Le monde a atteint un sommet d’horreur le 7 octobre 2023. Armés et soutenus par le régime iranien, les terroristes du Hamas ont fait basculer Israël dans l’effroi en massacrant femmes, enfants, vieillards… 1 400 personnes ont été assassinées et 240 autres prises en otage parce que juives. Face à la volonté de certains de minimiser ou de relativiser ce pogrom du XXIe siècle, les envoyés spéciaux du Point ont enquêté sur le terrain et recueilli des centaines de témoignages. Ils ont pu reconstituer, heure par heure, le déroulé de cette journée d’infamie.
Et le Hamas prit d’assaut le « mur de fer »
Vendredi 6 octobre, 20 heures : Kibboutz Kfar Aza, sud d’Israël
Dîner de shabbat sans histoire pour Keren et Avidor Schwartzman, un couple d’Israéliens qui vit avec son bébé de 1 an dans le petit kibboutz de Kfar Aza, à environ 2 kilomètres de la bordure de Gaza. Cet ancien journaliste et cette professeure d’anglais et de Pilates ont emménagé dans ce « coin de paradis » pour vivre « l’esprit du sionisme » et se rapprocher des parents de Keren, chez qui ils passent la soirée. « On songeait à leur laisser Sa’ar pour la nuit, mais on a décidé de la ramener à la maison pour lui donner le bain », se souvient Avidor. Lui, 37 ans, est un « gars de la ville » venu de Beer-Sheva. Elle, 34 ans, est née et a grandi de kibboutz en kibboutz dans l’« enveloppe de Gaza », ce collier de petites communautés rurales fondées dans les années 1950, juste après l’indépendance d’Israël, pour consolider la présence juive autour de l’enclave palestinienne. Avidor veut profiter du week-end pour inviter des amis : « Venez à la maison, les enfants joueront dans l’herbe ! » L’ami auquel il s’adresse décline. « Tu es fou ? Il y a une grosse montée de tension avec Gaza. » « Quelle tension ? » s’étonne Avidor.
Samedi 7 octobre, 3 heures : quartier général du Shin Bet, Tel-Aviv
Le jour qui débute en Israël est celui de la fête de Sim’hat Torah (« la joie de la Torah »), qui marque le terme des huit jours de festivités de Souccot. Mais tout le monde n’a pas baissé la garde. En plein shabbat, Ronen Bar, 57 ans, le directeur général du Shin Bet, le service de renseignement intérieur israélien, est encore à son bureau au milieu de la nuit. Il passe en revue les derniers rapports sur la bande de Gaza, comme il le racontera plus tard. Ceux-ci témoignent d’une inhabituelle agitation en pleine nuit. Mais beaucoup croient à un énième exercice militaire nocturne du Hamas, le mouvement islamiste qui tient le territoire sous sa férule depuis 2007. Ronen Bar est tenaillé par le doute. Après consultation de l’état-major, il réclame le déploiement dans le sud d’Israël du commando Tequila, une unité d’élite antiterroriste. Trop tard.
6 heures : Nord de la bande de Gaza
Aux premières lueurs de l’aube, des militants du Hamas s’approchent de la clôture de sécurité, haute de 6 mètres et longue de 65 kilomètres, qui sépare le territoire palestinien d’Israël. Habillés en civils, ils se font passer pour des agriculteurs arpentant leurs champs pour pouvoir approcher. Ils viennent faire une dernière ronde de reconnaissance pour repérer les patrouilles de l’armée israélienne le long de la grille et transmettre leurs positions.
Quelques minutes avant 6 h 30 : Gaza
Des milliers de roquettes sont tirées simultanément sur les villes israéliennes de Sdérot, Ashkelon, Tel-Aviv et même Jérusalem. Environ 2 200 projectiles sont lancés selon l’armée israélienne, 5 000 selon le Hamas – des chiffres qui dépassent le total des tirs sur une année entière, même lors des précédents cycles d’hostilités de 2014 et 2021. Les premières cibles sont les bases militaires et les dispositifs de défense, pour perturber la riposte israélienne et brouiller les communications. Mais ce n’est qu’une diversion. Le Hamas exécute un plan minutieux, beaucoup plus ambitieux que tout ce que les groupes palestiniens ont jamais mis en œuvre. De petits drones légers, modifiés pour pouvoir larguer des grenades de RPG à la verticale, neutralisent les tourelles israéliennes munies de caméras d’observation et de canons automatisés qui jalonnent la clôture de sécurité. Il ne faut pas plus de quelques minutes pour rendre inopérant le système de surveillance sophistiqué, le « Mur de fer », derrière lequel l’État hébreu se croit à l’abri, et que certains membres de Tsahal comparent désormais à la ligne Maginot.
Les hommes de la force d’élite des brigades Ezzedine al-Qassam, la branche « militaire » du Hamas, prennent d’assaut la clôture. Des artificiers placent des charges explosives contre les grilles. Ils ouvrent 29 brèches tout autour du périmètre. Des engins de chantier percent des ouvertures plus larges pour faire passer des pick-up et des voitures. Les terroristes disposent de passerelles pliables portatives pour franchir talus et tranchées. À pied, en pick-up ou à moto, de petits groupes s’y engouffrent et pénètrent en territoire israélien. Ils sont armés jusqu’aux dents. L’armée israélienne saisira sur leurs cadavres des milliers de fusils Kalachnikov, des lance-roquettes de fabrication iranienne et nord-coréenne, des grenades thermobariques, des barres d’explosif C4, des tuyaux d’arrosage remplis de plastic capables de fracturer des portes blindées, des gilets tactiques, des kits de premier secours, des colliers de serrage pour menotter des otages – et aussi des petits sacs de riz servant de cartouchières et remplis de munitions.
Dans les airs, des assaillants utilisent des paramoteurs maniables volant à basse altitude. Certains de leurs engins sont couplés à des motos. En volant, les pilotes guident les commandos au sol vers leurs cibles. Au nord de la bande de Gaza, des plongeurs passent par la mer pour attaquer la base militaire israélienne qui jouxte le kibboutz Zikim. Plusieurs embarcations gonflables motorisées les transportent vers la première plage israélienne au nord du territoire palestinien, où ils débarquent. Au total, environ 3 000 hommes armés, selon l’armée israélienne, franchissent la barrière de sécurité ce jour-là. Certains sont équipés de minicaméras destinées à diffuser leurs atrocités sur les réseaux sociaux. Le pogrom commence.
6 h 29 : festival de musique Supernova, près de Réïm, à 5 kilomètres de Gaza
Millet Ben Haim danse dans sa tenue en Lycra noir. Elle se filme devant le mur de son d’une des scènes du festival. Thérapeute et éducatrice sexuelle le jour, DJ la nuit, elle a acheté ses billets en juin, au premier jour de vente, reçu la localisation du site la veille au soir et débarqué avec quatre amis à 2 heures du matin. Capitaine de soirée, elle a juste fumé quelques joints, mais ses potes sont en pleine montée de MDMA, de l’ecstasy qui fera effet au lever du soleil. Elle arrête sa vidéo, prend un selfie avec ses copines où elle tire la langue. La musique s’éteint. Elle hurle au DJ : « Pourquoi t’arrêtes ? » « Retourne-toi », lui répond-il.
Omri Lendler, 27 ans, contemple l’impressionnant tir de barrage du Hamas, le plus gros qu’il ait jamais vu. « Des centaines de roquettes volaient au-dessus de nos têtes », relate-t-il. Flottement. La sécurité donne l’ordre d’évacuer. Certains courent, d’autres marchent. D’autres encore, perplexes ou trop stone, restent allongés dans l’herbe. « Je sentais dans mes tripes qu’il fallait se casser le plus vite possible », se souvient Millet Ben Haim.
Elle demande les clés de sa voiture au copain du petit ami d’une amie, qui les a conduits à l’aller et est désormais trop défoncé pour gérer. Entassés à cinq dans la Hyundai i20 gris argent, elle et ses amis font du hors-piste en cahotant dans l’embouteillage causé par les fêtards – ils sont quelque 3 500 au total – qui fuient le site. À pied, des foules de jeunes courent vers la route, affolés. Arrivés sur l’asphalte de la nationale 232, qui remonte vers le nord en parallèle de Gaza, Millet et ses amis sont déroutés par un policier vers l’intérieur d’Israël, sans explication. Une voiture arrive en sens inverse à toute allure. De jeunes Israéliens sortent la tête par la fenêtre, hurlent, mimant des hommes tirant au revolver. Millet comprend : il y a des terroristes plus loin qui tirent sur les voitures. Elle pile, fait demi-tour, est stoppée au bout de quelques secondes par un enchevêtrement de véhicules à l’arrêt. Pied à terre, les jeunes entendent les rafales qui se rapprochent de plusieurs côtés. Pour Millet, c’est la quatrième attaque terroriste de sa vie – elle avait failli être poignardée quelques années plus tôt. Comme beaucoup d’Israéliennes, elle a fait son service militaire. Elle sait que les soldats de Tsahal n’ont pas le droit d’employer leurs armes en mode automatique. Elle comprend en quelques secondes que ce n’est pas une fusillade mais une battue dont les festivaliers sont le gibier.
6 h 30 : base militaire de Nahal Oz, à 1 kilomètre de la clôture de sécurité
Ce complexe militaire stratégique, face à la ville de Gaza, supposé imprenable, est gardé par une compagnie de soldats de métier. De jeunes conscrites qui font leur service dans cette unité de surveillance se relaient pour observer les mouvements. Deux soldates qui ont réchappé au carnage, Yael Rotenberg et Maya Desiatnik, ont livré leur témoignage à la télévision israélienne. Quelques semaines plus tôt, ces « yeux de l’armée », comme on les surnomme, ont alerté leur hiérarchie sur des activités suspectes à proximité du mur de sécurité. Des hommes ne cessaient de s’approcher, consultaient des cartes, creusaient des trous. De simples « agriculteurs », avait objecté la hiérarchie. Pourtant, Yael Rotenberg avait repéré les préparatifs sur deux points de la frontière où le Hamas va percer ses brèches. « Nous les avons prévenus et nous nous sommes fait massacrer ! » enrage encore aujourd’hui la conscrite survivante.
Lorsque le déluge de roquettes s’abat, c’est pile l’heure de la relève. Karina Ariev vient de terminer son tour de garde. Elle s’apprête à se coucher. De l’abri souterrain où elle s’est ruée en pyjama, elle appelle son aînée, Sacha, à Jérusalem : « Notre base est attaquée ! » Sacha entend les explosions de roquettes. Sa sœur lui dit que des ennemis ont été repérés par les caméras de surveillance. Karina appelle ses parents : « Les terroristes sont dans la base ! » On entend des cris en arabe, des tirs en rafale. Les dernières soldates en poste dans la salle des opérations rejoignent les autres dans le bunker. Aucune n’est armée.
Outre Nahal Oz et Zikim, les équipes motorisées du Hamas ont investi quatre autres bases militaires : le checkpoint d’Erez, principal point de passage entre le territoire palestinien et Israël, le QG de la division de Gaza, à Réïm, chargée de surveiller le territoire sous contrôle du Hamas, les bases de Magen et de Kissoufim. Plusieurs dizaines de soldats israéliens sont tués ou capturés. Rien n’arrêtera plus les combattants du Hamas. D’autres colonnes infernales mettent le cap sur les kibboutz proches et sur les villes de Sdérot et d’Ofaqim.
6 h 30 : kibboutz Mefalsim, à 1 kilomètre de la bande de Gaza
Jaillissant d’un haut-parleur surplombant le quartier, la voix métallique emplit l’air matinal. « Aux abris, aux abris ! » Noam et Anat Kazaz, un couple de quinquagénaires installé là depuis trente ans, se ruent vers les chambres de leurs deux filles, Yael, 14 ans, et Ella, 16 ans. La famille dévale jusqu’au rez-de-chaussée et s’enferme dans une pièce blindée. Selon la loi, chaque nouvelle habitation israélienne doit comporter une pièce renforcée (mamad en hébreu). La maison des Kazaz tremble soudain sur ses fondations. Une roquette qui a déjoué le Dôme de fer, le système d’interception antimissile, vient de s’abattre sur le toit. Le père de famille monte à l’étage pour inspecter les dégâts. À travers les trous béants de la toiture, il aperçoit un groupe d’hommes en armes en train de franchir la clôture de Gaza. « Une trentaine de types fondaient sur le kibboutz, explique Noam. J’ai compris que le jour auquel nous nous préparions depuis des années était arrivé. »
Cet agriculteur trapu appartient à un groupe d’une douzaine de civils chargé d’assurer la sécurité du village. Ces volontaires sont pour la plupart d’anciens militaires ou ont été formés au maniement des armes par Tsahal. Noam fouille les décombres de sa chambre à la recherche de son attirail de combat. Il enfile un gilet tactique, attrape son talkie-walkie, se saisit de son fusil d’assaut M16 et emporte une caisse de munitions. Il conduit Anat, Ella et Yael dans l’abri antiaérien de la maison d’un voisin. « Aucun militaire n’était en vue. Nous allions devoir nous battre seuls contre une horde de terroristes », dit-il. Une douzaine d’assaillants bien renseignés se sont infiltrés dans le kibboutz. Ils portent sur eux une carte détaillée de Mefalsim et tentent de prendre le contrôle des points névralgiques.
« Ils savaient exactement où se trouvaient les bâtiments collectifs, la synagogue ou l’infirmerie. Ils connaissaient les adresses des membres du groupe d’autodéfense. Selon moi, ils ont bénéficié de renseignements en amont de l’attaque de la part d’employés agricoles gazaouis qui travaillaient là », avance Noam. Dans plusieurs autres kibboutz, le même soupçon est étayé par la disparition, quelques jours plus tôt, de certains travailleurs palestiniens, et par des appels étranges qu’ils avaient passés pour poser des questions sur le déroulé des festivités de Souccot. Alors que les combats font rage, Noam monte avec deux voisins, Avi et Eli, dans les étages de maisons surplombant la campagne. Un camion et une moto transportant une douzaine de combattants du Hamas apparaissent à l’horizon. Une nouvelle vague de terroristes fond sur Mefalsim.
6 h 30 : kibboutz Kfar Aza, à 3 kilomètres de la bande de Gaza
Avidor Schwartzman et sa femme, Keren, sautent du lit dans un tonnerre d’explosions causé par des roquettes mais aussi par des obus de mortier – une arme rarement utilisée par le Hamas. C’est un bombardement inédit, plusieurs crans au-dessus des salves habituelles. Sans un mot, Avidor fonce dans la chambre de la petite, tandis que Keren court à la cuisine attraper couches, bouteille d’eau, en-cas, lingettes et même un sac à zip destiné aux selles… Le nécessaire pour tenir dans l’abri les quelques minutes, l’heure tout au plus, que durent habituellement les alertes.
Au bout d’une heure, ils voient sur Internet les premières vidéos de terroristes pénétrant dans la ville voisine, Sdérot. Un nouveau message de la sécurité du kibboutz leur intime de rester dans leur abri. Des tirs d’armes automatiques retentissent. Pendant plus de deux heures, Avidor s’accroche de toutes ses forces à la poignée de la porte. Les portes de ces abris, conçus comme une protection antiroquette, peuvent s’ouvrir de l’extérieur au cas où les secours auraient besoin d’y pénétrer. Les Schwartzman ne le savent pas encore, mais les assaillants, qui sont au moins 70, dont certains arrivés en paramoteur, ont pris en embuscade l’unité de défense de Kfar Aza au moment où ses hommes se ruaient à l’armurerie. Le chef de la communauté, Ofir Libstein, est mort parmi les premiers.
6 h 30 : Kibboutz Nahal Oz, à 700 mètres de la bordure de Gaza
Un cri en arabe retentit : « Massacrons les Juifs ! » À l’intérieur de son appartement, Dan Ittah, un Franco-Israélien de 39 ans, entend les rafales de kalachnikov, les tirs de roquettes et les explosions de grenades, dont les fragments viennent percuter sa fenêtre. Il se réfugie dans sa pièce sécurisée, tente comme il peut d’en bloquer la poignée. Il a un couteau, mais pas d’eau. Sa voisine, angoissée à l’idée d’être seule, lui écrit pour demander si elle peut le rejoindre. Dan la somme de ne pas bouger. Assoiffé, il rampe jusqu’à sa cuisine et voit la silhouette d’un terroriste passer devant la fenêtre de son salon. « La chance qu’on a eue, contrairement à d’autres, dit-il, c’est que 11 soldats d’une unité d’élite des Magav, la police aux frontières, dormaient dans le kibboutz. Dès le matin, ils ont défendu le village. » À 11, ils ont tué près de 100 terroristes. L’un d’eux a mis hors d’état de nuire 14 hommes avec un seul pistolet automatique Glock. Un soldat est mort, quatre ont été blessés. « C’est grâce à eux que les terroristes n’ont pas pu faire comme à Kfar Aza ou Be’eri », relate Dan. Quatorze habitants du kibboutz ont été tués. Trois adultes et deux enfants ont été emportés comme otages. Ofri Bargig, 18 ans, raconte comment des civils palestiniens sont ensuite arrivés dans le kibboutz. « Ils ont pillé les maisons, volé tout ce qu’ils pouvaient, des vélos, des tracteurs, des voitures, des bijoux… »
7 heures : Kibboutz Kissoufim, à 1,2 km de la bande de Gaza, secteur central
Ce petit kibboutz agricole est accolé à une garnison de Tsahal. Benny Hasson, 66 ans, y élève des poules. Les assaillants, environ 180 selon lui, ont submergé les défenses de la base. Ils s’en prennent alors aux 12 ouvriers thaïlandais qui prêtent main-forte aux agriculteurs locaux pour les travaux des champs, dans ces confins arides du désert du Néguev. Les ouvriers se barricadent dans deux abris, six dans chacun.
Vers 7 heures, Benny Hasson, leur employeur, perd le contact avec eux. Les terroristes allument des feux dans les voies d’aération. Dans l’un des deux bunkers, les Thaïlandais ont par chance un ventilateur qui souffle la fumée vers l’extérieur. Mais, dans l’autre, les assiégés sont enfumés. Incapables de respirer, ils sortent, paniqués, et sont mitraillés. Au pied de la porte de l’abri, une tache de sang est toujours rouge et grasse, vingt-cinq jours après. « Ils les ont découpés en morceaux, enrage Benny Hasson. Ils travaillaient dans les poulaillers, avec les vaches, dans les plantations d’avocatiers, dans les champs. C’était des travailleurs qui envoyaient de l’argent à leurs familles. Maintenant, ce sont six familles qui ont tout perdu. »
En tout, 32 Thaïlandais trouvent la mort dans les massacres autour de la bande de Gaza, 20 autres sont toujours portés disparus. Dans le kibboutz Be’eri, une vidéo filmée par les terroristes montre un homme qui hurle frénétiquement « Allahou akbar » en martelant le cou d’un de ces travailleurs asiatiques.
7 h 15 : ville d’Ofaqim, à 25 kilomètres à l’est de Gaza
L’officier de police Yigal Iluz, 56 ans, termine sa garde de nuit quand les roquettes s’abattent. Ce colosse chauve, spécialiste du déminage, n’attend pas les ordres. Il fonce en direction de Réïm pour aider à évacuer les festivaliers de Supernova. En route, il apprend par la radio que des terroristes ont atteint sa ville. Il fait demi-tour, pied au plancher. La cité ouvrière de 35 000 habitants semblait hors de portée des combattants palestiniens. Pourtant, deux pick-up chargés d’hommes armés jusqu’aux dents y parviennent en moins d’une heure. « Vers 7 h 15, les terroristes arrivent dans notre quartier », raconte Melissa, une habitante de 26 ans. Sur le parking de sa résidence, sa petite voiture est éclaboussée de sang noir. Des dizaines de douilles d’armes automatiques jonchent le sol. « Une fois l’alerte antiaérienne levée, les terroristes ont tiré à l’aveugle sur les badauds sortant de leurs abris. J’étais à la fenêtre. Trois personnes ont été tuées devant mes yeux. La police a mis près de trente minutes à arriver ! » s’exclame Melissa.
Un peu plus loin, rue Ha-Tamar, la famille Bilya, des Juifs d’origine yéménite, est rassemblée chez la grand-mère, Michal, pour célébrer le shabbat. Les terroristes font irruption dans le salon, tirent au hasard. Les Bilya courent se réfugier à l’étage, d’où ils gagnent le toit pour fuir chez un voisin. Ariel, 28 ans, l’un des fils de Michal, ferme la marche. Une vidéo de surveillance le montre en train de franchir l’embrasure d’une fenêtre. Une salve de coups de feu le fauche. Mortellement atteint, il s’effondre. En quittant les lieux, les terroristes jettent une grenade dans le salon. Les préparatifs du shabbat – un chandelier à sept branches, un pain tressé et un livre de prières – sont pulvérisés. Deux chargeurs de kalachnikov sont abandonnés sur le comptoir de la cuisine. Le landau de l’un des petits-enfants, âgé d’à peine 1 mois, est consumé par les flammes.
Au même moment, le sergent-major Yigal Iluz parvient aux abords de la rue Ha-Tamar, rejoint par un collègue. L’arme au poing, ils avancent vers la ruelle, se couvrant mutuellement. Ils aperçoivent au loin le cadavre d’un passant. Ils pressent le pas. Yigal avance devant, traverse une rue, mais alors qu’il longe un mur, un tireur embusqué l’abat d’une balle dans le cou. Il se vide de son sang. Son corps gît juste en face de la maison de Rachel et David Edri, deux sexagénaires chez qui cinq terroristes se sont barricadés. Un long siège commence. Dans la maison, les coups pleuvent sur Rachel et David. Savta (« mamie » en hébreu) Rachel gagne du temps. Parlant arabe, cette Juive marocaine achète la clémence des tortionnaires à coups de gâteaux, de thé. Elle bavarde avec eux. « Vous me faites penser à ma mère », lui confie l’un d’eux. Il faudra l’intervention d’une section d’assaut des Yamam, la force spéciale antiterroriste d’Israël, à 3 heures du matin le dimanche, pour éliminer ce commando.
Près de quatre semaines plus tard, autour de la maison de Rachel et David Edri, toujours constellée d’impacts, se dressent des autels en mémoire des policiers tombés pour défendre le quartier. Un jeune homme allume des bougies sous celui du sergent-major Yigal Iluz. « C’était un pilier de la communauté, témoigne Noam, 18 ans, le benjamin du défunt. Tout le monde a pleuré en apprenant sa mort. » « Je vais faire mon service dans les Magav, la police aux frontières », promet le fils devant le portrait de son père.
7 h 30 : festival de musique Supernova
Arbel Ashkenazy, 24 ans, sort de sa voiture avec deux de ses amies. Elle découvre une conductrice d’une vingtaine d’années, au volant de sa Fiat rouge, la tête transpercée d’une balle. Elle a encore un peu de batterie et appelle la police. L’agent l’exhorte à courir vers l’est. Millet Ben Haim, elle aussi, détale vers le désert avec ses amis. Les balles sifflent ; elle voit les fêtards abattus en pleine course : « Quand j’étais petite, je faisais ce cauchemar récurrent où quelqu’un me courait après pour m’enlever, je n’arrivais pas à courir assez vite et je finissais par être attrapée, se souvient-elle. C’était exactement ça. » Arbel court pendant environ quarante minutes avant de tomber sur un van blanc. « On ne savait pas si c’étaient des Juifs ou des terroristes, mais on s’est dirigés vers eux. » Vingt-cinq personnes sont entassées à l’arrière de l’utilitaire. Un garçon a reçu une balle dans la jambe. Une fille tente de lui poser un garrot. Elle s’évanouit. Des balles frappent la carlingue.
Yarin Amar, 22 ans, est en train de courir quand les terroristes arrivent à son niveau. La jeune femme brune se retourne : un assaillant attrape le sac à dos de son ami, où se trouve le portable de ce dernier. Un terroriste appelle ses parents : « Vous ne reverrez jamais votre fils, il est avec nous. » Partout, des hordes de prédateurs surgissent, mitraillant leurs proies. Omri Lendler croise sur son chemin un pick-up blanc israélien, le hèle, monte à l’arrière. Des hommes avec des bandeaux verts du Hamas pointent leurs kalachnikovs sur eux. « On voit les balles fuser, percuter le sol. Une voiture de police s’arrête à notre niveau, nous informe qu’ils kidnappent des gens pour les emmener à Gaza. » À une intersection, ils aperçoivent de nouveau des terroristes à quelques centaines de mètres et font demi-tour. « Je vois un homme qui ne ressemble pas à un combattant, sans arme de guerre, poignarder un jeune festivalier au ventre et à la poitrine. Le sang gicle. L’assaillant sourit », se souvient Omri. De nombreuses vidéos témoignent d’hommes en civil venus se joindre aux combattants du Hamas. Plus tard, sur la route, Omri verra des corps perforés par des couteaux de cuisine ou troués par des balles. « L’air sentait le fer tellement il y avait de sang. » Il y a aussi ce jeune, dont le corps est si carbonisé qu’il « ressemble à un squelette ».
Omri longe une voiture, reconnaît une plaque israélienne : « J’ouvre la porte côté passager, un garçon est assis, il a un trou béant dans la tête, des morceaux de cerveau éparpillés sur lui. » Il continue sa course folle, rampe en direction d’un buisson. « Je portais un tee-shirt vert trop visible, je l’enlève. Je creuse un trou dans la terre avec mes mains pour m’y cacher. » Tout près, il entend des salves de coups de feu, des cris « Allahou akbar ». Il se force à rester face contre sol : « Les yeux, c’est ce qu’on repère le plus vite. »
« Maman, ils sont là »
7 h 46 : Quartier général de l’armée, à Tel-Aviv
Le porte-parole de Tsahal confirme l’attaque : des terroristes « ont infiltré Israël depuis Gaza ». Il demande aux habitants des villages frontaliers et de Sdérot de se retrancher chez eux.
8 heures : Gaza
Une silhouette sombre apparaît sur l’écran d’Al-Aqsa TV, la chaîne du Hamas. L’homme dont le visage reste dans l’ombre se tient devant une carte de la Palestine allant de la mer Méditerranée jusqu’au Jourdain. Mohammed Deif, le chef des brigades Ezzedine al-Qassam, la branche armée du mouvement islamiste, lit un message préenregistré. Il annonce que « l’opération Déluge d’Al-Aqsa a commencé […] en réponse à l’occupation et à la profanation de la mosquée Al-Aqsa » de Jérusalem. Il appelle les Palestiniens de Cisjordanie à « prendre les armes » et à organiser des actions contre les colonies pour « balayer l’occupant ». Selon le quotidien américain TheWall Street Journal, c’est au cœur de l’ambassade d’Iran à Beyrouth qu’auraient eu lieu les réunions secrètes de préparation des attaques. Elles ont rassemblé les chefs de l’« Axe de la résistance » anti-israélienne : le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, le commandant fondateur de la branche armée du Hamas, Saleh al-Arouri, le chef du Jihad islamique, Ziyad al-Nakhalah, et le chef de la Force Al-Qods (branche extérieure des gardiens de la Révolution), le général iranien Ismaïl Qaani.
8 heures : Kibboutz Nir Oz, maison de Hadas Kalderon
Cachée dans son abri bétonné, cette mère de famille franco-israélienne de 56 ans tente d’avoir des nouvelles de ses enfants Erez, 11 ans, et Sahar, 16 ans, qui dorment chez leur père, Ofer, 53 ans, dans une autre maison du village. Elle inonde le WhatsApp familial de messages, de cœurs rouges géants, de « je vous aime » et d’appels à la prudence. « Je les entends, écrit Hadas à son ex-mari à propos des assaillants. J’ai peur, ils sont juste à côté de moi, j’espère que je survivrai. Ils sont vers chez toi. Prends soin des enfants. » Cinq minutes plus tard, leur fille Sahar alerte : « Maman, ils sont là. Maman, maman, maman ! » La porte de la maison d’Ofer ne résiste pas aux assauts. « Ils sont entrés, on s’est échappés par la fenêtre, on se cache dans un buisson », répond Ofer à Hadas. La maman enrage. Elle n’est pas en position de les aider. Elle lutte pour sa vie en bloquant désespérément la poignée de porte de son abri. Ses sept messages suivants à Ofer restent sans réponse. La batterie de son téléphone s’épuise. Autour d’elle, elle entend les terroristes « frapper aux portes, tirer sur les maisons, crier très fort en arabe ». « À ce moment-là, je suis dans le noir complet. Il n’y a que Dieu et moi. »
8 heures : Lac de Tibériade, à 200 kilomètres au nord de la bande de Gaza
Une douce atmosphère de vacances flotte dans l’air ce matin-là en Galilée. La région se trouvant hors de portée des roquettes du Hamas, aucune alerte antiaérienne n’est venue déchirer le ciel d’azur. Trois Jet-Ski batifolent au milieu du lac. Une bande d’amis finit les bouteilles de la nuit en dansant sur leur bateau. Sur la berge, les cars de touristes affluent vers le mont des Béatitudes, où Jésus aurait prononcé le Sermon sur la montagne. C’est en jetant un premier coup d’œil endormi à leurs smartphones que les habitants de Galilée apprennent que leur pays est en guerre.
8 h 23 : Jérusalem
Le gouvernement de Benyamin Netanyahou déclare l’état d’alerte générale. Il ordonne le rappel de plus de 300 000 réservistes.
8 h 30 : Tel-Aviv, consulat général de France
Les diplomates français mobilisés en urgence envoient un SMS à tous les Français recensés dans les régions proches de la bande de Gaza pour les alerter que le Hamas s’est infiltré et leur enjoindre de rester chez eux. « Nous avions les coordonnées de 350 Français sur place, mais pas celles des gens de passage ni des non-inscrits au consulat », raconte le consul général Matthieu Clouvel-Gervaiseau. Les diplomates sont sonnés par la violence des images diffusées sur les réseaux. « On a senti tout de suite que c’était d’une inhumanité sadique, d’une violence et d’une barbarie jamais vécues depuis très, très longtemps », se souvient le consul.
9 h 27 : Base militaire de Nahal Oz
L’une des jeunes conscrites, Roni Eshel, envoie un message à sa mère : « Maman, je vais bien. Ne t’inquiète pas. Je suis descendue dans l’abri. On capte mal. » Puis un dernier : « Prends soin de toi. » Pour ne pas être repérée, la vingtaine de jeunes conscrites terrées dans la pénombre ne peut plus passer d’appels. La sœur de Karina Ariev, Sacha, reçoit à son tour : « Si je ne m’en sors pas, occupe-toi de Papa et Maman ! Et sois heureuse dans ta vie. » Puis, un dernier message vocal : « Les terroristes approchent de l’abri. » L’audio s’achève sur une forte explosion. De l’unité, six conscrites ont réussi à s’enfuir, dix ont été déclarées mortes et six sont portées disparues, dont Roni et Karina. À 19 h 48, les parents de cette dernière découvrent sur Internet une vidéo diffusée par les canaux du Hamas où le visage de leur fille captive apparaît furtivement. C’est la dernière preuve de vie dont sa famille dispose. Parmi les bases proches de Gaza, seule celle de Zikim a tenu bon. Ailleurs, tous les soldats ont été massacrés ou faits prisonniers.
9 h 30 : Près du festival Supernova
Après deux heures de cavale, Millet Ben Haim a repéré un fossé et s’y jette, suivie de deux amies. Les garçons, eux, ne s’arrêtent pas. Ils s’en sortiront après des heures de course dans le désert. Épuisées, les trois filles se cachent sous des feuillages, près d’un buisson. Elles textotent furieusement à leur famille. « Je suis heureuse de la vie que j’ai eue », écrit Millet. Les mitraillages se poursuivent, se rapprochent, parfois s’interrompent. Elle regarde le ciel bleu et les papillons qui batifolent. « Je mourrai ici, mais je serai heureuse que la nature ne soit pas souillée par le mal qui ronge l’humanité », pense-t-elle. Grâce à leurs familles, les filles entrent en contact avec Rami Davidian, un fermier qui exfiltrera des dizaines de jeunes du festival dans son pick-up Toyota blanc, au péril de sa vie. Il leur promet de venir les chercher, en leur disant qu’elles le reconnaîtront à ses coups de klaxon. Millet n’a plus que 3 % de batterie, elle coupe son téléphone. Commence une attente interminable. Les groupes de tueurs ratissent la zone. Vers midi, les jeunes femmes en voient un s’arrêter à quelques mètres. Il ne les voit pas et repart. Vers 13 heures, Millet rallume son portable, supplie Rami de les trouver, lui demande sa localisation en direct, mais son téléphone s’éteint. Elle finit par entendre des klaxons. Rassemblant son courage, elle se relève, aperçoit un pick-up Toyota blanc… Ce n’est pas Rami, mais d’autres sauveteurs, Leon Bar et son fils. Trois autres survivants s’entassent déjà à l’arrière, Millet et ses copines s’allongent sur eux. Le véhicule démarre en trombe. Elles seront exfiltrées de la zone, saines et sauves, mais le chauffeur, Leon, sera tué le lendemain au cours d’un autre sauvetage.
10 heures : Kfar Aza, maison d’Avidor et Keren Schwartzman
Comme des essaims, les rafales virevoltent, tantôt lointaines, tantôt toutes proches. Keren finit par craquer : « J’ai envie de pisser. » Elle rampe jusqu’aux toilettes, revient se terrer, en quelques secondes qui paraissent une éternité. Le couple apprend que l’attaque n’est pas isolée, que plusieurs kibboutz voisins – Sa’ad, Be’eri… – sont tombés. « On n’y croyait pas, répète Avidor. Le credo, c’était que Tsahal était invincible. » Avec un tapis et un fer à repasser, ils bloquent la porte de l’abri. « Le groupe WhatsApp du kibboutz a explosé », résume Keren. Les appels au secours s’enchaînent. Certains cessent d’écrire. Les rumeurs vont et viennent sur les morts. Réserviste dans une unité d’élite, Tommy, un ami d’Avidor, leur dit de tenir bon : « J’ai été appelé. J’arrive avec mon unité ! » Les heures passent mais personne ne vient. La famille oscille entre la terreur et tout ce qui les raccroche à la vie. « Ça ne te manque pas, le Covid ? » rigole Keren. Sa’ar, le bébé, sourit toujours, joue dans une poêle à frire. Ses couches débordent. À un moment, sa mère s’exclame : « Oh, regarde ! » Pour la première fois, la petite s’est relevée toute seule. Peu après 16 heures, les parents de Keren Schwartzman ne répondent plus. Leur fille ne comprendra que quelques jours plus tard. À 16 h 59, sa mère a envoyé à d’autres voisins : « Ils entrent dans notre maison. Venez nous aider. » Elle émet un dernier texto à 17 h 02 : « Ils entrent dans l’abri. » Après en avoir assassiné les occupants, les tueurs font du pavillon, en surplomb de la clôture qui fait face à Gaza, une sorte de QG. « Il venait d’être rénové, et du toit on voyait la moitié du kibboutz », se souvient Keren. Il faudra plus de deux jours à Tsahal pour reprendre la maison et découvrir les corps des parents.
10 heures : Kibboutz Be’eri, à 4 kilomètres de la bordure de Gaza
Une âpre bataille oppose 12 hommes de l’équipe de sécurité du kibboutz, postés à une dizaine d’endroits distincts, à plus de 250 terroristes venus de Gaza. Parmi les défenseurs, Rami Gold, 70 ans, un ancien militaire à la carrure imposante. Il s’est jeté dans la fusillade quelques heures plus tôt. Alerté par un coup de téléphone d’un membre de l’équipe de secours, qui déplore un premier blessé, il accourt et trouve le garde à terre, en train d’expirer. D’instinct, Rami Gold se baisse et ramasse son fusil d’assaut. L’affrontement va durer près de douze heures. Les commandos du Hamas ont avec eux des plans précis des lieux. En milieu de matinée, quatre terroristes entrent chez Elie Carasanti, 93 ans, qui vit seul avec son aide à domicile. « Quand ils ont débarqué, ils ont cassé la porte de l’abri où j’étais caché avec la dame qui s’occupe de moi. Ils l’ont attachée et m’ont dit en anglais qu’ils allaient me tuer. » Ancien militaire, fait prisonnier par l’armée égyptienne durant la guerre du Kippour, il y a cinquante ans, Elie Carasanti essaie tant bien que mal de parlementer : « Je leur ai dit que je n’étais pas un combattant, mais un vieux monsieur. » Pendant deux heures, les assaillants saccagent sa maison, frappent tout ce qui bouge. Il manque d’être emmené en otage. « Comme je marche difficilement, je n’allais pas assez vite, alors ils ont pris la dame qui m’aide. Mais la voiture qui devait partir pour Gaza était tellement pleine de gens qu’ils l’ont relâchée… » Réfugié chez des voisins, le vieil homme voit les assaillants mettre le feu à sa maison et le toit s’effondrer sur ses souvenirs.
Vers 10 heures : Tel-Aviv
Daniel Toledano, 32 ans, se réveille doucement en ce jour férié. Peu en phase avec sa génération, il n’utilise aucun réseau social. Quand deux amis le préviennent des événements, il ne s’affole pas. « Ce n’est pas une blague, Daniel, c’est du sérieux », lui assurent-ils, en joignant les images des corps de soldats criblés de balles. Ce Franco-Israélien, dont la mère est originaire de Strasbourg, tente alors en vain de joindre son petit frère, Eliya, un organisateur de mariages âgé de 27 ans. Les heures passent. Inquiet, il se rend chez son cadet, escalade la façade jusqu’au 2e étage, frappe à la fenêtre. Pas de réponse. Une proche lui annonce au téléphone qu’Eliya était au festival Supernova. Daniel est effondré. Un autre interlocuteur lui dit qu’une Franco-Israélienne, Mia Schem, l’accompagnait. À 8 h 02, celle-ci a envoyé un message vocal à ses proches : « On se fait tirer dessus, aidez-nous ! » Daniel retrouvera quelques jours plus tard la voiture de son frère à quelques kilomètres de la fête. Il en déduit que Mia et Eliya sont tombés dans une embuscade. Des impacts de balles strient la portière de la voiture. Le 16 octobre, Daniel roule dans Tel-Aviv lorsqu’il reçoit une pluie d’appels et de notifications. Le Hamas vient de publier la toute première vidéo d’une otage vivante : Mia Schem. « Je suis sorti de ma voiture, j’ai crié de joie dans la rue, les gens m’ont pris pour un fou. » Depuis, il se dit obligé de « scinder son esprit en deux » : la moitié s’efforce de tout mettre en œuvre pour retrouver son frère ; l’autre se prépare à apprendre sa mort.
Vers 10 heures (9 heures en France) : Versailles, France
Le soleil irradie les jardins de la Lanterne, dans le parc du château de Versailles. Emmanuel Macron s’y est retiré avec son épouse, comme chaque week-end. Le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, le prévient qu’une attaque d’ampleur vient de frapper Israël. Le président s’entretient avec le général d’armée Fabien Mandon, chef de l’état-major particulier. Sa cellule diplomatique, pilotée par Emmanuel Bonne, s’active. « Toute la machine se met en branle », raconte un membre du pôle. Au ministère des Affaires étrangères, le directeur de cabinet de Catherine Colonna, Luis Vassy, est alerté par l’ambassade de France en Israël, d’abord pour des « tirs de roquette ». « On comprend très vite que c’est bien plus massif », narre un acteur du dossier. La ministre appelle Eli Cohen, son homologue israélien. La cellule de crise est activée. Benjamin Smith, le PDG d’Air France, est sollicité pour affréter des vols. En tout, 3 700 Français ou binationaux seront rapatriés. En fin de matinée, Emmanuel Macron fait savoir qu’il « condamne fermement les attaques terroristes qui ont frappé Israël ». Il exprime sa « pleine solidarité avec les victimes, leurs familles et leurs proches ». En début d’après-midi, il précise qu’il s’est entretenu avec le président puis le Premier ministre israéliens. Il faut utiliser des mots très forts, vite, qualifier la gravité des faits, dénoncer, se coordonner avec les autres pays…
10 h 47 : Bande de Gaza – Premières frappes Israéliennes
Vers 11 heures : Kibboutz Mefalsim
Un tueur téléphone à sa famille à Gaza. Il se vante d’avoir massacré « dix Juifs ». « Je les ai tués de mes propres mains » proclame, au comble de l’excitation, un dénommé Mahmoud, qui dit être à Mefalsim. Il raconte qu’il téléphone avec le portable d’une Israélienne assassinée. Son père, sa mère, son frère le félicitent tour à tour. Il les incite à regarder les photos qu’il leur a envoyées par WhatsApp. « Maman, ton fils est un héros ! » lance-t-il. « J’aurais aimé être avec toi », répond la mère. L’enregistrement audio de l’appel sera publié par l’armée israélienne le 24 octobre.
Les premiers soldats parviennent à Mefalsim à 11 heures du matin. Noam et son groupe d’autodéfense ont tiré des centaines de balles et résisté pendant quatre heures aux assauts du Hamas. Ils ont évité un massacre. « Lorsque j’ai arrêté de tirer, je tremblais de tout mon corps », dit Noam. L’homme récupère sa famille terrée dans l’abri. L’une de ses filles est évanouie, déshydratée. Terrorisée par le bruit des combats, terrassée par la peur de voir son père tomber sous les balles ennemies, elle n’a cessé de vomir et de se vider tout au long de la matinée. Les 1 000 habitants de Mefalsim ont été sauvés par Noam et ses compagnons. En revanche, aux abords du kibboutz, plusieurs festivaliers de Supernova qui tentaient de s’y réfugier ont été pris en embuscade par les terroristes. Sur une vidéo de surveillance du portail d’entrée du village, on voit un tueur s’acharner à coups de crosse sur un corps à terre.
Quand Israël découvre l’ampleur des massacres
11 h 35 : Première prise de parole de Benyamin Netanyahou
« Ce matin, le Hamas a lancé par surprise une attaque meurtrière contre l’État d’Israël et ses citoyens […]. J’ai ordonné une mobilisation des réserves et une riposte d’une ampleur encore jamais vue. L’ennemi va payer un prix sans précédent. […] Nous sommes en guerre et nous allons gagner. » Il est clair désormais que le Premier ministre joue son poste. Depuis des mois, de hauts responsables militaires l’alertaient : les projets terroristes risquaient de profiter de l’instabilité politique en Israël. En juillet, le chef d’état-major, le général Herzi Halevi, avait demandé un entretien ; Netanyahou avait refusé de le recevoir. « Nous devons être préparés à un conflit militaire de grande échelle sur plusieurs fronts », a encore dit Halevi lors d’une cérémonie le 11 septembre. Des proches de Netanyahou avaient condamné à la télévision les propos « alarmistes » du chef militaire.
Vers midi : Sud d’Israël
Les unités appelées en renfort se déploient tout autour de Gaza. Les militaires ont été pour la plupart pris au saut du lit, en pleines vacances de Souccot. Shana, une lieutenante de 23 ans, est de ceux-là. La jeune femme a quitté en hâte la maison de ses parents, à Kfar Saba, en banlieue de Tel-Aviv, pour prêter main-forte aux troupes mobilisées non loin de la frontière égyptienne. Elle plonge pour la première fois dans la fournaise de la guerre. « Avec mes soldats, on a combattu une vingtaine de terroristes. Certains d’entre eux étaient en tongs, ce qui pourrait indiquer que des civils palestiniens se sont engouffrés dans le sillage des combattants du Hamas », raconte Shana. L’armée, réputée invincible, a été humiliée par quelques centaines de terroristes. « Il est plus clair que jamais que nos ennemis veulent tuer le peuple d’Israël. Nous devrons à l’avenir être toujours prêts face à la menace, y compris la nuit et pendant le shabbat. »
Le 6 octobre 1973, déjà, pendant le jour de jeûne de Yom Kippour, les États arabes avaient attaqué Israël. Cinquante ans plus tard, l’effet de surprise est encore une fois total. Les effectifs militaires sont concentrés sur la Cisjordanie, autour des colonies, et sur la frontière du Liban, d’où l’on craint plutôt une provocation du Hezbollah et de son parrain, l’Iran. La menace du Hamas est lourdement sous-estimée. « Il ne fait pas de doute que l’attaque surprise du 7 octobre est un échec colossal, confie Israël Hasson, l’ancien numéro deux du Shin Bet. Les raisons de cet échec sont nombreuses. Elles sont techniques, opérationnelles et conceptuelles. Le système sécuritaire connaissait en détail et avec précision les plans de l’ennemi. Mais il s’est trompé sur la prévision de la date de l’attaque. Il y a de nombreuses raisons à cela, qu’il est trop tôt pour évoquer. » De fait, le Hamas n’avait pris part à aucune attaque depuis un an. « Nous voulions tous croire que le Hamas était faible et que nous l’avions dissuadé d’attaquer », a reconnu le général Barak Hiram, commandant de la 99 e division.
Milieu de journée : Secteur de Sdérot
Les ambulanciers de l’organisation privée Zaka, qui collectent les restes humains lors d’incidents violents, ont exceptionnellement rompu le repos hebdomadaire sacré. Orthodoxes, ils auraient dû attendre la fin du shabbat pour se mettre en route. « J’ai décidé qu’il n’était plus temps pour moi de rester à la maison ! » dit leur chef, Yossi Landau, 55 ans. Arrivé à Sdérot, il découvre, incrédule, le carnage, des habitants abattus en pleine rue, d’autres tués dans leur véhicule… Lui et ses hommes stabilisent et évacuent d’abord des blessés. Un terroriste surgit, les secouristes l’abattent. Ils poursuivent leur route vers le sud. Près de Mefalsim, Yossi Landau découvre un abri : « À l’intérieur, vingt personnes étaient enlacées pour se protéger ; elles ont toutes été brûlées vives. »
La route est jonchée de cadavres et de voitures prises en embuscade. « C’est un tronçon de route qui aurait dû prendre entre quinze et vingt minutes à parcourir. Ça a pris à nos volontaires, alors que nous étions exposés à des tirs, onze heures… Onze heures pour nettoyer, et pas totalement, tout ce que nous pouvions. » Et c’était avant d’arriver dans les kibboutz. À Be’eri, Yossi Landau et 50 volontaires de Zaka entament un travail qui va leur prendre plus de deux semaines, sur les routes et dans les localités de toute l’enveloppe de Gaza. Chaque maison renferme des abominations : familles entières torturées et assassinées, femme enceinte éventrée, corps carbonisés… La religion juive dictant de collecter absolument tous les restes humains, jusqu’aux éclaboussures de sang, il faut gratter au sol et sur les murs, et recueillir les cendres qui se sont déposées partout dans les maisons incendiées avec leurs occupants. Et, quand ils ont accompli leur tâche sur les victimes israéliennes, il leur faut encore s’occuper des centaines de cadavres des terroristes.
14 heures : Gaza
Le festivalier Evyatar David, 22 ans, est tombé entre les mains des combattants du Hamas, qui l’ont emmené à Gaza. Dans une première vidéo tournée par des terroristes et retrouvée par sa sœur Yeela, on le voit jeté dans le coffre d’un pick-up blanc. Il a les mains attachées dans le dos, son corps est ligoté avec celui de deux autres jeunes. Les terroristes les frappent à coups de crosse. Leurs tee-shirts sont déchirés, leurs corps couverts de plusieurs plaies ensanglantées.
On voit aussi Evyatar dans une pièce sans fenêtre, à même le sol, filmé à la lumière d’un téléphone, avec quatre autres jeunes. Ils ont les yeux écarquillés, tremblent de terreur, se protègent comme ils peuvent de leurs mains entravées. On découvre, dans une autre séquence, Evyatar à Gaza, torse nu, la nuque encadrée par le bras d’un terroriste, une cagoule noire et un fusil d’assaut. Il est exhibé dans les rues de Gaza, violenté devant des civils en liesse.
Il s’était rendu au festival Supernova avec quatre amis. Deux ont été tués par des grenades. Evyatar et un autre ont été faits prisonniers. Un seul en a réchappé.
14 heures : Festival de musique Supernova
Un policier israélien a filmé le massacre du festival : une multitude de corps ensanglantés gisent sous le soleil, enchevêtrés, désarticulés. Derrière le bar, près des congélateurs dans lesquels de nombreux festivaliers ont essayé de se cacher, on en voit plusieurs dizaines. Visages figés, ils sont comme des poupées de chiffon, leurs membres disloqués. Une jeune femme, sur le dos, est si durement touchée qu’elle est méconnaissable, son visage a disparu. Un peu plus loin, une autre a la tête renversée, la nuque brisée. Sur d’autres vidéos, on voit un terroriste jeter une grenade dans un abri antiaérien où s’étaient entassés des fuyards. Des blessés sont entassés comme de la viande à l’arrière d’un pick-up par les assaillants, qui les frappent. Au total, 281 participants au festival sont assassinés (selon le décompte de Mapping the Massacres).
14 heures : Nehusha, village israélien proche de la Cisjordanie
Tout au long de la journée, scotchée aux chaînes d’information et aux réseaux sociaux, la jeunesse israélienne découvre, éberluée, le degré de barbarie dont ses ennemis sont capables. Aux alentours de 14 heures, dans le petit village de Nehusha, une bande d’amis fréquentant le même lycée se retrouve sur la place principale pour discuter des événements. « Plus rien ne sera comme avant, car les Arabes sont passés à la vitesse supérieure, dit Yoav, une kippa sur sa tignasse bouclée. Nous étions habitués aux attentats, mais ils étaient toujours le fait de petits groupes solitaires. Cette fois, ils sont venus avec l’intention de tuer tous les Juifs sur leur passage. » Regev, l’un des membres du groupe, acquiesce. « Pour qu’Israël vive en paix, la solution serait de chasser tous les Arabes de cette terre. Mais c’est impossible car nous sommes limités par nos principes démocratiques. Ce conflit n’a pas de solution. Nous n’avons nulle part ailleurs où aller, et les Palestiniens ne veulent pas partager. Les attaques reprendront de plus belle, les civils palestiniens continueront à mourir sous les bombes de notre armée ; c’est horrible, on aimerait qu’il en soit différemment, mais c’est ainsi. »
14 h 30 : Kibboutz Nir Oz
Tsahal parvient enfin à la maison de Hadas Kalderon. Quand les soldats frappent à sa porte, elle hésite à ouvrir. Après huit heures de calvaire, on la conduit finalement dans une maison où sont rassemblés les survivants. Là, les rescapés comprennent que près de 80 personnes de leur kibboutz ont disparu. « Ils ont kidnappé des personnes âgées que je connais, et qui peuvent à peine se déplacer, raconte Hadas. Je ne vois même pas comment elles vont survivre. » Ses enfants Erez et Sahar ainsi que leur père Ofer font partie des disparus. Hadas évoque la joie de vivre d’Erez, un petit garçon si drôle qu’il serait capable de monter un spectacle de stand-up, quand il ne se dépense pas sur un terrain de foot ou derrière une table de ping-pong. Sa sœur, Sahar, « belle comme la lune », la traduction de son nom en hébreu, est un « ange au cœur immense ». Depuis un mois, Hadas passe ses journées à crier devant sa télévision, à répondre à des interviews « parce que le monde doit savoir » et à inciter les autorités à négocier. « J’ai du mal à manger, à dormir. Mes amis me disent que la nuit, je crie et je pleure… Je me consacre à sauver la vie de mes enfants… » Le 26 octobre, Erez a eu 12 ans dans un tunnel à Gaza.
19 h 30 : Base de Shura, près de Ramla, centre d’Israël
Michal Levin-Elad, 57 ans, est la commandante du Bureau national d’enquête de la police scientifique israélienne. Elle a vite compris qu’il ne s’agissait pas d’un simple attentat. Ses collègues prennent peu à peu la mesure de la catastrophe. « On imaginait d’abord 200 ou 300 corps. On a compris que ce serait bien plus. Les laboratoires de la police à Tel-Aviv ne peuvent pas traiter plus d’une centaine de corps en même temps. Nous avons donc décidé d’ouvrir une morgue mobile. » Tous les officiers de la police scientifique du pays, même les retraités, sont mobilisés. L’armée met à disposition une morgue d’une base militaire près de Ramla, au centre du pays. Les bâtiments y sont prévus pour résister aux munitions du Hamas. Plusieurs parkings peuvent recevoir des conteneurs frigorifiques pour stocker la masse de sacs mortuaires. Les premiers corps arrivent le dimanche.
Près d’un mois plus tard, le flux ne s’est pas arrêté. Les équipes de Michal Levin-Elad ont travaillé sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, en trois quarts de huit heures. Amenés par les ambulanciers de l’armée et d’organisations privées comme les orthodoxes de Zaka, plus de 1 000 cadavres sont passés par la morgue mobile géante de Shura, 800 dès la première semaine, s’entassant dans des dizaines de conteneurs réfrigérés. Impossible, face à une telle hécatombe, d’enquêter en détail sur chaque victime. Seuls des rapports sommaires sont établis. Les légistes concentrent leurs efforts sur l’identification pour rendre les dépouilles aux familles. Les assassins se sont acharnés à détruire les corps, que ce soit avec des armes explosives sur des civils sans défense – lance-roquettes antichars, grenades thermobariques… –, en utilisant tout ce qui leur passait par les mains ou en incendiant les maisons, les morts et de trop nombreuses fois les vivants – dont la trachée engorgée de cendres trahit l’agonie abominable.
Cet acharnement a obligé les légistes à recourir à des radiographies dentaires ou à des analyses ADN pour l’identification. « Au bout d’une semaine, il n’y a plus de sang prélevable, donc il faut faire un prélèvement de tissu », détaille la cheffe de la police scientifique. Elle assiste à l’ouverture d’un sac. À l’intérieur, le corps gonflé d’une femme, pantalon baissé. À ce stade, les corps entiers comme celui-ci sont l’exception. Désormais, des militaires aidés par des archéologues de l’Autorité des antiquités d’Israël ratissent les sites des massacres à la recherche du moindre ossement, du moindre tas de cendres oublié. Des restes humains continuent d’être découverts tous les jours. Au 1 er novembre, 826 cadavres israéliens avaient été identifiés, 732 avaient été enterrés. Malgré les analyses, les contenus de centaines de sacs mortuaires n’ont pu être reliés à des noms de victime. « Pour chacun de ces sacs mortuaires, ce sont des proches qui souffrent et n’en peuvent plus d’attendre », rappelle la légiste en chef. Le bilan officiel des massacres s’élève à quelque 1 400 Israéliens tués, dont, parmi les forces de sécurité, 301 soldats, 55 policiers et 10 agents du Shin Bet.
20 heures : Kibboutz Be’eri
Terré dans son abri avec sa femme et ses trois enfants, Amos Gurevits, 46 ans, ne comprend pas pourquoi l’armée n’est toujours pas là. Les échanges de coups de feu entre les tueurs et les gardes du kibboutz n’ont pas faibli. Dans la pièce plongée dans le noir, les enfants âgés de 4, 6 et 9 ans, allongés par terre, ont ordre de ne pas faire de bruit. Ils se comportent en « héros », dit le père de famille. Sa femme et lui tentent de ne pas montrer leur inquiétude. À un moment, ils ont bien entendu des hélicoptères, mais rien ne s’est passé. « À cet instant, je me sens complètement abandonné. » C’est seulement à la nuit noire que les premiers mots d’hébreu se font entendre derrière la porte de l’abri. « Ma femme était persuadée que c’étaient encore les terroristes », glisse Amos. « Quelle est votre adresse, votre nom, celui de vos parents, la couleur de votre béret ? » interroge-t-il avant de finir par ouvrir la lourde porte. Les enfants sautent sur les militaires de Tsahal et les embrassent.
Il faut encore être évacué, quitter le kibboutz. À l’extérieur, c’est une zone de guerre, tout est incendié, une épaisse fumée enveloppe l’air humide, de l’eau déborde des égouts, des dizaines de voitures sont brûlées, éventrées, des réservoirs criblés de balles. Et puis il y a les corps, qui partout jonchent le sol. « On avançait au milieu de ce chaos, en disant aux enfants de regarder droit devant eux », raconte Amos. Un ami venu le chercher croit voir un « spectre » arriver devant lui, livide. Le vieil Elie Carasanti est lui aussi secouru peu après. Sur la route qui le conduit loin de ce kibboutz où il a vécu plus de cinquante ans, il apprend que sa fille Mayana, son gendre Noar et sa première femme, Shoshana, la mère de ses enfants, ont tous trois été assassinés.
23 heures : Kibboutz Kfar Aza
La petite Sa’ar a épuisé l’eau qu’avait emportée sa mère Keren dans l’abri le matin. Dans la soirée, enfin, une voix en hébreu appelle de l’extérieur. Ce sont des soldats de la brigade Guivati. Ils les emmènent vers un autre abri où sont cachés une quinzaine de civils et six chiens. Les animaux font leurs besoins au milieu des survivants entassés. Avidor et Keren Schwartzman et leur fille ne sont pas pour autant sortis d’affaire. Vers 1 heure du matin, dimanche, une première sortie échoue : il faut se replier dans l’abri. Les rafales continuent dehors. Seconde tentative à 2 heures passées : ils atteignent la sortie du kibboutz et passent devant leur voiture criblée de balles, les vitres éclatées. Près du portail, Keren aperçoit au sol le corps d’un combattant. Elle meurt de soif. « Tu as ton portefeuille ? » demande-t-elle à son mari en arrivant à la station-service au croisement de la grand-route. « Entre et sers-toi ! » lui répond-il, comprenant que le monde d’avant n’existe plus. Quand elle franchit la porte, elle découvre une épaisse mare de sang. « Ils avaient massacré le vendeur, probablement un Bédouin », dit-elle.
Sur 400 habitants du village, 77 ont été tués et 17 pris en otage. Après vingt heures à frôler la mort, les Schwartzman montent dans des bus avec les autres rescapés. Ils zigzaguent dans la nuit, pour éviter les axes où la horde ennemie continue de surgir et tirer au lance-roquettes sur tout ce qui passe. Dans l’obscurité, ils découvrent les bas-côtés jonchés de véhicules détruits, parfois encore en feu, et de cadavres. Pour Keren Schwartzman, « on se serait cru dans un film de zombies après l’apocalypse ».
Par nos envoyés spéciaux en Israël Jérémy André, Valentine Arama, Danièle Kriegel (correspondante), Sébastien Leban (Photos), Théophile Simon (avec Armin Arefi, Guillaume Perrier, Julien Peyron, Bartolomé Simon, Mathilde Siraud, Géraldine Woessner)