La voix du ténor du barreau Hervé Temime s’est éteinte

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Le ténor du barreau de Paris Hervé Temime, avocat de Bernard Tapie, Gérard Depardieu ou de la banque UBS, est décédé à l’âge de 65 ans, a annoncé le garde des Sceaux, ce lundi 10 avril.

Vivre avocat et mourir. Hervé Temime, l’homme, n’a survécu que quelques semaines à Hervé Temime, l’avocat. Le ministre de la justice Eric Dupond-Moretti a annoncé lundi 10 avril sa mort à 65 ans, des suites d’une dissection de l’aorte. Sa dernière plaidoirie a résonné début février devant le tribunal correctionnel de Paris, en défense de son confrère Xavier Nogueras, auquel il avait promis qu’il garderait sa robe. Ses derniers mots publics, vendredi 24 février, ont accompagné le cercueil d’un autre avocat, son ami Pierre Haïk.

Devant la foule réunie sous un ciel limpide au Père-Lachaise, il parlait avec fougue et tendresse du frère de prétoire avec lequel il a tant partagé. Le soir, avec son compagnon de barre et de fous rires, Thierry Herzog, il entourait Jacqueline Laffont, l’épouse de Pierre Haïk, et évoquait encore et encore cette passion de la défense qui les aimante les uns aux autres. Présent, toujours présent pour sa tribu, sa famille de cœur depuis quatre décennies. Hervé Temime est reparti dans la nuit avec cette douleur au bras gauche qui l’inquiétait depuis quelque temps. Il n’en est pas ressorti.

Pas besoin de qualificatifs. Encore moins de superlatifs. Avocat. Le mot seul suffit, tant il renfermait à ses yeux ce qu’il y a de plus beau, de plus noble et de plus libre. Etre à la hauteur de ce mot-là fut son ambition unique et dévorante. Si brutale et douloureuse que soit sa disparition pour tous ceux qui l’ont connu et respecté, elle porte sa signature : la mort l’a cueilli, en plein panache, après une ultime déclaration d’amour à son métier.

Il avait 21 ans lorsqu’il l’a embrassé. Il serait l’Avocat majuscule. Il aurait son nom dans la lignée. Celle d’Emile Pollak, qu’il n’a pas connu, mais dont il savait tout. Celle de Robert Badinter, dont il avait retenu cette phrase, écrite en 1973 dans L’Exécution (Grasset) : « Défendre n’est pas aimer. Défendre, c’est aimer défendre, toujours et inlassablement. » Celle d’Henri Leclerc, son « numéro vert » disait-il, pour lequel il éprouvait une profonde affection. Et, bien sûr, il serait le meilleur de sa génération.

D’où ça vient une certitude pareille ? D’un socle inébranlable de confiance en soi bâti par l’amour et l’humour inconditionnels des deux femmes qui l’ont élevé. Une mère, Héliette, et une grand-mère, Gaï, qui, au début des années 1980, ne comprenaient pas que la télévision puisse encore ignorer le nom du jeune homme chevelu de 21 ans dont elles étaient si fières. « Mais pourquoi ne t’invitent-ils pas avec Robert Badinter ? » s’agaçaient-elles. De la mort brutale d’un père médecin, survenue quand il avait 10 ans, et dont il disait qu’elle était autant une béance qu’un impératif d’indépendance. De la rupture, à l’âge de 5 ans, avec la terre où il était né, l’Algérie, et du sentiment d’altérité tôt éprouvé dans l’école versaillaise qui l’avait accueilli. D’une revanche à prendre sur les revers de fortune de sa famille juive rapatriée. Tout se gagne, tout peut se perdre, tout peut, tout doit se regagner, seule compte la volonté. Tel fut le viatique d’une vie

Ni patron ni décoration

Hervé Temime a eu des admirations, il n’a jamais eu de patron, ni accepté la moindre décoration, ou appartenu à un quelconque cercle de pensée. Sa légion d’honneur était ce « T » immense et orgueilleux qui cueillait le visiteur au rez-de-chaussée de son cabinet, rue de Rivoli, à Paris. Son seul cercle était celui qu’il avait fondé et dont il était le centre, le père, le « coach » aimait-il à dire, d’une équipe de vingt-sept avocats, dont six associés, Corinne Dreyfus-Schmidt, Julia Minkowski, Martin Reynaud, Léon del Forno, Olinka Malaterre, Harold Teboul, à propos desquels il ne tarissait pas d’éloges. Leur mission : « Ne vous interdisez aucun rêve, visez haut, haïssez l’échec. »

De celui qui détestait perdre, il fallait endurer l’ego envahissant – chacune de ses phrases commençait immanquablement par « moi, je » – et parfois les colères aussi subites qu’irraisonnées. Le goût immodéré du luxe, des vêtements sur mesure et des montres de collection. L’enfantine vanité avec laquelle il prenait place, dans un majestueux et ridicule fauteuil à oreillettes de sa « cantine » du Meurice, un palace proche de son cabinet, pour commander un plat de coquillettes au jambon et une pomme coupée en quartiers.

Tout cela aurait été insupportable si l’on en avait méconnu le revers. Son orgueil lui tenait lieu de plus exigeant des maîtres. Hervé Temime ne s’accommodait pas, ne se compromettait pas, ne sollicitait jamais. Il ne tolérait ni facilité ni marchepied. Aussi bavard sur lui que muet sur les secrets qu’il portait. Aussi respectueux de la liberté de chacun que protecteur de la sienne. Aussi généreux avec les autres qu’intransigeant avec lui-même.

Précieuses amitiés

Sa grand-mère, racontait-il, lui avait toujours dit que son nom signifiait « intègre » en arabe et l’intégrité professionnelle était pour lui la condition absolue de l’exercice de son métier. Elle lui valait la confiance de ses clients, l’envie de ses pairs et la considération des juges. La seule présidence qu’il avait acceptée était celle de l’Association des avocats pénalistes qu’il avait fondée à la fin des années 1980, quand le barreau de Paris regardait avec commisération ces confrères « de deuxième classe » qui écumaient les comparutions immédiates, les audiences correctionnelles ou criminelles, passaient leurs samedis à faire le tour des parloirs des prisons et s’abîmaient des heures entières dans le code de procédure pénale et la lecture des jurisprudences.

De ces années où il a tout appris, Hervé Temime gardait, la soixantaine venue, un émerveillement sincère. Là se sont nouées ses plus précieuses amitiés. Avec ses grands aînés, Jean-Louis Pelletier, Thierry Lévy, Henri Leclerc, Georges Kiejman. Avec Jean-Yves Liénard, puis Pierre Haïk et Thierry Herzog, qui, comme lui, étaient entrés depuis peu dans le métier. L’amitié entre ces deux-là s’est nouée le 26 octobre 1980. Hervé Temime était venu écouter Jean-Louis Pelletier plaider en défense de Philippe Maurice, contre lequel la peine de mort venait d’être requise pour le meurtre de deux gardiens de la paix. « Voilà un avocat qui ira loin », a soufflé Pelletier à celui qui était alors son collaborateur, Thierry Herzog, en lui présentant Hervé Temime. Les deux jeunes pénalistes ont échangé leurs numéros de téléphone, se sont appelés dès le lendemain. « On a eu une sorte de coup de foudre », dit Thierry Herzog.

Deux ans et demi plus tard, ils décident de s’associer. Hervé Temime quitte le barreau de Versailles pour celui de Paris et s’installe avec Thierry Herzog, quai Saint-Michel, à deux pas du Palais de justice. Ils achètent le même bureau chez Knoll, partagent la même secrétaire. Chaque jour, en fin d’après-midi, leurs mères prennent le relais. « Elles étaient assises l’une en face de l’autre et épiaient lequel de leur fils recevait le plus d’appels ou de rendez-vous ! », racontaient-ils dans un éclat de rire.

Après six ans de collaboration, Hervé Temime traverse la Seine pour ouvrir son propre cabinet au 156, rue de Rivoli, avec vue sur les colonnades du Louvre, Thierry Herzog emménage place Saint-Michel. Mais quatre décennies plus tard, les rituels de leurs débuts perduraient. Une partie de poker toutes les six semaines, avec trois autres partenaires, toujours les mêmes. Chacun reçoit à tour de rôle les autres chez lui, un samedi à 17 heures. Une première partie s’engage, interrompue par le dîner, la seconde commence vers 22 heures et ne s’achève qu’aux petites heures du matin. Un rendez-vous annuel aux Masters de tennis de Monte-Carlo, autre passion commune, où Hervé Temime, hypermnésique, éblouit Thierry Herzog par sa mémoire absolue de chacun des matchs auxquels ils ont assisté.

Seule l’attirance brûlante qu’ils éprouvaient l’un et l’autre dans leur jeunesse pour les tapis de jeu des casinos d’Enghien-les-Bains (Val-d’Oise) ou de Deauville (Calvados) – celui qui gagnait payait le déjeuner – s’est éteinte ce jour où Hervé Temime a annoncé, triomphant, à son ami qu’il avait « gagné le jackpot ». « Où ça ? Dans quel casino ? – Rue des Saussaies [le siège de la direction générale de la police nationale]. Je me suis fait interdire. »

Des voyous aux puissants

C’était l’époque, le mitan des années 1990, où une nouvelle clientèle venait frapper à la porte des cabinets des pénalistes. Dirigeants d’entreprise, patrons du CAC 40 ou responsables politiques mis en cause dans des affaires d’abus de biens sociaux ou de prise illégale d’intérêts commençaient à comprendre que ces avocats de voyous, procéduriers chevronnés et redoutables débatteurs, leur seraient bien plus utiles face à un juge d’instruction qu’un bâtonnier pavoisé ou un distingué conseil en affaires.

La bande des sept – Pierre Haïk, Thierry Herzog, Jean-Yves Le Borgne, Patrick Maisonneuve, Olivier Metzner, Francis Szpiner et Hervé Temime – ne tarde pas à rafler la plus belle part du pénal des affaires. Les avocats de voyous devenus avocats des puissants affichent leur réussite à la « une » des journaux et des magazines, répondent avec gourmandise aux micros et aux caméras, revendiquent un montant toujours plus élevé d’honoraires, s’observent et rivalisent. Face à des patrons habitués à être entourés de collaborateurs, ils imposent un rapport de force. « Notre clientèle d’origine nous a appris à nous tenir à distance, racontait Hervé Temime. Quand on entre dans le cœur de la défense, c’est nous qui décidons. »

Dans des dossiers à la technicité de plus en plus poussée, la virtuosité mathématique et juridique d’Hervé Temime lui permet très vite de se détacher du peloton. Une fois les milliers de cotes du dossier lues, décortiquées, mémorisées, il le referme. « La seule façon de me libérer du fardeau psychologique et moral qui tombe sur mes épaules est de trouver l’axe gagnant. Quand je l’ai trouvé, je ne pense pas que l’on va gagner, mais que l’on peut gagner », confiait-il dans Secret défense, écrit avec Marie-Laure Delorme (Gallimard, 2020). Bernard Tapie, Jacques Servier, le patron du laboratoire du même nom poursuivi dans l’affaire du Mediator, le marchand d’art Guy Wildenstein et tant d’autres recourent aux services du prestigieux cabinet de la rue de Rivoli.

Il est un autre domaine, celui des artistes, où Hervé Temime régnait sans partage. De Catherine Deneuve, Roman Polanski et Emmanuelle Seigner, Gérard Depardieu, Nathalie Baye et sa fille Laura Smet, il était l’ami, il était devenu le conseil ou vice versa. La liste est bien plus longue de ces personnalités des arts et des lettres dont il était l’intime, mais dont il taisait le nom. Le pénaliste se retrouvait dans leurs fêlures, leur mélange détonant de confiance en soi et de doute, leur ivresse de la notoriété et leurs abîmes de solitude, leur perfectionnisme et leur perpétuelle insatisfaction, l’argent comme conséquence et non comme motivation première, leur sentiment aigu que tout pouvait à tout instant s’arrêter et, par-dessus tout, leur singularité.

Jamais complaisant, souvent fulgurant

Comme les artistes, disait-il, « l’avocat réserve à d’autres, pour d’autres, la meilleure part de lui-même ». S’il était un moment où le puzzle Temime se rassemblait, c’était à l’audience. Là, il donnait sa pleine mesure. Concentré, vif, limpide, jamais complaisant ni blessant, souvent fulgurant. Parce qu’il était convaincu qu’au procès, « le plus faible est toujours le prévenu, ou l’accusé, quel que soit son statut en dehors du prétoire », il aimait défendre « avec le vent de face ».

Rien ne le hérissait plus que le prêt-à-penser, le prompt à juger. « Toute femme, tout homme mérite d’être compris. Etre avocat, c’est passer de l’abstraction de cette évidence à la réalité, souvent dérangeante, mais toujours passionnante, de la vérité des êtres », écrivait-il dans La Défense dans la peau (Stock, 2012). A propos de ce métier qui offre une fenêtre unique sur l’humanité, Hervé Temime ajoutait : « Celui qui le fait et devient plus bête en vieillissant mérite d’être empaillé. » S’il en mesurait la chance, il en éprouvait d’abord la charge. On ne vit pas légèrement en étant le coffre-fort des confidences et de la vulnérabilité de ceux auxquels leur notoriété commande de ne rien laisser paraître.

Hervé Temime plaidait sans notes. Pas de lyrisme, pas de formules, un implacable raisonnement. « Vous ne pouvez pas condamner X et je vais vous le démontrer. » Il ne se rasseyait en nage à son banc que lorsque les vents contraires étaient domptés. Mais ses plus grands succès laissaient inapaisé celui qui était « bien trop orgueilleux pour éprouver le moindre sentiment de réussite ». Toute sa vie, il a fait sienne l’une de ces phrases légendaires que le barreau se transmet de génération en génération : « Aucun avocat n’est à la hauteur de ce métier. » Avec respect, on lui répond qu’il se trompait.

Par Pascale Robert-Diard

Source lemonde