Le jury de ce prix littéraire créé en 2015 (*) a distingué « Un monde de ciel et de terre » publié chez Calmann-Lévy. Un roman extraordinaire qui nous plonge dans les guerres du XXe siècle, nous embarque de Sarajevo à Tachkent, Shanghai et Jérusalem, dans les pas de deux soldats qui s’aiment.
Le roman d’Aleksandar Hemon convoque le monde entier, sauf l’Amérique – si ce n’est à travers quelques personnages secondaires. Pourtant, « Un monde de ciel et de terre » est un grand roman américain. Parmi les plus grands qu’il nous ait été donnés de lire ces derniers temps. Son auteur, Bosnien d’origine, émigré aux Etats-Unis dans les années 1990, a le souffle épique des pionniers, l’âme du migrant, la plume extralucide d’un London ou d’un Steinbeck. Il s’est vu décerner le Grand Prix de littérature américaine, à l’issue de deux tours, dans le cadre propice du restaurant Joe Allen, par sept voix contre trois au « Grand Cercle » de Maggie Shipstead (Les Presses de la Cité). « L’invitée » d’Emma Cline (La Table Ronde) était arrivée en troisième position au premier tour de scrutin.
Difficile de résumer un livre aussi foisonnant. Les premières pages du livre nous plongent dans Sarajevo, le jour de l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand, déclencheur de la Première Guerre mondiale. A la manière d’un mirage – la ville en 1914 et ses habitants semblent d’emblée si proches… Le lecteur a tôt fait d’adopter, comme un tendre frère, Rafael Pinto, l’apothicaire juif séfarade ébloui par un beau soldat venu lui acheter un médicament. L’instant d’après, il sera témoin de l’attentat qui va changer sa vie et celle de toute une jeunesse européenne.
Couple inséparable
Enrôlé dans l’armée austro-hongroise, Pinto connaît l’enfer des tranchées d’Ukraine, puis des prisons russes de Tachkent. Dans son bataillon bosniaque, il fait la connaissance d’un garçon solaire, Osman. Tous deux vont former un couple inséparable, au-delà de la vie et de la mort, héros involontaires d’un monde à feu et à sang. Car pour eux il n’y aura pas d’entre-deux-guerres. La révolution bolchevique les contraint à fuir et à se séparer.
Avec le fantôme de son amant à ses côtés, et la petite fille que lui a laissée ce dernier, Pinto traverse le désert du Taklamakan, avant de se réfugier à Shanghai, en pleine guerre sino-japonaise. L’épopée se terminera à Jérusalem, en 2001, au gré d’un épilogue étonnant où l’auteur se met lui-même en scène. Déluge de personnages, d’histoires, de visions hallucinées, de situations, toutes extrêmes… Déstabilisé au début, le lecteur, pourtant, ne perd pas le fil. Il s’habitue même au parler et aux mots fleuris (en V.O.) de Pinto.
Aleksandar Hemon nous fait traverser la folie d’un siècle à un train d’enfer. Son roman est un chant de grâce et de colère – le chant de l’exil, de l’errance qui frappe les réfugiés du monde entier, le chant des juifs persécutés, le chant de la différence. Car « Un monde de ciel et de terre » est aussi l’histoire d’une grande passion entre deux hommes, deux soldats qui s’enlacent sous les bombes. Pinto et Osman, les amants magnifiques, nous font croire aux fantômes- anges gardiens, à la flamme éternelle de l’amour qui brave l’horreur du monde. Le ciel et la terre se confondent en une bouleversante étreinte.
(*) Au titre des Echos, nous faisons partie depuis l’origine de ce jury composé de dix membres (journalistes, libraires et éditeurs).
Par Philippe Chevilley