier que son pays mette un Juif, Léon Blum, à la tête du gouvernement. Il emmène ses fils écouter ses discours. Pendant la guerre, Robert et son frère désobéissent à leur mère. Ils vont voir l’exposition «le Juif et la France» au palais Berlitz à Paris (1). Robert Badinter a 12 ans, il découvre les caricatures et les films obscènes censés aider les bons Français à «reconnaître les Juifs». Un administrateur est nommé pour diriger l’entreprise de son père. L’appartement familial est confisqué. L’oncle maternel est dénoncé, arrêté à son domicile, envoyé à Drancy. Il n’en reviendra jamais. Un an plus tard, c’est la grand-mère de Claude et Robert, 80 ans, qui est envoyée à Drancy sur une civière et déportée. Les Badinter se résignent à fuir. Ils s’installent à Lyon. Le 9 février 1943, Simon ne rentre pas. Robert part le chercher rue Sainte-Catherine, à l’Union générale des Israélites de France. Il voit des uniformes allemands, un soldat tente de l’attraper, l’enfant se débat et s’enfuit. Il sauve sa vie. Son père, raflé par Klaus Barbie, sera déporté au camp de Sobibor. Charlotte Badinter et ses deux fils – sur les faux papiers qu’ils se sont procurés, ils sont désormais les «Berthet» – se réfugient dans un village savoyard près de Chambéry, Cognin. Une famille, les Charret, les abrite pendant deux ans. «Ce village nous a entourés, nous a protégés sans en manifester directement des signes autres que ceux de la sympathie qu’on doit à des hôtes étrangers. Je suis néanmoins sans illusion : nous savions, eux et nous, qui nous étions. L’absence de courrier, le silence constamment observé sur le père ou le mari, l’isolement d’une famille repliée sur elle-même ne pouvaient pas échapper à la compréhension de l’époque», témoigne Robert Badinter en juin 2000 au Sénat, alors qu’il présente une proposition de loi instaurant une journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’Etat français et d’hommage aux Justes.

A la fin de la guerre, de retour à Paris, Robert Badinter passe des heures à la gare de l’Est à attendre le retour des convois de déportés. «J’ai fait partie de ces jeunes gens qui, au printemps 1945, se rendaient à l’hôtel Lutetia avec la photo des leurs pour demander aux survivants si, peut-être, ils les avaient vus. Toujours le regard qui s’écartait et les mêmes propos : je n’ai pas vu. C’est cela qu’avec des milliers d’autres j’ai vécu, c’est cela mon adolescence à moi», relate-t-il sous la plume de Paul Cassia. Est-ce ce passé-là qui a rendu Robert Badinter particulièrement sensible au sort des enfants confrontés à la justice, en France ou en Bulgarie ? Est-ce ce souvenir-là qui lui rendait intolérables les propos de la droite sécuritaire, attaquant l’ordonnance de 1945 sur la justice des mineurs, sous prétexte que les enfants d’aujourd’hui n’étaient pas les anges d’après-guerre ? Quand, en 2011, Libé le faisait réagir à cette antienne sarkozyste, il levait les mains au ciel : «J’entends répéter : “Les enfants d’aujourd’hui ne sont plus ceux d’après la guerre ! Regardez comme ils sont grands et musclés !” La dangerosité n’est pas une question de biceps. Nicolas Sarkozy compare la jeunesse actuelle à celle de 1945. J’en étais. Une génération d’enfants grandis sans leurs pères, prisonniers ou déportés en Allemagne, combattants hors de France. Elle a vécu la terrible désintégration morale de l’Occupation. Mais les hommes politiques de cette génération, venus de la Résistance, savaient qu’ils étaient comptables de l’état moral de la jeunesse. C’est pourquoi l’ordonnance de 1945, qui fonde notre justice des mineurs, est porteuse d’un principe qu’il ne faut pas démentir : un enfant, un adolescent est un être en devenir, pas un adulte en réduction comme dans les tableaux de Goya !» Fin 1944, quand la famille Badinter frappe à la porte de l’appartement de la rue Raynouard, un collabo l’occupe et laisse la mère et les deux garçons à la porte. Charlotte Badinter intente un procès en récupération. «Je me rappelle l’avocat, expliquera son fils, il tenait des propos ignobles à l’encontre de la famille. J’ai vraiment eu le sentiment qu’il faisait le pire des métiers.» La famille ne réintégrera les lieux qu’en 1947.

«La justice est d’abord la mémoire»

Robert Badinter a eu entre ses mains quelques heures de la vie de l’assassin de son père. En 1983, il est ministre de la Justice quand Klaus Barbie est extradé de Bolivie vers la France. Il insiste pour qu’il soit enfermé dans la vieille prison de Montluc, à Lyon, où le chef de la Gestapo avait fait torturer Juifs et résistants, et non pas dans l’établissement voisin de Saint-Joseph. «Quarante ans après ses crimes, c’est à Montluc que Barbie devait passer la nuit, seul dans une cellule avec les ombres des êtres qu’il avait martyrisés», relate Badinter dans les Epines et les Roses (Fayard, 2011). Quelques jours plus tard, il reçoit la photo de l’ordre de déportation des Juifs arrêtés rue Sainte-Catherine. Il y voit le nom de son père, la signature de Barbie. Badinter se remémore alors les propos maintes fois prononcés par les partisans de la peine de mort : «Si c’était un de vos parents que l’assassin avait tué, vous ne parleriez pas comme vous le faites.» «A ce moment, pas plus qu’en aucun autre, je ne regrettais d’avoir tant lutté pour l’abolition.»

Robert Badinter s’est rendu pour la première fois à Auschwitz en 1956. Des années plus tard, il récitera le kaddish dans le camp de Sobibor, où est mort Simon. En 1961, alors avocat de l’Express, pour lequel il va rendre compte des audiences, il assiste au procès Eichman. Il milite pour l’inculpation pour crime contre l’humanité des responsables du génocide de la Seconde Guerre mondiale, comme il le fera pour que la Cour pénale internationale soit créée. La justice doit fourailler dans le passé, faire son œuvre de mémoire.

Mais aux yeux de Badinter, jamais le travail de mémoire ne devra entacher la République. Quand il parle de Cognin, le village savoyard qui l’a caché, il dit dans Tribune juive en 2007 : «Ce village-là, en ces heures terribles, c’est pour moi la France.» Cette vision de la France et de la République, c’est l’héritage de Simon. C’est aussi ce qui le rapproche de Mitterrand : «Vichy a assassiné la République et on imagine mal la République demandant pardon au nom de son assassin», assène-t-il à ceux qui voudraient que le Président s’excuse pour la participation des autorités françaises d’alors au génocide. Et aussi, lors d’un discours au Vél-d’Hiv, en 1992 : «La République ne saurait être tenue pour comptable des crimes commis par les hommes de Vichy.» Jamais Robert Badinter ne demandera d’indemnités à la République française pour la spoliation des biens de sa famille et la disparition de son père – ce qui suscite l’incompréhension de certains membres de la communauté juive. Lors de la commémoration de la rafle du Vél-d’Hiv, en 1992, François Mitterrand, à qui on reproche de déposer une gerbe chaque année sur la tombe de Pétain, se fait copieusement siffler. Badinter est furieux, l’une de ces terribles colères qu’on lui connaît : «Vous m’avez fait honte», lâche-t-il aux chahuteurs. Et dans son discours : «Après tant d’années écoulées, ce qui importe, c’est moins le châtiment que le jugement lui-même. […] Car la justice, quand il s’agit des crimes contre l’humanité, est d’abord la mémoire.» Et quand, en 2004, Ariel Sharon appelle les juifs de France à gagner Israël pour fuir «un antisémitisme déchaîné», Badinter enrage : «C’est outrageant pour la République», commente-t-il dans le Monde.

D’autres propos de Robert Badinter choqueront une partie de la communauté juive : en 2001, il se prononce pour la libération anticipée de Maurice Papon, 91 ans et malade, condamné pour complicité de crimes contre l’humanité. Une position qui dit surtout la fidélité de l’homme aux principes les plus fondamentaux de la justice. «Je n’avais pas reçu autant de lettres depuis l’affaire Patrick Henry. Au mieux, c’était l’incompréhension. Au pire, des accusations de connivences ou de complaisance», se souvient Badinter dans l’ouvrage de Cassia. Il doit se justifier, il écrit dans le Monde : «J’ai toujours été sans illusion sur le sort que Maurice Papon aurait réservé à ma famille et à moi-même si, au lieu de nous trouver à Lyon, nous avions vécu à Bordeaux pendant l’Occupation. [Mais] quant à le maintenir jusqu’à sa mort en prison, j’ai dit que la détention à la Santé d’un vieillard de 90 ans me paraissait sans portée. Même s’agissant de crime contre l’humanité, l’humanité doit prévaloir sur le crime.»

De Bardot à Chaplin, l’avocat mondain des années 1960

A la sortie de la guerre, Badinter s’inscrit en licence de lettres à la Sorbonne, à Paris. Mais c’est la sociologie qui l’intéresse, américaine notamment. Gros bosseur, l’étudiant fonde le Cercle de sociologie de la Sorbonne et part à Columbia, aux Etats-Unis. Ce séjour américain conforte ses convictions sociales-démocrates – Badinter était contre les nationalisations et ses ennemis ont assez répété qu’il avait placé ses enfants à l’école privée – et influence sa vision du droit et de la justice, avant tout garants des libertés individuelles. Badinter devient avocat en 1950. Mais ce qu’il veut alors, c’est être professeur de droit. Il le deviendra quinze ans plus tard, d’abord à Dijon et Amiens, puis, en 1974, à Paris-I-Sorbonne. Lui qui, jusqu’à la fin de sa vie, se rendait dans les palais de justice à chacun de ses voyages, comme un pèlerinage, critique alors, avec son collaborateur Jean-Denis Bredin, une justice hermétique qui «continue d’être célébrée comme un culte dont l’audience est le rite, le juge, le prêtre», et les avocats, «les initiés» : «La conception d’une justice enfermée dans son mystère, infaillible et incontestée, est aujourd’hui surannée.» Vexé que, le jour de sa prestation de serment, le bâtonnier écorche son nom, échouant au concours de la conférence du stage qui sélectionne les douze jeunes avocats les plus prometteurs, Badinter décroche au culot son premier poste dans le cabinet d’un pénaliste réputé, Henry Torrès. A l’issue de l’entretien, le jeune homme dit au maître : «Merci, je vous donnerai ma réponse demain.» L’autre le reprend : «Non, c’est moi qui vous la donnerai !» Mais, séduit, il l’embauche, raconte Cassia. C’est pourtant dans un domaine bien plus mondain que le droit pénal que Badinter va alors se faire une réputation. Le réalisateur de cinéma Jules Dassin lui demande d’intervenir dans une affaire de droits d’auteurs. Progressivement, Robert Badinter se fait une clientèle : Vittorio de Sica, Roberto Rossellini, Charlie Chaplin, Brigitte Bardot ou Sylvie Vartan, le journal l’Express, la maison d’édition Fayard. Il épouse une actrice, Anne Vernon (elle joua dans les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy).

En 1966, il ouvre un cabinet de droit des affaires avec l’avocat Jean-Denis Bredin qui connaît un grand succès. Beaucoup le voient alors comme un jeune arriviste mondain. Loin de l’image de celui qui se décrit d’un «tempérament janséniste». Avocat, Badinter n’aura plaidé qu’une douzaine de fois aux assises. Pourtant, dit-il, «il n’y a rien, dans ma vie professionnelle, que j’aie autant aimé qu’un grand procès d’assises. Parce qu’on connaît les rites, les personnages, la matière du drame, mais qu’on ignore l’essentiel : le dénouement». Dans les années 60, il défend un porteur de valise du réseau Jeanson ou le comité Audin, du nom du professeur de mathématiques communiste torturé à mort en Algérie. En 1966, il épouse la philosophe féministe Elisabeth Bleustein-Blanchet, fille du fondateur du groupe Publicis. Ils auront trois enfants. Elisabeth apparaît discrètement dans chacun de ses livres. Badinter en parle avec un respect empreint d’une pudeur un peu raide. «Respect», le mot viendra d’ailleurs parachever la définition du mariage, dans le code civil, à l’initiative de Robert Badinter, alors sénateur. Les époux se devront désormais «fidélité, secours et assistance», mais aussi «respect».

Les années 1970, l’«avocat des assassins»

Puis il y eut cette «rupture sanglante avec le cours des choses», le procès Buffet-Bontems. Après l’exécution de son client, Badinter court les conférences pour l’abolition, celles, notamment, qu’organisent Georgie Viennet et son Association ­contre la peine de mort. «Le décor était modeste, l’assistance le plus souvent clairsemée. La séance connaissait un déroulement invariable. Souvent, c’était sur le ton de l’indignation, parfois à la limite de l’insulte que certains partisans de la peine de mort m’interpellaient. […] En définitive, derrière la diversité des propos demeurait, inébranlable, l’antique et sanglante loi du talion. Le sacrifice expiatoire, la mort pour la mort.» La guillotine aux «bras grêles» revient dans la vie de Robert Badinter en 1976. En janvier, à Troyes, un jeune homme de 23 ans, Patrick Henry, enlève et tue un enfant de 7 ans, Philippe Bertrand. Avant son arrestation, Henry assène devant les caméras de télévision : «Moi, je suis pour la peine de mort dans ces cas-là. On n’a pas droit de s’attaquer à la vie d’un enfant.» «L’angoisse et la passion qui soulevèrent la France entière, jamais je ne vis rien de tel au sujet d’un crime, aussi horrible fût-il», écrit Badinter dans l’Abolition. La première fois qu’il rencontre Patrick Henry, le jeune meurtrier lui dit cette phrase qui aurait pu être prémonitoire : «Alors j’ai perdu la tête.» «Il paraissait frêle, la nuque maigre», se souvient l’avocat. Aux yeux d’une certaine opinion publique, Robert Badinter devient «l’avocat des assassins». Une petite bombe artisanale explose sur son palier.

A la veille du procès, Libé titre «Troyes juge un condamné à mort»Le Nouvel Observateur, «Procès d’un guillotiné». Badinter dit qu’il ne prépare pas la défense de Patrick Henry, mais le procès de la peine de mort. A la barre, il convoque Jacques Léauté, directeur de l’institut de criminologie, le professeur André Lwoff, prix Nobel de médecine, l’abbé Clavier, aumônier de la Santé qui avait vu l’exécution de Bontems et Buffet. Le journaliste Sorj Chalandon, qui a assisté au procès Henry, raconte des années plus tard dans Libération : «Face à la cour, Robert Badinter ne plaide pas, il souffre. Il est debout, penché, cassé, il court, se fige, il a de l’écume au coin des lèvres et les yeux de Méduse. Dehors, la foule rassemblée scande : “A mort, à mort !” Ces cris le nourrissent. Il hurle, s’emporte, geint. Il ne parle pas aux jurés, mais à chacun d’entre eux, en ami, en confident, en maître d’école. Presque il les tutoie, les appelle par leur prénom. Six hommes, trois femmes. Deux d’entre elles pleurent. Chacune de ses phrases s’étire à l’infini. “Il n’y aura pas de grâce présidentielle. Vous seuls avez le droit de vie et de mort. Si vous décidez de tuer Patrick Henry, c’est chacun de vous que je verrai au petit matin, à l’aube. Et je me dirai que c’est vous, et vous seuls, qui avez décidé.” Aucune note, aucun écrit, il dit ce qu’il a au fond du ventre depuis que deux morts le hantent. “Les jurés ne sortiront pas vivants s’ils le gracient”, gronde encore la foule. L’accusation parle d’“ange du mal”. Badinter, lui, grince du “bruit que fait la lame qui coupe un homme vivant en deux”. L’avocat est au bord des larmes. Le public est livide, les journalistes tremblants. Un silence sacré le porte. La haine de la rue n’entre pas ici. “La vie, hurle Badinter, la vie !” “N’ajoutez pas à la mort d’un enfant la mort d’un jeune homme !”» Dans l’Abolition, Badinter revient sur la préparation de sa plaidoirie. «Je cherchai l’image la plus saisissante, sous la forme la plus dépouillée, pour exprimer la réalité du supplice. Guillotiner, ce n’était rien d’autre que prendre un homme et le couper, vivant, en deux morceaux.»

Mais l’image seule ne suffisait pas. «Il fallait que juges et jurés se sentent personnellement responsables du supplice. […] Mon rôle consistait à les placer face à cette responsabilité inouïe.» Lors du procès, l’avocat général dit aux jurés : «Une société n’a pas le droit de laisser se perpétuer des êtres dangereux. Sans haine, sans passion, sans faiblesse, vous appliquerez les lois de notre pays.» Badinter à son tour : «Si vous votez comme Monsieur l’avocat général vous le demande, je vous le dis, le temps passera, c’en sera fini du tumulte, des encouragements, vous demeurerez seul avec votre verdict, pour toujours. Et vos enfants sauront que vous avez un jour condamné à mort un jeune homme. Et vous verrez leur regard !» Lors du procès de Buffet et Bontems, les jurés revenant de leurs délibérations n’avaient jamais tourné les yeux vers le box, «comme si, en effet, la mort ne pouvait se regarder en face», écrit Badinter. Cette fois, les jurés du procès Patrick Henry le regardent. Il échappe à la mort.

Des mois après le procès de Patrick Henry, une mère vient voir Robert Badinter. Son fils de 20 ans, Philippe Maurice, voleur d’autoradios, avait tué un vigile et un policier dans la fusillade de la rue Monge. Il attendait son procès, il était menacé de la peine de mort. Depuis le procès Henry, Badinter multiplie les défenses d’assassins honnis de l’opinion publique : Michel Bodin, le meurtrier d’un vieillard, qui lui avait demandé de le défendre «comme vous avez fait pour Patrick Henry» ; Mohamed Yahiaoui, qui avait égorgé ses employeurs ; Michel Rousseau, tueur d’une enfant de 7 ans ; Jean Portais, braqueur sanguinaire ; Norbert Garceau, tueur de jeunes femmes récidiviste. Il leur évite à tous la peine de mort. Mais à chaque procès, la partie est plus serrée. Il y revient dans l’Abolition «Etait-ce plaider, ces phrases hachées que je m’entendais prononcer d’une voix sourde, à peine reconnaissable ? Devant ces juges, j’étais debout, comme un pénitent. Ce visage d’où le sang avait reflué, ces traits crispés n’étaient plus les miens. Il fallait que ceux qui m’écoutaient, qui me regardaient perçoivent que cette voix, ces mots n’étaient pas ceux d’un avocat, qu’ils n’étaient plus que parole d’homme disant, criant sa vérité pour qu’elle devienne la leur. Un autre, en ces instants, m’habitait tout entier, cette voix, ces mots, de quelle angoisse refoulée dans la vie ordinaire jaillissaient-ils ? […] En ces moments, ce que je percevais pendant le réquisitoire de l’avocat général qui demandait la tête de celui dont, derrière moi, dans le box, j’entendais le souffle, c’était bien la mort elle-même, présente dans le prétoire et qui me fixait d’un œil rouge, comme les légendes du Moyen Age.» Quand la mère de Philippe Maurice vient le voir, Badinter ne croit plus en son pouvoir de sauver les têtes. «Je sentais en elle un immense amour pour son fils, et une angoisse infinie.» A l’époque, on est en 1980, la chambre criminelle de la Cour de cassation est progressiste et s’échine à casser tous les verdicts de mort. «Je répondis à Madame Maurice que ma présence constituerait un handicap plutôt qu’un renfort. A supposer, ajoutai-je avec d’infinies précautions, que Philippe Maurice fut condamné à la peine capitale, la Cour de cassation casserait le verdict. L’entretien achevé, je reconduis Madame Maurice, silencieuse. Je regagnai mon bureau, singulièrement mal à l’aise.» Le 28 octobre 1980, la cour d’assises de Paris condamne Philippe Maurice à mort. En mars 1981, la Cour de cassation confirme le verdict, contre toute attente : c’est la première fois en trois ans qu’elle refuse de casser une telle décision judiciaire. Mai 1981, François Mitterrand est élu. Pendant la campagne, et alors qu’un sondage annonçait 63 % des Français favorables à la peine de mort, il avait prévenu : «Je dis ce que je pense, ce à quoi je crois, ce à quoi se rattachent mes adhésions spirituelles, ma croyance, mon souci de la civilisation. Je ne suis pas favorable à la peine de mort.» Il tiendra parole. En juin, Badinter est nommé garde des Sceaux.

Le 30 septembre 1981, la loi est définitivement votée : la peine de mort est abolie. Robert Badinter a refusé de créer une «peine de substitution» – la réelle perpétuité – comme le demande la droite. Il a refusé de cantonner l’abolition au temps de paix. «L’abolition doit être pure, simple et définitive», comme l’écrivait Victor Hugo en 1848. Le soir du 10 mai, Badinter était allé danser à la Bastille avec Judith, sa fille. Le lendemain, il s’était rendu à Fresnes, au quartier des condamnés à mort. «Le gardien me félicita comme si c’était moi qui avais remporté l’élection. Je demandai à voir Philippe Maurice. Je lui parlai longuement. Je lui dis que sa vie était sauvée, qu’il serait gracié, que c’était la fin de la peine de mort. […] Nous nous serrâmes la main, je le regardai quitter le parloir au côté du gardien. Je regagnai Paris, pensif. J’avais vu l’abolition.» Philippe Maurice a repris ses études en prison. Il a bénéficié d’une conditionnelle en 1999. Il est devenu historien médiéviste, auteur d’une thèse sur la famille en Gévaudan au XVe siècle.

1981, l’an des grâces

Un soir d’août 1981, Robert Badinter dîne chez sa mère, quand celle-ci lui demande : «Crois-tu que c’est nécessaire de remettre en liberté tous ces assassins ?» Charlotte Badinter est alors représentative d’une grande partie de l’opinion, choquée par la loi d’amnistie et la large grâce présidentielle de l’été 1981 : en quatre mois, le nombre de prisonniers baisse de 40 % en France. Robert dit à sa mère les prisonniers qui s’entassent, les mutineries qui couvent l’amnistie qui ne s’applique qu’aux petits délinquants. «Elle hocha la tête en me regardant avec autant d’amour que de compassion. Je voyais dans son propos l’illustration de ce que pensait la France profonde : nous étions des chimériques aux idées généreuses. Il est vrai que ma mère n’aimait pas François Mitterrand et que, si elle avait rêvé que je devienne garde des Sceaux, c’était du général de Gaulle», raconte-t-il dans les Epines et les Roses. Au Parti socialiste, Badinter n’a jamais été plus qu’un militant, jamais il n’aura été élu au suffrage universel direct. D’abord admiratif de Pierre Mendès-France ou de De Gaulle, il fréquente dans les années 1950 et 1960 les clubs de réflexion de gauche, notamment celui de Mitterrand, la Ligue pour le combat républicain. C’est avant tout l’avocat, le militant des droits de l’homme et le proche qui l’a suivi sans faillir depuis vingt ans que François Mitterrand nomme ministre de la Justice – après la brève parenthèse de Maurice Faure. A la Chancellerie, Robert Badinter supprime la Cour de sûreté de l’Etat et les tribunaux militaires. Il abroge la loi «sécurité et liberté» d’Alain Peyrefitte, le délit d’homosexualité hérité de Vichy, la loi anticasseur d’après Mai 1968 et crée les travaux d’intérêt général (TIG). Mais la mesure dont il est le plus fier, c’est d’avoir ouvert aux justiciables français l’accès à la Cour européenne des droits de l’homme. «A mes yeux, il s’agissait là d’une avancée presque aussi importante que l’abolition de la peine de mort.» A l’époque, la mesure n’a pas fait grand bruit. On sait aujourd’hui à quel point la jurisprudence européenne a pu bouleverser le droit français, l’obligeant notamment à mieux garantir les libertés individuelles et les droits de la défense. Côté prisons, il supprime les quartiers de haute sécurité et l’uniforme, donne droit aux parloirs libres (le prisonnier et sa famille ne sont plus séparés par une vitre), l’accès au télé­phone, à la télévision en cellule. Il construit la prison de Mausac, en Dordogne, où chaque détenu aura la clé de sa cellule, pourra jardiner ou participer au club photo. Lors de sa visite de l’établissement, en 1986, Badinter explique : «Il ne s’agit pas de donner aux détenus les conditions les plus confortables possibles. Il faut qu’ils puissent conserver le maximum de liberté, compatible avec leur détention, de manière à empêcher l’infantilisation qui réduit leurs chances de réinsertion.»

Mais le grand échec de Badinter, c’est de ne pas avoir su dégonfler la population carcérale. Malgré sa volonté de multiplier les peines alternatives, malgré ses directives aux parquets, 45 000 détenus vivent dans des prisons encore vétustes en 1985, date à laquelle se multiplient des mutineries. Ils n’étaient que 30 000 en 1982, après la politique de grâces et d’amnisties. Quand Robert et Elisabeth Badinter vont dîner au restaurant, ils entendent souvent les voisins de table : «Ma voisine a été agressée hier soir dans son parking. Evidemment, avec tous les criminels qu’on a relâchés cet été…» Nourri de droit anglo-saxon, Badinter analyse le fossé qui l’éloigne de la majorité des Français : «Je rêvais d’une justice exemplaire en termes de libertés, les Français voulaient une justice vouée à leur sécurité. […] L’homme est un animal angoissé. En lui demeure toujours présente la peur de l’autre, de Caïn prêt à se jeter sur Abel. Cette peur-là, alimentée par toutes les angoisses du temps, je ne l’avais pas assez prise en compte.» Certains opposants appellent alors les délinquants libérés les «Badinter». Et lorsque deux gardiens de la paix sont tués avenue Trudaine, des policiers défilent devant les fenêtres de la Chancellerie, avec une rare violence : «Badinter au cimetière !», «Badinter gangster !». Aux élections municipales de 1983, «aucun de mes amis, maire sortant ou candidat à la mairie, ne fit appel à mon concours. J’étais le ministre aux côtés duquel il ne fallait pas se montrer, si grand était, pour les experts en politique, le risque de contagion de mon impopularité».

Pourtant, au fil des années, l’image du garde des Sceaux change. Aux yeux des hommes de gauche, il prend peu à peu la figure de celui qui représente les valeurs humanistes. En 1986, les candidats aux législatives le réclament cette fois à leurs meetings. «Lors de mon arrivée à la Chancellerie, j’avais parfois le sentiment d’être le ministre le plus à droite du gouvernement de la gauche. A présent, j’apparaissais comme le plus à gauche des ministres.» Peu sensible aux honneurs, il soumettra durant cinq ans le ministère de la Justice au régime sec, comme il le raconte dans les Epines et les Roses «Par éducation, j’étais peu enclin aux dépenses somptuaires. Je fis supprimer les bouquets de fleurs toujours renouvelés. J’ai toujours été peu sensible à la bonne chère ; je considérai donc dès le premier jour avec hostilité la langouste servie à la table ministérielle. Je rappelai à mes collaborateurs que les dépenses d’entretien des détenus en France se situaient au plus bas niveau de l’Europe occidentale. Ainsi fut instauré un régime dont les carottes râpées demeurèrent le signe emblématique. La table du garde des Sceaux acquit la réputation justifiée d’être la plus médiocre du Paris ministériel.»

Il y a un point aveugle dans le parcours de Badinter. Un nœud essentiel, en partie inexplicable. Son amitié pour François Mitterrand, rencontré pour la première fois chez Pierre Lazareff en 1954, et qu’il accompagnera bien plus tard, avec Elisabeth sur le Nil entre Louxor et Assouan, aux côtés d’Anne et Mazarine Pingeot. Mitterrand, qui fut garde des Sceaux de 1956 à 1957, période durant laquelle la guillotine fonctionna à plein. On a du mal à le croire quand Badinter écrit dans l’Abolition «J’avais rarement évoqué la question de l’abolition avec François Mitterrand. […] Il avait accepté l’usage de la guillotine pendant la guerre d’Algérie. Le souvenir de cet épisode de sa carrière ministérielle sous la IVe République lui était désagréable, et il évitait d’en parler.» Seules les amitiés du président de la République avec René Bousquet ébranlèrent Badinter, qui s’en expliqua avec lui. Mais là encore, aucun heurt public. Face à Bernard Pivot, en 1997 : «C’était un ami. C’était lui, c’est moi, et maintenant, c’est un rapport à un ami mort. Ce n’est pas à moi de jouer les procureurs de la vertu.»

Fan de ski et de tennis

«Le Conseil constitutionnel était trop petit pour lui, il l’a agrandi à sa dimension», écrit Dominique Rousseau dans Sur le Conseil constitutionnel, la doctrine Badinter et la démocratie (Descartes & Cie, 1997). En 1986, François Mitterrand nomme son garde des Sceaux membre de la prestigieuse institution. Immédiatement, son président, Daniel Mayer, lui cède sa place. L’affaire fait scandale à droite et le constitutionnaliste Maurice Duverger parle de «tour de passe-passe», de «fraude à la Constitution». Sous la présidence de Robert Badinter, le Conseil constitutionnel acte que toute loi nationale peut être contrôlée au regard des traités internationaux. En 1991, il retoque une loi socialiste qui reconnaît l’existence d’un «peuple corse, composante du peuple français». Pour Badinter, la France ne se découpe pas en petits bouts. Et quand, en 1993, la droite veut autoriser la police à contrôler l’identité de toute personne, quel que soit son comportement, le Conseil impose que le contrôle n’ait lieu qu’en cas de «circonstances particulières établissant le risque d’atteinte à l’ordre public qui a motivé le contrôle». Après neuf ans au Conseil, la reconversion est plus difficile. Que faire sans paraître régresser ? En 1995, les socialistes se cherchent un candidat pour la présidentielle. Delors abdique. Certains, comme Bernard Tapie ou Laurent Fabius, pensent à Badinter. Il refuse finalement. «Je cumule tous les défauts : intellectuel, parisien et juif», confie-t-il au journal la Croix. Ce sera le Sénat, un peu par hasard. «Quand j’ai quitté le Conseil constitutionnel, Mitterrand m’a dit : “Allez donc au Sénat. Il y a une très belle bibliothèque et c’est près de chez vous”», expliquait-il à la limite de la désinvolture. Là encore, ses débuts écornent son image. On le parachute dans les Hauts-de-Seine, sans prendre garde à la titulaire, Françoise Seligmann, 76 ans, seule femme parmi les 17 sortants du Parti socialiste… «Elisabeth aurait dû lui dire : “Mon vieux, tu devrais aller ailleurs”», cogne-t-elle dans l’Evénement du jeudi en 1995. Un vote des militants tranche en faveur de l’ancien garde des Sceaux. Libé écrit : «Badinter assassine une personne âgée.» «Le moteur de Robert Badinter est en fait la passion. Il est émotif et sensible. On le devine au vibrato, à la tension de la voix, dit alors un collègue sénateur de la Commission des lois, Pierre Fauchon. Outre le développement structuré de l’argumentation, le processus de motivation utilisé est celui de l’avocat d’assises qui s’adresse aux sentiments du jury et exerce une pression sur son auditoire.»

Pourtant, comme le relève le juriste Paul Cassia, il n’est jamais parvenu à faire passer un amendement. Badinter lui a confié que le résultat de seize années d’efforts au Sénat était «misérable». A défaut, cela sera pour lui une tribune, un club de réflexion. Il ne vote pas certaines dispositions de la loi immigration de Chevènement, «parce que l’idée qu’il existe une gauche morale et une qui ne l’est pas, une gauche responsable et une autre qui ne l’est pas, ça me coupe les bretelles, comme aurait dit Khrouchtchev». Il s’abstient lors de la loi sur la parité entre hommes et femmes dans la Constitution – au grand plaisir de la droite. Il accueille avec beaucoup de chaleur Rachida Dati garde des Sceaux : «J’ai observé avec beaucoup de sympathie votre accession à la Chancellerie. J’y vois en effet un symbole extrêmement important de l’intégration républicaine à laquelle nous sommes tous si profondément attachés.» Mais il ne pouvait qu’être très engagé contre le sarkozysme et ses «lubies judiciaires». Contre la rétention de sûreté, notamment, qui permet d’enfermer un homme jugé encore dangereux, même après qu’il a fini sa peine : «Nous quittons la réalité des faits (le crime commis) pour la plasticité des hypothèses (le crime virtuel qui pourrait être commis). […] Après un siècle, nous voyons réapparaître le spectre de “l’homme dangereux”, des positivistes italiens Lombroso et Ferri», critique-t-il dans le Monde. Pendant ses années au Conseil constitutionnel ou au Sénat, il va progressivement gagner – et construire – son rôle de «sage». Eriger sa statue. Après la chute de l’URSS, le fils de Biélorusses est appelé à se pencher sur les Constitutions de nombreux pays d’Europe de l’Est – Russie comprise. Il est l’un des artisans du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, et soutiendra longuement la création de la Cour pénale internationale – dont il ne sera jamais membre, contrairement à ce qu’il espérait. Il accumule les participations à de prestigieuses commissions : président de la mission interministérielle pour la célébration du 50e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1998, corédacteur d’un rapport, publié en 2004, sur la réforme de l’ONU à la demande de Kofi Annan… Le grand sportif fan de ski et de tennis, devient membre de la commission d’éthique du Comité international olympique de Samaranch en 1999. L’Européen intègre la Convention sur l’avenir de l’Europe, qui doit travailler le nouveau traité. Mécontent de ne pas être assez écouté, il écrira même son propre projet de Constitution, avant de militer pour le «oui» au référendum de 2005 en France. L’année passée encore, l’avocat s’était exceptionnellement transformé en procureur et son réquisitoire visait Poutine et ses proches. Avec les magistrats Bruno Cotte et Alain Pellet, il avait signé un livre, Vladimir Poutine, l’accusation (Fayard, 2023). Les preuves accumulées par les Ukrainiens et la Cour pénale internationale étaient suffisantes, écrivait-il, pour poursuivre le président russe de crime d’agression, crimes de guerre (bombardements d’hôpitaux et d’écoles, massacre de populations civiles, tortures) et crimes contre l’humanité (viols collectifs, déportation de population et d’enfants).

On en oublie que le «sage» est humain. La presse est sévère quand il défend maladroitement la présomption d’innocence de son ami de longue date, Dominique Strauss-Kahn, après l’affaire du Sofitel. «Il était promis aux plus hautes destinées et d’un seul coup vous avez l’image d’un homme détruit, assenait alors Badinter sur France Inter. Cela porte un mot, cela s’appelle une tragédie. Moi, je pense à sa femme, à ses enfants. Dans ces conditions, je ne peux pas ne pas être bouleversé et indigné. On aurait pu l’emmener discrètement ! Tout le monde dit que c’est la justice égale pour tous. C’est une plaisanterie ! Dérision ! En vérité, quand DSK est assis au milieu des autres, il est ravalé délibérément au rang du minable dealer. Sauf que le dealer, personne ne le connaît. Et que lui le monde entier le connaît. Ce n’est pas la double peine, c’est la destruction avant le jugement. C’est indigne !» Mais c’était dans le droit fil de ce qu’il disait, en 1999, dans le Nouvel Observateur «On veut que la justice soit égale pour tous. Mais dans notre société médiatisée, aujourd’hui, ce sont les puissants qui sont, en justice, les plus fragiles.» C’était, déjà, un plaidoyer pour DSK, démissionnaire du gouvernement Jospin après son implication dans le scandale de la Mnef, dont il sortira blanchi.

Robert Badinter ne voulait pas écrire de mémoires – il était bien trop secret sur sa vie privée. Il y a tout de même sacrifié en publiant, de décennies en décennies, les récits de ses combats (l’Exécution, l’Abolition, les Epines et les Roses, sur son passage à la place Vendôme). Il y aura aussi une pièce de théâtre, C.3.3., sur la condamnation à deux ans de travaux forcés d’Oscar Wilde pour homosexualité, créée par Jorge Lavelli à La Colline en 1995, ou plus récemment un opéra, Claude, inspiré de Claude Gueux de Victor Hugo. Des histoires de prison, encore. A Liancourt, la rue qui mène à la prison porte son nom. Il aurait sans doute préféré qu’on tourne la phrase autrement: à Liancourt, la rue qui s’éloigne de la prison porte son nom.

(1) L’anecdote est racontée dans Robert Badinter, l’épreuve de la justice, de Pauline Dreyfus, les éditions du Toucan, 2009.

«Etait-ce plaider, ces phrases hachées que je m’entendais prononcer d’une voix sourde, à peine reconnaissable ? […] Un autre, en ces instants, m’habitait tout entier, cette voix, ces mots, de quelle angoisse refoulée dans la vie ordinaire jaillissaient-ils ?

—  Robert Badinter, dans «l’Abolition», à propos de ses plaidoiries pour des accusés risquant la peine de mort

«Même s’agissant de crime contre l’humanité, l’humanité doit prévaloir sur le crime.»

—  Robert Badinter en 2001, approuvant la libération anticipée de Maurice Papon

«Il n’y a rien, dans ma vie professionnelle, que j’aie autant aimé qu’un grand procès d’assises. Parce qu’on connaît les rites, les personnages, la matière du drame, mais qu’on ignore l’essentiel : le dénouement.»

«L’idée qu’il existe une gauche morale et une qui ne l’est pas, une gauche responsable et une autre qui ne l’est pas, ça me coupe les bretelles, comme aurait dit Khrouchtchev.»

«[Cette obsession de la mort] se nourrissait d’angoisses anciennes, liées à la guerre, à l’Occupation. Mais cela, j’ai mis très longtemps avant de le comprendre.»

—  Robert Badinter

par Sonya Faure