Henry Kissinger, le dernier diplomate

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Henry Kissinger est mort dans la nuit de mercredi à ce jeudi à 100 ans. Il fut l’un des principaux artisans de la politique étrangère des Etats-Unis au XXe siècle, mais également l’un des grands théoriciens des équilibres du monde.

Henry Kissinger, mort dans la nuit de mercredi à ce jeudi à l’âge de 100 ans, n’était pas seulement le magicien de la diplomatie, il était aussi le symbole du particularisme unique des Etats-Unis. Tout en ayant conservé au long de sa vie l’accent grave de son pays d’origine – « je ne parle aucune langue sans accent », ironisait-il -, il était l’incarnation de l’American Dream qui permet à un fils d’émigré allemand fuyant les persécutions de l’Europe des années trente de connaître gloire et renommée internationale.

Et de devenir, aux yeux du monde, le « dernier grand diplomate », tant il a tenu un rôle de premier plan et laissé son empreinte du Vietnam et de la Chine au Moyen-Orient, mais aussi en Amérique latine où il renforça, dans l’ombre des dictatures militaires et des coups d’Etat, l’influence des Etats-Unis. Personnage controversé, clivant et s’entourant de mystère, il fut à la fois le conseiller et le ministre des « princes », Richard Nixon et Gerald Ford, mais aussi l’un des grands penseurs de la politique et des relations internationales de l’après Seconde Guerre mondiale, façonnant pendant plusieurs décennies la place et le rôle des Etats-Unis dans le monde.

Homme d’action et de réflexion

Véritable Richelieu, qu’il admirait tant d’ailleurs, Kissinger fut, après avoir quitté le gouvernement, l’oracle, le sage à qui l’on demandait conseil sur les affaires du monde continuant à être l’architecte de la politique étrangère des Etats-Unis. « C’était un homme de pouvoir, désireux de toujours rester l’éminence grise des puissants », raconte Dominique Moïsi, le cofondateur de l’Ifri, qui l’a bien connu depuis les années soixante-dix.

Passionné aussi de foot, il fut à la fois un homme d’action et de réflexion sur l’état du monde et les relations internationales, laissant derrière lui une oeuvre impressionnante et riche sur la politique et sur le monde contemporain. Avec un objectif sans cesse répété, la prééminence des Etats-Unis sur le monde, comme d’ailleurs la France était parvenue à la maintenir sur l’Europe de « l’apparition en 1624 de Richelieu à la proclamation de l’empire allemand en 1871 » en parvenant à maintenir la division des Etats du centre du continent, écrivait-il dans « L’ordre du Monde » (Fayard, 2016).

Engagé contre l’Allemagne nazie

Quel parcours pour cet originaire de Fürth, petite cité industrielle en Bavière près de Nuremberg où il est né le 27 mai 1923, dans une famille juive pratiquante. Quelques mois avant la « nuit de cristal » en 1938, il a quitté l’Allemagne à l’âge de 15 ans avec ses parents pour l’Amérique. Heinz, qui change son prénom en Henry, travaille alors pendant la journée dans une usine fabriquant des blaireaux de rasage, et suit des cours la nuit. Son avenir est alors tracé : la comptabilité, comme son père.

Mais en 1943, en pleine Seconde Guerre mondiale où l’engagement des Etats-Unis sera décisif contre l’Allemagne nazie, sa vie change totalement. Il est l’un des 2.800 étudiants engagé dans un programme spécial de la 84e division d’infanterie. Par sa connaissance de l’allemand, il est envoyé en Allemagne dans les services de renseignement américains pour participer à la dénazification du pays après la guerre. Son mentor est un universitaire, également réfugié allemand, Fritz Kraemer, qui lui conseille après sa démobilisation de s’inscrire à Harvard.

La passion de la politique

En 1950, il y décroche sa licence en sciences politiques avec les honneurs grâce à une dissertation sur la diplomatie de Metternich, le chancelier impérial d’Autriche qui voulait maintenir l’ordre établi et supprimer toute tentative de le remettre en question. « Une leçon qui n’a pas été perdue pour Kissinger », soulignait l’historien Theodore Draper dans le « New York Times » en 1992. L’autre grand homme de l’histoire dont l’oeuvre l’a inspiré était le chancelier allemand Bismarck.

« Remarquables manipulateurs de l’équilibre des forces », écrit-il dans un ouvrage récent. Se décrit-il ? Plus tardivement, Henry Kissinger a trouvé une autre source d’inspiration chez Raymond Aron. « Mon maître à penser », confie-t-il un jour à Dominique Moïsi qui lui présentait une lettre d’introduction du philosophe historien français.

Un premier ouvrage en 1957

Tout en enseignant à Harvard, le jeune docteur en sciences politiques fait ses débuts comme théoricien avec son premier ouvrage « Nuclear weapons and foreign policy » en 1957. Sa conclusion met en perspective ce qui allait devenir sa conduite dans les affaires internationales. Pour lui, le défi pour les Etats-Unis est de faire la preuve que « la démocratie est capable de déterminer une certitude morale pour agir sans recourir au fanatisme et aussi de prendre des risques sans la garantie de réussir ».

Mais il s’engage aussi en 1964 dans la campagne, infructueuse, de Nelson Rockefeller, gouverneur de l’Etat de New York, pour les primaires républicaines dans la course à la Maison-Blanche. Il y rencontrera Nancy Maginess, sa deuxième femme, qui le dépasse au moins d’une tête et sa cadette de 12 ans.

Le tournant de la guerre du Vietnam

La guerre du Vietnam marque un autre tournant. A l’occasion d’une mission sur le terrain en 1964, il tire des conclusions extrêmement pessimistes sur les objectifs des Américains dans cette partie de l’Asie. Et c’est la consécration, avec sa nomination en 1969 comme conseiller à la Sécurité nationale du président Richard Nixon, puis en 1973 comme secrétaire d’Etat. Une fonction qu’il gardera jusqu’en janvier 1977, après la démission de Nixon en 1974 et sous la présidence de Gerald Ford.

Henry Kissinger fut l’architecte des deux plus grandes réussites du président Richard Nixon : l’ouverture à la Chine avec la diplomatie du ping-pong et la fin de la guerre du Vietnam. Après les accords de Paris de janvier 1973, il reçoit le prix Nobel de la Paix en compagnie du négociateur vietnamien Le Duc Tho qui, lui, le refuse car, dit-il, la « paix n’est pas assurée ». L’attribution du prix à Kissinger est fortement critiquée. Françoise Giroud dans les colonnes de « L’Express » parle « du prix Nobel de l’humour noir ». On l’accuse, avec Nixon, alors d’avoir prolongé la guerre au Vietnam et surtout d’avoir déclenché une campagne de bombardement massif au Cambodge.

Paradoxalement, c’est la relation de méfiance entre les deux hommes qui fut responsable de la chute du président américain avec l’affaire du Watergate. Nixon, grand paranoïaque, avait en effet décidé d’enregistrer toutes ses conversations, notamment pour s’assurer que Kissinger ne puisse pas réclamer la paternité des succès américains diplomatiques. Nixon y parlait du « petit juif » dès que Kissinger avait le dos tourné, tandis que ce dernier traitait devant des journalistes le président de « maniaque », « d’alcoolique » ou encore « d’incapable », d’après l’historien Robert Dallek.

Ambiguïté anticommuniste

Henry Kissinger a inspiré encore la politique de détente avec l’Union soviétique et la conclusion du premier accord de limitation des armes nucléaires (SALT 1) des deux puissances. Des années plus tard, en 2007, avec d’autres anciens secrétaires responsables américains, George Shultz, William Perry et Sam Nunn, il imaginera les étapes vers un monde sans armes nucléaires largement pour éviter une menaçante prolifération. Ce qui le caractérise le mieux, c’est son ambiguïté anticommuniste, il laisse au monde la détente avec l’Union soviétique et la Chine communiste.

C’est encore en infatigable négociateur dans un va-et-vient incessant – surnommé la « diplomatie de la navette » – entre Le Caire et Jérusalem qu’après la quatrième guerre israélo-arabe de 1973, dite du Kippour, qu’il parvient à arracher un premier accord entre Israël et l’Egypte. Même si son rôle est peut-être moins important que certains commentateurs ont voulu lui attribuer, ce premier pas devait devenir la base des accords de Camp David de 1978 pavant la voie à un accord de paix entre les deux pays. Très enthousiaste sur le rôle de Kissinger, Alain Clément, journaliste du « Monde », écrivait en 1974 que son action diplomatique visait à « impliquer le plus d’acteurs possible ».

Héritage obscur en Amérique latine

Pourtant, le Dr Kissinger laisse à l’histoire un héritage obscur sur son rôle en Amérique latine et dans ce qui fut le plan Condor des dictatures militaires. Après le coup d’Etat du 11 septembre 1973 au Chili, au cours duquel le président démocratiquement élu Salvador Allende trouva la mort, ainsi que plusieurs milliers de Chiliens, le secrétaire d’Etat a apporté son soutien au général putschiste Augusto Pinochet. Son rôle dans la prise du pouvoir est tel qu’en 2001 Henry Kissinger quitte précipitamment Paris où il se trouvait en déplacement, pour ne pas répondre à des questions d’un juge sur la disparition de quatre Français lors du coup d’Etat. Un jour, il disait ironiquement à Dominique Moïsi qui l’avait critiqué pour sa politique en Amérique latine : « Je dois avoir le syndrome de Stockholm. Je suis encore votre ami. »

La disparition de Henry Kissinger laisse un vide immense sur la scène internationale, d’une instabilité croissante, entre guerre en Ukraine , guerre entre le Hamas et Israël, réchauffement climatique et d’autres terrains mouvants. Il fut sans conteste un grand maître de la « realpolitik » et de la diplomatie. Il n’a aujourd’hui aucun successeur à ce titre. La question qu’il posait dans son dernier ouvrage « L’ordre du monde » reste d’une actualité brûlante : « Les dirigeants actuels réussiront-ils à prendre un peu de hauteur par rapport à l’urgence des événements au jour le jour pour parvenir à cet équilibre » entre moral et efficacité.

Dates clés

1923. Naissance à Fürth en Allemagne
1938. Départ avec sa famille pour les Etats-Unis
1943. Citoyenneté américaine et départ pour une mission de dénazification en Allemagne
1946. Entrée à l’université de Harvard où il décroche en 1954 un doctorat en sciences politiques et devient enseignant.
1969. Devient conseiller à la sécurité nationale du président Richard Nixon
1971. Deux visites secrètes en Chine ouvrant la voie à une visite du président Nixon en 1972.
1972. Négociations du traité avec l’URSS de limitation des armes stratégiques nucléaire (SALT1) et du traité sur les missiles anti-balistiques (ABM).
Janvier 1973. Signature des accords de Paris mettant un terme à la guerre du Vietnam.
Septembre 1973. Cinquante-sixième secrétaire d’Etat (jusqu’au 20 janvier 1977)
Décembre 1973. Attribution du prix Nobel de la Paix
1977. Chargé de cours à l’université Georgetown
1982. Création de Kissinger Associates, une firme de conseil international pour les entreprises.
1984 à 1990. Sous Reagan et George H.W. Bush il est sur le conseil présidentiel sur le renseignement.

Jacques Hubert-Rodier

Source lesechos