Œufs marinés dans le thé noir et le gingembre, mousse de tahini, crème de yaourt parfumée à l’amba, agneau parfumé à la coriandre : plusieurs restaurants mettent en avant, tout en les renouvelant, les recettes du Levant.
Il y a dix ans paraissait en France un ouvrage célébrant l’huile d’olive, la soupe à l’aubergine brûlée et les artichauts farcis. Jérusalem (Hachette, 2013) connaissait un succès de librairie en réunissant deux auteurs, chefs et copains : Yotam Ottolenghi, originaire de la partie juive de la cité, et Sami Tamimi, venant de la partie palestinienne. Aujourd’hui, Yotam Ottolenghi est à la tête d’une nuée de sept restaurants à Londres, et il est devenu l’un des cuisiniers les plus populaires au monde. La maison d’édition Hachette avance que 10 millions d’exemplaires de ses ouvrages ont été vendus, 500 000 rien qu’en France (en première position le best-seller Simple, paru en 2018).
De livres en émissions télé, l’Anglo-Israélien a démontré que les légumes pouvaient se suffire à eux-mêmes et popularisé des ingrédients jusqu’alors fort rares dans les placards occidentaux, comme le zaatar (mélange d’épices à base de thym) ou le tahini (crème de sésame). Son patronyme est même devenu un adjectif pour certains fans qui vous expliquent préparer des « aubergines Ottolenghi ».
Avec le retour en grâce de la saisonnalité, on a pu croire que l’engouement pour la cuisine israélienne, gourmande en ingrédients gorgés de soleil, allait se dégonfler comme un soufflé saisi par le froid. Il n’en est rien. Aujourd’hui, les « enfants » d’Ottolenghi reprennent le flambeau, à l’image de Julien Sebbag, pour qui l’ouvrage Jérusalem reste une source d’inspiration majeure.
Le jeune chef au look étudié, entre figure christique et dandy rock, a ouvert trois nouvelles adresses ces derniers mois. Chez Micho, rue de Richelieu, à Paris, il crée des sandwichs à fort potentiel de salivation avec des légumes du moment (actuellement, artichauts et pesto d’ail des ours), entre 13 et 16 euros l’unité. Chez Forest, une enseigne installée à Marseille (quartier de la Joliette) et à Paris (au Musée d’art moderne, avenue du Président-Wilson), il remet des mal-aimés à la carte (émiettés de brocolis) et crée des mets glanant large sur le pourtour méditerranéen.
Il faut remonter à la création de Miznon, en 2013, restaurant pionnier à Paris, pour comprendre la fièvre israélienne. La chaîne de street food s’est d’abord implantée à deux pas de la rue des Rosiers, haut lieu de la cuisine juive à Paris, avant de s’installer également sur le canal Saint-Martin et les grands boulevards. Le menu n’annonce en soi rien de révolutionnaire : kebab, falafel… Mais le kebab déborde d’agneau (12,50 euros) et les falafels s’insèrent dans une pita gavée de tomates, de pickles et de tahini (10 euros). La star du lieu est un chou-fleur, blanchi et rôti avant d’être arrosé d’huile d’olive (8 euros).
« Le meilleur poisson au monde »
Ce qui séduit, c’est la générosité des assiettes, mais aussi l’énergie et la folie douce israéliennes. Le fondateur de Miznon, Eyal Shani, qui a planté une quarantaine de restaurants entre sa Jérusalem natale, New York, Vienne et Ibiza, a des airs de gourou façon Steve Jobs, derrière ses lunettes et sa barbe poivre et sel. Quand on le rencontre pour l’ouverture du HaSalon de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), déclinaison d’une autre de ses chaînes emblématiques, posée près du marché aux puces, il s’exclame après quelques minutes d’entretien : « Je fais le meilleur poisson au monde ! » Il raconte aussi avoir utilisé des fleurs sauvages « avant Marc Veyrat », et explique sans ciller que certains de ses clients sont tombés malades, car il avait utilisé par mégarde des plantes toxiques.
Mais son nouvel établissement impressionne moins que son culot. Le poisson testé chez HaSalon, de la sériole en sashimi, se noie dans une mare d’huile (25 euros), le carpaccio de betterave étouffe sous un bouquet de fleurs de sel (25 euros), le prix de l’épaule d’agneau (150 euros), tiède et mal assaisonnée, estomaque. Pourtant ce vaste espace à mi-chemin entre boîte et bistrot ne désemplit pas, car, en fin de soirée, rideaux tirés, on s’y trémousse debout sur les tables, enivré (ou pas) par la pop israélienne et les volutes de fumée, pour une version réchauffée des nuits enfiévrées de Tel-Aviv.
« Dans certains restaurants israéliens qui s’exportent, il y a une sorte d’injonction à faire la fête, regrette Annabelle Schachmes, autrice de l’ouvrage de référence La Cuisine juive (Gründ, 2015). Mais c’est compliqué de retranscrire l’état d’esprit qu’il y a dans ce pays où les tensions créent une urgence à profiter de la vie. L’autre limite, c’est que la cuisine israélienne est une cuisine de terroir, et souvent de produits presque bruts. Evidemment, elle ne sera jamais aussi bonne à Paris qu’à Tel-Aviv, où l’on peut trouver des tomates délicieuses toute l’année. »
Et pourtant, souvent, la magie opère. C’est notamment le cas chez le chef Assaf Granit (une vingtaine d’adresses dans le monde, dont cinq en France, entre Paris, Saint-Barthélemy et le cap d’Antibes). Peut-être parce qu’il ne cherche pas à dupliquer un concept, mais à créer des établissements singuliers. Tekés, ouvert en 2022 dans la capitale, propose par exemple des festins végétaux (menu à partir de 30 euros le midi). Dans un décor aux couleurs de terre battue, où des légumes trônent comme autant d’œuvres d’art, l’équipe dirigée par la cuisinière Cécile Lévy s’échine derrière un long comptoir. Le repas prend rapidement des allures de grand banquet joyeux, mais la fête est surtout dans l’assiette.
On rompt la hallah, le pain du shabbat, moelleux et brioché, pour le plonger dans de l’huile d’olive de Jérusalem et dans le tahini. C’est le préambule à un régal où se carambolent les cuisines druze, irakienne, marocaine, française, et où des classiques de la cuisine juive trouvent des alternatives légumières (en troquant par exemple le foie de volaille par des champignons préparés avec des dattes). « La cuisine israélienne est un concept flou, mouvant, affirme Assaf Granit. Notre pays a été soumis à une multitude d’influences, et nous essayons de créer un nouveau langage culinaire à partir de ça. »
A quelques mètres seulement, Shabour, étoilé en 2021, ouvert par le même patron, propose une tout autre atmosphère, celle d’un antre mystique, éclairé à la bougie, caressé par une bande-son planante créée tout spécialement, et où les clients font cercle autour du comptoir en marbre de la cuisine centrale. On est secoué par quelques miracles gourmands pas nécessairement casher, comme cette anguille fumée parfumée au sumac, présentée dans une petite boîte en olivier sculptée à Bethléem. Ou encore cette déclinaison des beid hamine, une spécialité séfarade, plat du shabbat : des œufs marinés dans le thé noir et le gingembre, se prélassant dans une mousse de tahini, saupoudrés d’œufs de truite. Attention, l’obole de ce temple gastronomique est conséquente (menu à 136 euros, sans le vin).
Caramel parfumé au poivre, dukkah et fenugrec
Mais il est aussi possible de se régaler sans se ruiner. Yossi Levy, qui a fait ses armes culinaires à Tel-Aviv, en est convaincu. « Beaucoup de restaurants israéliens appartiennent à des groupes en France, et restent chers, observe-t-il. Alors que, là-bas, le moindre boui-boui propose une cuisine de qualité abordable. » Lui a monté Nour, minuscule échoppe posée rue Jean-Pierre-Timbaud, où l’on vient passer commande entre des cageots de légumes et un comptoir de granit rose. On y savoure des arayes (9,50 euros), de (trop) petits sandwichs snackés puis passés au four, qui conjuguent le croustillant de la pita au juteux de la garniture (bœuf maturé, poisson aux câpres, agneau parfumé à la coriandre ou légumes de saison).
Le délicieux mélange d’épices maison, le baharat, s’inspire d’une recette israélienne à base de cannelle et de muscade, à laquelle Yossi Levy ajoute de la rose et du citron séché. On se laisse tenter par un cocktail inspiré du rafraîchissement des noctambules israéliens, la gazoz. Dans un mélange d’eau gazeuse, de kombucha et de sirop de pamplemousse se bousculent poire, thym, sauge et graines de chia. Il y a presque autant à boire qu’à manger !
A l’écart des restos festifs investissant surtout dans les enceintes, et des adresses « tartes à la crème de sésame » affichant des menus fourre-tout « levantins » ou « méditerranéens », la cuisine israélienne réserve donc encore de très belles surprises. C’est le cas chez Alluma, un restaurant parisien, ouvert en 2022, au cadre blanc et nu. Ici, rien pour détourner l’attention de l’assiette, même pas les tarifs (25 euros seulement le menu déjeuner en quatre étapes).
Le chef, Liran Tal, est passé par les fourneaux de Tel-Aviv dès l’âge de 15 ans, avant de rejoindre les établissements étoilés de Paris. « Nous faisons une cuisine d’immigration, mais il faut connaître la forme originelle des mets afin de les sublimer », assume ce perfectionniste. En guise d’amuse-bouche, il propose un minigâteau de cheveux d’ange baigné d’un caramel parfumé au poivre. Suivent un crudo de maigre mariné dans l’huile d’olive, le lait ribot et la dukkah (mélange d’épices égyptien) et une crème de yaourt parfumée à l’amba, un condiment à base de mangue et de fenugrec venu d’Irak. Tout est savoureux, surprenant, incarné – une bonne part des épices est envoyée par la famille du chef, toujours en Israël. Et on a enfin envie de danser sur la table.