En Tunisie, une loi pour criminaliser tout lien avec Israël

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Surfant sur l’indignation des Tunisiens face aux bombardements de l’armée israélienne sur Gaza, les députés examinent ce jeudi 2 novembre un projet de loi visant à emprisonner tout Tunisien qui communique ou coopère avec l’Etat hébreu.

Les Tunisiens juifs font le ménage dans leur téléphone. Les scientifiques se demandent s’ils pourront encore participer à des colloques. Les sociétés exportatrices épluchent les montages juridiques les liant à leurs différentes filiales. Et la championne de tennis Ons Jabeur espère bien ne pas rencontrer une joueuse israélienne lors de son prochain tournoi. En Tunisie, la proposition de loi sur la criminalisation contre la normalisation avec «l’entité sioniste», la dénomination d’Israël dans le texte, débattue ce jeudi 2 octobre à l’Assemblée des représentants du peuple, n’a pas qu’une valeur de symbole, à l’heure où l’Etat hébreu bombarde Gaza.

Tout Tunisien qui communique ou coopère, directement ou indirectement, régulièrement ou occasionnellement, avec une personne physique ou morale israélienne risquerait six à douze ans de prison si la loi est adoptée. La récidive est punie de la prison à vie. «C’est une punition, une contre-attaque contre l’entité sioniste qui commet des crimes contre l’humanité à Gaza actuellement», justifie la députée Fatma Mseddi qui anticipe un vote à l’unanimité. L’élue a conscience que les conséquences seront «difficiles», mais les assume.

Concrètement, les Tunisiens n’auront plus le droit de communiquer avec de la famille ou des amis israéliens, exception faite des Arabes israéliens. «Nous n’arrêterons pas d’aller en Israël ou de parler à nos proches, riposte un responsable de la communauté juive. Nous prendrons plus de précautions. Mais s’ils veulent mettre les 2000 Tunisiens juifs en prison, nous irons. Nous ne partirons pas de notre pays.» Attablé mercredi à un café du centre-ville de Tunis, l’homme précise qu’aucun juif n’a, pour l’heure, été attaqué physiquement. Kippa sous la casquette, il espère que cela se finisse «à la tunisienne», selon son expression : loi votée mais jamais appliquée.

Interprétation

Selim Kharrat, figure de la société civile tunisienne, envisage un scénario inverse : «Le manque de précision du texte laisse place à une large interprétation par le juge, ce qui constitue un danger pour les accusés qui ne sont pas dans un processus de normalisation car l’esprit de la loi ne cherche pas à isoler Israël, mais à cibler les citoyens tunisiens.» Et pas seulement les juifs.

En théorie, n’importe quel Tunisien présent à un événement où se trouve un Israélien pourrait être poursuivi. L’institut Pasteur de Tunis (IPT), dont les scientifiques participent régulièrement à des rencontres internationales, prend acte et n’exclut pas d’éplucher la nationalité des invités avant d’y participer ou non : «Ce sera peut-être une exigence du ministère. Dans ce cas, il faudra s’y conformer», abonde Hichem ben Hassine, responsable de la communication à l’IPT. Dans les locaux de la holding Hachicha, propriétaire de la marque de féculent Randa, dont les produits sont disponibles dans les magasins israéliens, on a pris les devants. Dès l’accueil, une secrétaire répond : «Le PDG me fait dire que la société Sodic [société basée en France qui exporte les produits tunisiens en Israël, comme l’a révélé en 2021 le site d’information Alqatiba, ndlr] n’appartient plus au groupe.» Mercredi, des documents du tribunal de commerce de Paris indiquaient encore que le gérant était un ancien directeur général de Randa. «Si des pâtes Randa sont vendues en Israël après la promulgation de la loi, les dirigeants pourront être poursuivis», assure Fatma Mseddi.

Verra-t-on Ons Jabeur, la championne de tennis adulée, dans les prétoires ? La 7e joueuse mondiale a le droit à un demi-traitement de faveur. Selon les législateurs interrogés, elle ne tombera sous le coup de la loi que si elle accepte d’affronter une joueuse israélienne. En 2020, la Tunisie avait joué contre Israël durant une compétition par équipes. Le ministère des Affaires étrangères avait condamné verbalement. En cas de vote positif de la proposition de loi, la condamnation viendrait, cette fois, du tribunal pénal.

Surfer sur la colère

Une telle proposition de loi n’est pas nouvelle. Entre 2011 et 2014, la base du parti islamiste Ennahdha, qui dirigeait alors le gouvernement, poussait pour interdire la normalisation avec Israël. Les dirigeants n’ont jamais franchi le pas. «On s’est aperçu que cela posait le problème de la normalisation indirecte : fallait-il punir les Tunisiens qui font des transactions avec des sociétés ou des institutions qui ont des relations avec Israël ? La charge de la preuve, les répercussions économiques et politiques soulevaient aussi des questions très compliquées. Nous avons préféré renoncer», explique Samir Dilou, ministre Ennahdha des droits de l’Homme et de la justice transitoire à l’époque.

Dans un contexte où «l’émotion prend le pas sur la raison», selon Selim Kharrat, le pouvoir a décidé de surfer sur la colère. La date du 2 novembre pour l’examen de la proposition de loi n’a pas été choisie au hasard. Il y a 106 ans était publiée la déclaration Balfour par laquelle le Royaume-Uni soutenait la création d’un foyer national juif en Palestine.

par Mathieu Galtier, correspondant à Tunis

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