L’affaire qui poursuit Roman Polanski depuis quarante-six ans interroge le rapport au temps du droit pénal et illustre le choc de deux cultures judiciaires.
Mardi 28 octobre 2014. Enfant rescapé du ghetto de Cracovie, Roman Polanski est en Pologne où il assiste, au côté du président Komorowski, à l’inauguration du musée Polin, dédié à l’histoire des juifs du pays – dont il a conservé la nationalité. Une brèche géante fissure la façade du bâtiment de verre, évoquant le passage de la mer Rouge. Rescapé de la Shoah, qui a englouti une partie des siens (sa mère, Bula, sa grand-mère, Maria), le réalisateur du Pianiste est loin d’imaginer se retrouver quelques heures plus tard devant le procureur de Cracovie. Tenus informés de sa visite, les États-Unis ont demandé aux autorités polonaises que le « fugitif » Polanski soit arrêté, le temps de leur adresser une demande d’extradition. Cinq ans plus tôt, la Suisse avait refusé de livrer le cinéaste à la justice californienne, pour qu’il réponde devant elle de l’agression sexuelle de Samantha Gailey, une adolescente de 13 ans (future épouse Geimer), commise le 10 mars 1977, dans la villa de l’acteur Jack Nicholson, sur Mulholland Drive, le quartier des célébrités de Los Angeles.
Roman Polanski est entendu le lendemain par le parquet de Cracovie, qui décide de le laisser en liberté. Il se présente à deux reprises, les mois suivants, devant le Sad Okregowy (tribunal de district), qui l’interroge sur les faits pour lesquels la justice américaine l’a inculpé, 37 ans plus tôt.
Un dossier « poison »
Le 30 octobre 2015, le tribunal rejette la demande d’extradition. Cette décision de 228 pages, confirmée par la Cour suprême de Pologne – saisie d’un pourvoi du ministre de la Justice -, est un camouflet pour la justice américaine. Un réquisitoire implacable contre ses méthodes et errements, dans cette affaire qui obsède les États-Unis. Le juge Larry Fidler, qui avait hérité du dossier en 1997, ne l’a-t-il pas comparé à un « poison » ?
Tout en insistant sur « les immenses ravages psychologiques » que les abus sexuels causent aux mineurs, le tribunal de Cracovie regrette que, « animé par la crainte des médias, le système judiciaire de Los Angeles ait perdu toute capacité de corriger ses erreurs du passé ». « La popularité dont jouit Roman Polanski est devenue un lourd fardeau. Il est certain que, s’il n’avait pas été une célébrité […], la procédure le mettant en cause aurait été réglée depuis longtemps […] », juge-t-il, évoquant « un flagrant déni de justice ». C’est pourquoi le « fugitif » ne sera ni arrêté ni renvoyé aux États-Unis, où la justice – et l’opinion publique – l’attend de pied ferme, depuis si longtemps.
Polanski n’a jamais contesté les faits pour lesquels Samantha Geimer ne réclame plus rien (un dédommagement de 500 000 dollars lui fut accordé en 1993) ; elle supplie, au contraire, qu’on cesse de la considérer comme une victime…
Au départ, six charges sont retenues
Sexe, champagne, drogue de synthèse et photos… Engagé par le magazine Vogue Hommes pour un reportage faisant poser des adolescentes, Roman Polanski abuse de Samantha, le 10 mars 1977, dans la chambre à coucher et le Jacuzzi de l’acteur culte de Chinatown.
Arrêté le lendemain au Beverly Wilshire, l’hôtel où il réside, sur une plainte de la mère de Samantha, il est remis en liberté le jour même. Le 24 mars, Samantha Geimer se présente devant le grand jury de l’État de Californie, chargé d’établir l’acte d’accusation sur la base des preuves rassemblées par le procureur. Six charges sont retenues : viol aidé par l’usage de la drogue ; rapport sexuel illicite avec une mineure ; administration de méthaqualone ; acte impudique et de violence obscène sur enfant de moins de 14 ans ; perversion ; sodomie. Arrêté, Roman Polanski est libéré moyennant caution (2 500 dollars). Il nie d’abord les faits, puis consent à plaider coupable en échange de l’abandon de cinq chefs de poursuite. Seul subsiste, dans l’acte d’accusation, le délit de rapport sexuel illicite (« unlawful sexual intercourse »). Le juge Laurence J. Rittenband (dont le narcissisme rappelle vaguement celui qui, chez nous dans les Vosges, dévora le juge Lambert) se targue d’avoir réglé de nombreuses affaires médiatiques (le divorce d’Elvis Presley, la garde des enfants de Marlon Brando). Il fond sur le dossier tel un aigle sur sa proie.
L’infraction retenue se rapproche de l’« atteinte sexuelle sur mineur de 15 ans » réprimée en France à l’époque : le simple fait d’avoir eu une relation sexuelle avec un mineur caractérise le délit ; la question du consentement ne se pose pas. Élément important : la législation californienne a été modifiée trois mois après les faits. « Jusque-là y prévalait le système des peines indéterminées, explique Jerry Roth, ancien avocat et procureur fédéral, président d’honneur de l’Union internationale des avocats. Au moment du délit, la peine encourue par Polanski pouvait aller jusqu’à 50ans d’emprisonnement même si, en pratique, elle était moindre et dépendait de la conduite du condamné en détention. »
Le « Uniform Determinate Sentencing Act » entre en vigueur le 1 er juillet 1977. Dans un souci d’équité, les peines sont désormais limitées dans le temps, même si leur quantum peut s’envoler et dépasser les 150 ans.
« Marchandage de plaidoyer »
Que risque aujourd’hui, en Californie, l’auteur d’un « acte sexuel illicite » avec un mineur ? Le juge a le choix : soit il considère qu’il s’agit d’un délit mineur (misdemeanor) et, dans ce cas, la peine ne peut dépasser un an ou se limiter à une peine probatoire ; soit il en fait un crime (felony) et elle peut être alors de 2, 3 ou 4 ans, selon la nature des faits, l’âge de l’auteur et celui de sa victime. S’il devait être rejugé, Roman Polanski risquerait 4 ans de prison au maximum. Rejuger est bien le mot car, en réalité, le réalisateur l’a déjà été.
Le 8 août 1977, il comparaît devant le juge Laurence J. Rittenband et plaide coupable. Un mot sur le plea bargaining (littéralement « marchandage de plaidoyer »), caractéristique de la procédure accusatoire américaine. Utilisé dans 95 % des affaires pénales – y compris pour les crimes les plus crapuleux -, le bargaining repose sur une négociation de la peine et des chefs d’accusation. On pourrait penser que le juge, qui homologue la sentence, s’en tient à une position d’arbitre une fois l’entente (guilty plea) conclue entre la défense et l’accusation. Rien n’est plus faux. Informelle – et encore orale à l’époque -, la négociation se trame dans les couloirs du palais, le bureau du procureur, par téléphone, bref, partout sauf à l’audience.
Loin de rester passif, le juge Rittenband s’implique dans la négociation de la peine, consultant des magistrats étrangers à la procédure (le procureur Wells, écarté du dossier, qui le poussait à la plus grande sévérité) ; accordant des interviews ; fixant ses règles, parfois au mépris du droit ; indiquant aux parties ce qu’elles devaient requérir ou plaider ; revenant pour finir sur l’accord passé, de crainte que la presse ne le trouve trop clément.
42 jours de détention
Alors que deux expertises psychiatriques concluent à l’absence de dangerosité et que l’administration pénitentiaire recommande du sursis et une amende, le juge Rittenband organise, le 16 septembre 1977, une « réunion préparatoire » à huis clos, dans son bureau. S’y retrouvent Me Douglas Dalton, avocat de la défense, le procureur Roger Gunson, Me Lawrence Silver, l’avocat de Samantha, et l’agent de probation Irvin Gold. Le juge leur annonce qu’il veut envoyer Roman Polanski à la prison de Chino, dans le cadre d’un « diagnostic study », sorte d’observation préalable avant jugement. Cette surveillance pénitentiaire, dont la durée ne peut excéder 90 jours, fera office de peine, ce qui fait bondir le procureur, qui estime que ce n’est pas légal. Mais le juge y tient. Il commande à la défense de plaider pour une peine de probation et enjoint au procureur de réclamer une peine ferme. Surtout, le deal ne doit pas fuiter dans la presse.
L’audience officielle se tient le 19 septembre et les parties se prêtent au jeu. Un diagnostic study est ordonné, que Rittenband accepte de reporter de 3 mois, le temps pour l’accusé de terminer L’Ouragan – film dont il abandonnera le tournage. Polanski se rend à Paris, puis à Londres et à Munich, où un photographe du Santa Monica Evening le surprend en charmante compagnie à l’Oktoberfest, la fête de la bière. Fureur du juge Rittenband, qui, dans une interview, déclare le 20 octobre 1977 : « Il semble qu’on ait abusé de ma confiance. » Polanski et son producteur parviendront toutefois à le convaincre que cette escapade bavaroise était professionnelle.
Le 16 décembre 1977, trois jours avant la date butoir, Roman Polanski se présente à la prison de Chino pour y suivre le programme d’évaluation converti en peine. Quand il n’est pas en cellule, il se joint aux corvées de nettoyage, se montre coopératif avec les psychologues. Un détenu modèle. Le 27 janvier 1978, après 42 jours de détention, un surveillant donne un coup de pied dans sa porte : « Tu sors demain. » Polanski quitte sa prison, convaincu d’en avoir terminé avec la justice. Grave erreur.
« Mascarade »
Le rapport du diagnostic study en fait un quasi-saint : « Jamais condamné, M. Polanski apporte une contribution positive à la société et sa faute doit être considérée comme accidentelle », observent les psychiatres. « Font défaut les obsessions lubriques d’un pédophile […]. Son rapport à la victime était sans doute celui d’une séduction qui a évolué vers un érotisme mutuel. Il ne semblait pas être conscient de participer à un acte puni par la loi, ce qui témoigne d’une naïveté insolite chez l’homme mature et raffiné qu’il est […]. Une surveillance préventive servirait au mieux les intérêts des parties. »
Nouvelle audience préparatoire, le 30 janvier, chez le juge. Celui-ci manque de s’étrangler en lisant le rapport, « l’un des pires qu’il ait jamais vus » car il « blanchit totalement Polanski ». Opérant un virage à 180 degrés, Rittenband veut à présent envoyer l’accusé dans une prison fédérale pour une peine indéterminée. Officieusement, il indique aux parties qu’il fera libérer Polanski dans les 120 jours. Mais il fixe deux conditions : le condamné devra consentir ensuite à être expulsé des États-Unis ; la presse ne devra en aucun cas être informée de l’accord – un communiqué lui sera adressé, l’informant que Roman Polanski sera incarcéré pour une durée indéterminée.
Outré, Me Dalton demande que son client soit réentendu. Le procureur s’oppose lui aussi à cette « mascarade », suggérant une condamnation à 38 jours de prison supplémentaires (pour atteindre les 90 jours). Le juge refuse, invoquant la nécessité de « préserver les apparences, vis-à-vis des médias ». En plein conciliabule, il reçoit un appel du Los Angeles Times, auquel il confirme que la sentence sera prononcée le lendemain. Puis, comme au théâtre, il distribue les rôles et les répliques : Me Dalton plaidera « énergiquement » pour une peine de probation ; le procureur Gunson s’y opposera avec la même fougue, après quoi la sentence sera rendue. S’il demandait une nouvelle audition, l’accusé perdrait la garantie de la libération promise.
Cette fois, l’avocat et le procureur se promettent de ne pas participer à cette « farce ». Me Douglas rend compte à son client : le juge remet en question les termes du plea bargaining sans préciser le quantum de la peine qu’il prononcera le lendemain. « Tout cela est illégal, nous avons de bonnes chances de gagner en appel », tente-t-il de le rassurer. Mais cela prendra du temps et c’est en prison que son client devra compter les jours.
Fugitif
Ni une ni deux, Polanski emprunte 1 000 dollars à son ami, le producteur Dino De Laurentiis. Il fonce à l’aéroport de Los Angeles et saute dans le premier avion. De Londres, il reprend un vol pour Paris, où il possède un appartement. Il ne remettra jamais les pieds aux États-Unis. « Qu’avais-je à gagner en restant ? La réponse semblait bien être : rien du tout », confiera-t-il dans sa biographie, Roman par Polanski (Fayard, 2016).
Alors que son client est en cavale, Me Douglas engage une procédure en récusation du juge – le procureur Gunson a fait la même démarche -, dénonçant « sa partialité », son « incapacité à mener des débats honnêtes et non biaisés ». Rittenband est dessaisi du dossier mais il a eu le temps d’émettre un mandat d’arrêt. Depuis ce jour, Polanski est un fugitif pour la justice américaine, qui, par deux fois (en 2009, auprès des autorités helvétiques, puis en 2015, en Pologne), tentera d’obtenir son extradition.En 1997, Me Dalton entreprend une négociation avec le juge Larry Fidler, qui a repris le dossier : en se présentant devant la Cour supérieure de Californie, son client serait assuré d’être relâché sous caution. L’accord originel serait respecté, aucune autre peine privative de liberté ne serait prononcée. Mais l’accord fuite dans la presse. Le Daily News s’offusque dans un long article d’un traitement de faveur. Croyant calmer l’opinion, Fidler impose une condition supplémentaire : l’ouverture aux télés de la salle d’audience. Craignant le battage médiatique et ses répercussions sur sa famille, Polanski renonce à faire le voyage. Dix ans plus tard, Fidler se confiera à l’ancien attaché de presse du tribunal : « Comme la loi était du côté de Polanski en raison du comportement de Rittenband, j’étais convaincu que je serais cuit s’il revenait, et que ma carrière serait finie […]. J’ai dit à plusieurs collègues que je plaignais ceux qui se verraient attribuer l’affaire. »« On voit bien ce que notre client paie ici : sa célébrité », regrette Me Delphine Meillet, qui le défend en France aux côtés de Me Hervé Temime ( décédé le 10 avril). Le 26 février 2010, la défense obtient que le procureur Gunson – à la retraite – soit interrogé à huis clos devant la Cour supérieure de Californie, après ses confidences à la réalisatrice Marina Zenovich, pour son documentaire Wanted and Desired, sorti deux ans plus tôt. « Je ne suis pas surpris qu’il [Polanski] ait fui », avait-il témoigné dans le film, confirmant – tout en déplorant son manque de sévérité – que, en vertu de l’accord scellé avec le juge Rittenband, le cinéaste avait purgé sa peine. Sous serment, face à la Cour, Gunson persiste et signe : « Le juge a fait à deux reprises une promesse qu’il n’a pas respectée. Il n’était pas surprenant, lorsqu’il [Polanski] a appris qu’il allait être renvoyé dans une prison fédérale, qu’il n’ait pas pu ou voulu [lui] faire confiance. »
La Cour supérieure de Los Angeles a mis 12 ans à lever les scellés sur ce témoignage, rendu public en juillet 2022. Ironie de l’histoire : la justice helvétique avait, en 2010, refusé d’extrader Roman Polanski précisément parce que les États-Unis refusaient de lui transmettre le PV d’audition du procureur Gunson.
Plusieurs fois, la défense de Polanski a tenté de clore l’affaire par un règlement in absentia (en l’absence de l’intéressé). Ce que le juge Peter Spinoza, qui avait repris le dossier, refusera par trois fois. II avait pourtant envisagé, en 2008, un accord dans lequel Polanski recevrait l’assurance d’être condamné à la peine de 45 jours, déjà purgée en 1977. Mais, en retardant délibérément le prononcé de la sentence, il projetait que l’accusé passe quelques semaines en prison, « pour le refroidir ».
En refusant en 2015 l’extradition de Roman Polanski, le tribunal de district de Cracovie justifiera ainsi sa décision : « Roman Polanski avait intégralement purgé la peine qui lui avait été infligée selon la procédure du plea agreement, lorsqu’il quitta la prison de Chino […]. Quatre jours plus tard, à la veille du prononcé du jugement, le juge a, illégalement et sans raison, piétiné les termes de l’entente […]. Ce comportement viole plusieurs principes gouvernant un procès équitable […] Toute détention supplémentaire serait arbitraire. »
« Choc des cultures »
Quarante-six ans après les faits, pourquoi la justice californienne ne se décide t-elle pas à refermer le dossier ? Le tribunal de Cracovie avance cette explication : « La perspective anxiogène, pour les magistrats californiens, d’être présentés dans les médias comme ayant gratifié une célébrité de leur indulgence. »« L’application automatique et arbitraire » de la « fugitive disentitlement doctrine » aurait, aussi, contribué à cet enlisement. « Ce vieux principe du droit anglo-saxon commande que celui qui fuit la justice soit destitué de tous ses droits. Aux États-Unis, fuir la justice, c’est le pire, décrypte l’avocat Jerry Roth. Polanski a de bonnes raisons d’en vouloir à ses juges, mais il aurait dû venir s’en expliquer. » Et d’ajouter : « Les accusations portées depuis cette affaire en Europe par d’autres femmes [tous les faits dénoncés sont prescrits, NDLR] compliquent sa situation. Tant qu’il n’aura pas comparu pour recevoir sa sentence, il n’a aucune chance de voir le dossier refermé », prédit Me Roth.
« La justice américaine ne renonce jamais. Pour celui qui se dérobe à elle, ni le temps ni l’espace ne sauraient constituer un obstacle », confirme le Pr Didier Rebut (Paris-2-Panthéon-Assas), membre du Club des juristes. Son collègue Rémy Libchaber, professeur de droit privé (Paris-1-Panthéon-Sorbonne), évoque un « choc des cultures ». « Je suis toujours un peu embarrassé avec les Américains et leur sanctification de certains principes, dont on n’a pas toujours le sentiment qu’ils se les appliquent à eux-mêmes. Je comprends que le fuyard puisse avoir toujours tort, mais, quand c’est le juge qui vous a trompé, c’est délicat. Et puis je bute sur cette idée d’une justice qui devrait poursuivre un individu éternellement ; on a tout de même le sentiment d’une forme d’acharnement. »
Roman Polanski aura 90 ans le 18 août.
Par Nicolas Bastuck