Bien des gens pensaient que l’antisémitisme était dépassé, que la Shoah avait suffit à montrer les monstruosités auxquelles il peut conduire, que la raison avait triomphé.
Et puis non, il est toujours là. Il ne se confond pas avec la critique légitime du gouvernement israélien. Et il ne se résume pas à l’ignoble soutien aux monstrueux terroristes du Hamas. Aujourd’hui, refuser à Israël le droit à l’existence, dans des frontières sûres et reconnues est une des formes de l’antisémitisme. Et trop de gens masquent un ignoble antisémitisme derrière un « anti-bibisme » de bon aloi.
Alors il faut combattre le mal, par la raison. Et pour cela, d’abord, en expliquer les causes plus profondes, immuables.
Des millions de pages ont été écrites à ce sujet. Et j’en ai écrit quelques centaines. Pour faire court, je dirais que, selon moi, l’antisémitisme trouve sa source principale dans la détestation de celui à qui on voudrait ne rien devoir.
L’Histoire a en effet placé le peuple juif en situation d’apparaître (à tort) comme l’inventeur du monothéisme ; et bien des fidèles des monothéismes suivants ne supportent pas qu’existent des gens pouvant prétendre être les premiers adorateurs de leur propre Dieu. C’est ainsi que, par exemple, l’Église catholique s’est longtemps présentée comme le « Verus Israel », le vrai peuple choisi, légitimant ainsi l’anéantissement du peuple juif.
L’Histoire l’a aussi placé en situation d’avoir un pays que d’autres revendiquèrent ensuite comme le leur, avec comme capitale une ville, où les autres monothéismes ont aussi ensuite placé leur lieu sacré. Un pays qui, malgré la dispersion, n’avait jamais disparu dans leur cœur, et qui n’a pas été rétabli à cause de la Shoah, mais dont la renaissance, esquissée pendant la Première Guerre mondiale, a été au contraire retardé par la seconde, pour devenir ensuite la seule démocratie à des milliers de kilomètres à la ronde.
L’Histoire l’a encore obligé à jouer le rôle de banquier des princes puis des marchands : les communautés juives n’avaient en effet pas le droit de s’installer dans une ville quelconque, ni au Moyen-Orient ni en Europe, jusqu’à la fin du 18ème siècle, si elles ne s’engageaient pas à faire ce métier, interdit, par principe, aux fidèles des autres religions. Et, comme il est clair qu’on déteste celui à qui on doit de l’argent, on se cherche souvent une raison de la haïr assez pour ne pas le rembourser.
L’Histoire a enfin placé le peuple juif en situation d’être le premier peuple à obliger tous ses membres, garçons et filles, à savoir lire et écrire (le texte de sa loi), à débattre de questions philosophiques, à rechercher des invariants, ce qui a créé les conditions pour y voir apparaître plus qu’ailleurs quelques géants de la pensée universelle. Et on leur en veut que Jésus soit juif ; que Spinoza, Freud, Marx, Einstein, plus du quart des prix Nobel de physique, de médecine et de chimie, et tant d’autres, soient de cette origine, même quand ils n’étaient pas croyants et quand ils recherchaient d’abord quelques vérités universelles. Le judaïsme s’est trouvé ainsi en situation d’incarner, en particulier au Moyen-Orient, l’insupportable raison, l’affreuse modernité, l’intolérable démocratie, le détestable Occident. Au total, on lui en veut de tout ce qu’il a apporté et apporte au monde.
Naturellement, ce peuple, comme les autres, est loin d’être parfait. Il a son lot d’imbéciles, de médiocres, d’arrivistes et de gangsters. Naturellement, il n’est plus, comme tous les autres, une entité autonome, mais un lieu de mélange de toutes les civilisations où il a vécu et où il vit. Il ne se réduit pas à une nation, l’État d’Israël, et encore moins à son Gouvernement actuel, dont j’ai dit, pour ma part, avec beaucoup d’autres, qu’il était criminel, qu’il plongeait droit dans le piège tendu par le Hamas en attaquant aveuglement les populations palestiniennes et qu’il risquait de créer les conditions de sa disparition.
Devant ce tableau, on peut être tenté de désespérer, de penser qu’une fois de plus, l’antisémitisme, un moment assoupi, va revenir, faire des millions de victimes, pour ensuite, comme à chaque fois, apparaître comme le signe annonciateur de malheurs beaucoup plus vastes, touchant bien plus de gens, non juifs, qui croyaient pouvoir se mettre à l’abri de la violence du monde, en la détournant vers ce bouc émissaire.
Naturellement, le racisme ne se limite pas à l’antisémitisme et bien d’autres gens en sont victimes à travers le monde, et en particulier en France, où des musulmans deviennent trop souvent, après les italiens, les polonais, les portugais, les nouveaux exclus.
On peut alors penser, comme Stephan Zweig, que la démocratie est perdue, que la civilisation occidentale a fait son temps, que la vie ne vaut pas d’être vécue parce qu’on est toujours rattrapé par sa monstruosité. Ou estimer, comme tant d’autres, que c’est l’espèce humaine qui ne mérite pas de survivre, vu tout le mal qu’elle se fait à elle-même et au reste du vivant.
Et puis, on regarde le monde, et on se dit que, depuis des millénaires, malgré des épisodes de barbarie, c’est toujours à la fin l’alliance de la raison, de la morale, et de la beauté, qui a triomphé sur l’alliance du fanatisme, de la perversion et de la laideur. Et que, au moment même où elle est si barbare, l’humanité produit encore des chefs d’œuvre, invente des solutions à ces propres problèmes et fait progresser la liberté et la justice.
L’antisémitisme révèle l’état du monde : il est la haine du meilleur en soi. Il est volonté de tuer le père et la mère à la fois. Il est la haine de la raison, de la tolérance, de la gratitude : qui ne sait admirer ne peut l’être. Qui ne peut être reconnaissant ne peut espérer qu’on le soit.
Que ceux qui jouent avec cela, comme ceux qui ne le combattent pas, parce qu’ils ne se croient pas concernés, le sachent bien. S’ils ne combattent pas l’antisémitisme, s’ils ne sont pas les premières victimes de cette barbarie, ils seront les suivantes. Très bientôt.