Auschwitz, le crime par l’image

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Dans « Un album d’Auschwitz », trois historiens explorent les photographies prises par les SS dans le camp de la mort. Tal Bruttmann, l’un des auteurs, a accepté de commenter pour nous quatre clichés parmi les plus marquants.

Dans son film « Shoah » (1985), Claude Lanzmann s’était refusé à intégrer des témoignages photographiques de l’extermination des juifs d’Europe par les nazis. Le cinéaste et écrivain estimait que le choc moral produit par ces images « pétrifie la pensée », aseptisant ainsi la réalité du crime, et sa position a longtemps fait autorité en France. Mais l’interdit lanzmannien semble aujourd’hui définitivement levé. L’un des essais historiques les plus passionnants de ce début d’année voit ainsi l’historien français Tal Bruttmann et ses collègues allemands Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller, trois spécialistes de la Shoah, décortiquer les près de 200 photos qui composent l’« album d’Auschwitz », aussi appelé « album de Lili Jacob ».

Ces clichés ont été pris par le responsable du service photographique du camp et son adjoint au cours du « programme Hongrie », nom de code donné à la déportation et l’assassinat à Auschwitz d’au moins 325 000 juives et juifs de Hongrie entre la mi-mai et le début juillet 1944. La défaite du Reich se profile alors et la machine d’extermination tourne à plein régime dans le camp de Silésie.

Pour rendre compte à sa hiérarchie de son efficacité dans le « traitement » des juifs hongrois, le commandant d’Auschwitz, le SS Rudolf Höss, fait réaliser un album donnant une image globale du processus d’extermination – à ceci près qu’en est gommée toute trace de violence physique.

Seul un exemplaire de l’album est parvenu jusqu’à nous, celui qui appartenait à l’un des photographes. Abandonné par son propriétaire à la libération des camps, il a été trouvé par une survivante d’Auschwitz, Lili Jacob, qui l’a conservé après avoir reconnu sur certaines photos ses proches assassinés.

Nombre de clichés de cet « album d’Auswchitz » ont été reproduits dès les années 1950, certains sont devenus célèbres. Mais ils avaient une simple valeur d’illustration. Le projet de Bruttmann, Hördler et Kreutzmüller était de lire ces photos sous un angle critique, de les constituer en authentiques documents historiques. Le pari est plus que relevé. Scrutant les moindres détails, mobilisant des techniques d’analyse d’image fascinantes, les trois historiens ne renouvellent pas seulement notre connaissance du système de terreur nazi : en déconstruisant le regard des SS, ils rendent aux victimes la dignité dérobée par les bourreaux.

L’arrivée d’un convoi

L’arrivée d’un convoi. (ARCHIVES DE YAD VASHEM)

Tal Bruttmann. « Cette photographie montre deux convois arrêtés le long des quais de la nouvelle rampe d’accès qui vient d’être mise en service, à la mi-mai 1944, pour accueillir les trains de déportés venant de Hongrie. Le convoi de gauche a déjà été vidé de ses occupants, dont les bagages sont entassés sur le quai, au milieu de la photo. Le convoi de droite vient quant à lui d’arriver. Dans chaque wagon se trouvent encore entre 60 et 100 personnes entassées dans un espace clos de 20 mètres carrés, qui viennent d’effectuer un trajet d’au moins quarante-huit heures dans des conditions terribles, sans rien à boire ni à manger, et naturellement sans sanitaires. Ce qu’on n’envisage pas à première vue, c’est donc que le photographe SS Bernhard Walter, chargé de la réalisation de l’album, qui s’est hissé sur un wagon pour prendre une vue d’ensemble de la rampe, marche sur la tête de centaines de déportés épuisés, qui se demandent où ils se trouvent.

A intervalles réguliers, le long de ce convoi de droite, sont postés des SS qui font mine d’ouvrir les portes des wagons. Or il s’agit d’une pure mise en scène. En comparant ce cliché avec les photos suivantes de la série, nous avons pu estimer qu’il s’écoulera encore au moins une demi-heure avant que les portes ne soient enfin ouvertes – le temps que des prisonniers du camp, qu’on devine ici tout au fond de la rampe, aient fini d’évacuer les bagages issus du convoi précédent. Pour pouvoir prendre cette photo, Walter interrompt donc le processus du “traitement” des convois, contrevenant à l’éthique professionnelle des SS des camps, qui cherchent en permanence à optimiser le temps que prend chaque tâche. Si le photographe parvient à imposer cette pause, c’est parce qu’il agit sur ordre du commandant du camp lui-même, Rudolf Höss : ce dernier a commandé ce cliché pour montrer à sa hiérarchie à Berlin que la nouvelle rampe permet de “traiter” plusieurs convois en un temps record. En l’occurrence, la mise en scène que nécessite cette photo prolonge un peu plus le supplice des déportés enfermés dans les wagons. »

La « sélection »

La « sélection ». (ARCHIVES DE YAD VASHEM)

Tal Bruttmann. « Ce cliché est l’un des plus importants de l’album tant il fourmille d’informations. Il montre un processus de “sélection” opéré par les SS du camp à la descente d’un convoi. Les déportés ont été rangés en deux files, les hommes à gauche, les femmes et les enfants à droite. Au premier plan, derrière un prisonnier en tenue rayée, un officier SS, escorté de deux adjoints, examine chaque personne l’une après l’autre : en une seconde, il décide si elle sera “sélectionnée”, c’est-à-dire envoyée dans le camp pour être soumise au travail forcé, ou si elle sera aussitôt assassinée dans les chambres à gaz. En moyenne, 20 % des déportés sont jugés “aptes au travail” lors de la sélection. Les personnes âgées et les enfants, jusqu’à l’âge de 15 ans, sont directement envoyés à la mort. A droite de la file des femmes et des enfants, on voit un prisonnier du camp, qui porte une tenue et un calot rayés, parler à un jeune garçon. Peut-être lui souffle-t-il de mentir sur son âge, de dire à l’officier SS qu’il a 16 ans – c’est ce même conseil qui a permis au futur prix Nobel de littérature hongrois Imre Kertész de survivre à son arrivée à Auschwitz.

L’officier chargé de la sélection était en principe un médecin du camp. Mais sur cette photo, il s’agit d’un dentiste SS, Willi Schatz, qui a été identifié par mon coauteur Stefan Hördler à partir de détails de son uniforme. Lors du procès d’Auschwitz qui s’est tenu à Francfort de 1963 à 1965, Schatz a assuré qu’il n’avait pas participé aux sélections. Il a été acquitté faute de preuves… Au moment où Walter prend le cliché, la sélection des femmes et des enfants, réalisée avant celle des hommes, est quasiment terminée. En haut à gauche de la photo, de l’autre côté des rails, une file de personnes longe la clôture du camp. Ce sont les femmes et les enfants que Schatz a dirigés vers la mort. Ils marchent vers un bâtiment au toit triangulaire : le crématoire II, dans le sous-sol duquel se trouve une chambre à gaz. »

L’enregistrement des prisonnières

L’enregistrement des prisonnières. (ARCHIVES DE YAD VASHEM)

Tal Bruttmann. « Ces femmes ont été “sélectionnées” pour le travail forcé à la descente de leur convoi. Elles sont ici photographiées juste après avoir été enregistrées comme prisonnières du camp. Au cours de cette procédure, qui se déroule dans un grand bâtiment baptisé Zentralsauna, elles ont été contraintes de se déshabiller entièrement devant les hommes de la SS, avant de se faire raser les cheveux et les parties intimes, puis d’être douchées et désinfectées. On leur a ensuite donné une robe d’uniforme, sans se soucier qu’elle soit ou non à leur taille, avant de leur tatouer leur matricule de prisonnière sur l’avant-bras – on devine ce tatouage sur le bras gauche de la femme qui se tient au milieu du premier rang.

De nombreuses rescapées ont témoigné de la terrible humiliation qu’elles ont ressentie au cours de ce processus déshumanisant. Cette honte mêlée de stupeur est bien visible sur cette photo où la plupart des femmes, cachant leur crâne rasé avec un foulard reçu en même temps que leur uniforme, détournent le regard de l’objectif. Ce cliché s’inscrit dans une série qui entend montrer la valorisation par les SS du “matériel humain” destiné au travail forcé. »

Le sous-bois des crématoires


Le sous-bois des crématoires. (ARCHIVES DE YAD VASHEM)

Tal Bruttmann. « Ce cliché a été pris par Ernst Hofmann, l’adjoint de Walter au sein du service photographique d’Auschwitz, qui fait ici preuve d’une très grande perversité : il photographie sur les lieux mêmes de leur assassinat imminent des enfants, des femmes et, à l’arrière-plan, des hommes âgés qui n’ont pas passé l’épreuve de la “sélection” sur la rampe. Hofmann tire probablement plaisir du fait qu’ils ne savent pas qu’ils vont mourir dans les minutes qui viennent. On se trouve en effet dans le petit bois de bouleaux qui entoure les crématoires IV et V – nous avons pu déterminer que le crématoire V se trouve à une centaine de mètres dans le dos du photographe. Si les SS font attendre ces personnes, c’est sans doute parce que la chambre à gaz associée au crématoire est déjà en cours d’utilisation. Or, après un trajet en train cauchemardesque de deux jours, puis le long processus de la sélection, ponctué des cris des SS, parfois de coups, c’est la première fois que ces déportés peuvent s’asseoir, se relâcher. Ils pensent peut-être que le pire est derrière eux…

Dans ce cliché, comme dans tous ceux de la série du “petit bois”, l’extrême violence symbolique qui se déploie dans le regard du photographe sert l’un des objectifs de l’“album d’Auschwitz” : faire valoir auprès des dirigeants de la SS le “brio” du commandant du camp et de ses hommes, capables de tuer en quelques semaines des centaines de milliers de juifs sans que ceux-ci ne se doutent de rien. On sait toutefois que leur système de duperie n’était pas sans faille : contrairement à ce qu’entendent montrer les photos, les victimes étaient loin d’être passives, et les heurts étaient fréquents. »

Bio Express

Tal Bruttmann est historien, spécialiste de la Shoah et de l’antisémitisme en France au XXe siècle. Il a notamment publié « la Logique des bourreaux, 1943-1944 » (Hachette) et « Au bureau des affaires juives. L’administration française et l’application de la législation antisémite, 1940-1944 » (La Découverte).

Propos recueillis par Charles Giol

Source nouvelobs