« Comment apprécier un tableau sans se soucier de sa provenance ? » écrit Rose Valland, en légende d’une photographie de Goering admirant un Bruegel présenté par un marchand collaborationniste. C’est dans son sillage que l’on travaille encore aujourd’hui à la restitution des œuvres spoliées aux juifs.
« Ça va peut-être vous étonner de la part d’une historienne de l’art, mais pour établir la provenance d’une toile, je regarde le verso, raconte sur France Culture Emmanuelle Polack, chargée par le musée du Louvre d’enquêter sur les œuvres acquises entre 1933 et 1945. Oui, je retourne l’œuvre à la recherche d’indices. Ça peut être le tampon d’un restaurateur, la marque d’un encadreur. Ou celle d’une collection, si l’on est chanceux« .
En 2015, l’historienne de l’art a ainsi remonté la trace d’un tableau du peintre français Thomas Couture, Portrait de femme assise. Dans les archives du ministère des Affaires étrangères, elle trouve une lettre de réclamation signée de l’actrice Béatrice Bretty, compagne de l’homme d’Etat de confession juive Georges Mandel, assassiné en 1944 par la milice française. « Je me souviens que dans le décolleté de ce tableau de Thomas Couture, il y avait un petit trou« , peut-on y lire. Un détail qui a permis à Emmanuelle Polack de retrouver en Allemagne la toile, de la restituer à ses ayants droits et de l’exposer, un temps, au Mémorial de la Shoah.
L’heureux dénouement n’aurait pas eu lieu sans l’œuvre d’une figure tutélaire de l’histoire de la restitution des œuvres d’art spoliées lors de la Seconde Guerre mondiale : Rose Valland. D’une part, parce que c’est à elle, attachée de conservation au Jeu de Paume pendant la guerre, que l’on doit la sauvegarde de cette précieuse information au sujet de ce « petit trou dans le décolleté« , retranscrite sur une note manuscrite. Et puis parce qu’en cachette, Rose Valland a méticuleusement consigné les pillages nazis. Une action déterminante qui sous-tend, encore aujourd’hui, l’histoire politique tourmentée de la restitution des œuvres volées aux victimes de la Shoah.
L’espionne du Jeu de Paume
« 29 janvier 1942. Il [le Reichsmarschall] est parti ce jour-là avec les peintures et les dessins des artistes suivants : Renoir, Trois peintures Monet, cinq. Courbet, trois. Toulouse-Lautrec, une. Corot, une. Pissarro, une. Van Gogh, une. Degas, quatre dessins. Ingres, deux. Corot : trois. Cézanne : trois aquarelles. Seurat : deux dessins. Daumier : un.«
Sur des feuilles de brouillon qu’elle cache sous ses vêtements, Rose Valland, attachée de conservation, répertorie les œuvres d’art qui vont et viennent au Jeu de Paume. En ce 1er novembre 1940, le musée est devenu le principal lieu de stockage des œuvres d’art confisquées par l’occupant. Bien situé dans la capitale, tout près du Louvre, il est alors sous l’autorité de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), l’état-major chargé des confiscations d’œuvres d’art des propriétaires juifs, mais aussi celles des francs-maçons et autres catégories de population désignées comme « ennemies du Reich », dans les zones occupées par la Wehrmacht.
Ces œuvres spoliées – « sauvegardées« , selon la terminologie de propagande nazie – sont triées. Les chefs-d’œuvre d’un côté (les Rembrandt, Fragonard, Van Gogh…) ; les œuvres d’art moderne de l’autre, qualifiées d' »art dégénéré« . Ces dernières sont confinées dans une pièce à part pour ne pas « contaminer le goût allemand« , écrit Rose Valland. Le destin de ces toiles, expressionnistes ou cubistes, n’était pas d’atterrir dans les salons d’Hitler ni de venir grossir les collections de Goering. Elles ont servi en revanche l’économie de guerre. Et de façon plutôt cynique : cette création incriminée s’est échangée et revendue à bon prix entre marchands d’art opportunistes et peu scrupuleux. Le reste est détruit à grand feu, dans la cour du musée.
En toute discrétion alors, Rose Valland fait l’inventaire des œuvres déplacées entre 1940 à 1944, renseignant le nom des artistes ou collectionneurs propriétaires de ces œuvres. Puisqu’elle comprend l’allemand, l’espionne déchiffre aussi la nomenclature des codes sous lesquels les collections juives sont répertoriées, ainsi que la liste des entrepôts allemands auxquels elles sont destinées. Plus d’une fois, on tente de se débarrasser de cette présence gênante. Mais la conservatrice revient sur les lieux le lendemain, faisant mine de ne pas comprendre, avant de livrer en secret ses informations à Jacques Jaujard, directeur des Musées nationaux en contact avec la Résistance qui a négocié sa présence dans le lieu réquisitionné.
Grâce aux renseignements fourni par Rose Valland, en août 1944, un « train-musée » rempli d’œuvres d’art en partance pour l’Allemagne est arrêté par l’armée du général Leclerc. Dans ce qui restera comme le dernier convoi d’art spolié par l’ERR, on découvrira 967 toiles signées, Gauguin, Renoir, Cézanne, Degas, Modigliani ou Picasso. À la fin de la guerre, la conservatrice devient membre de la Commission de récupération artistique qui s’installe au Jeu de Paume, comme pour reprendre ses droits. Promue capitaine de l’armée française, Rose Valland parcourt le pays vaincu aux côtés des soldats américains en quête des cachettes nazies d’œuvres d’art, avec, à son uniforme, un bouton revanchard provenant de la redingote de Goering. De 1955 jusqu’à sa retraite, elle dirige le Service de protection des œuvres d’art, poursuivant inlassablement son entreprise de restitution de dizaines de milliers d’œuvres.
L’après-guerre : restituer ou pacifier, l’implicite dilemme
La restitution des biens spoliés est une « œuvre de justice et d’humanité dont la signification morale et politique dépasse de beaucoup les valeurs matérielles » estimait Émile-Florent Terroine, acteur de la restitution des œuvres spoliées et contemporain de Rose Valland. Comme elle, il considérait qu’elle devait être, aux yeux de « la France et du monde« , l’une des « manifestations tangibles du rétablissement du droit et du rétablissement de la légalité républicaine« . Les accents d’espoir de cette description du travail mené pour la restitution au sortir de la guerre laissent entendre l’importance et l’attention portée alors à cette mission.
« Il ne faut pas oublier qu’entre 1945 et 1949, le travail a été fait et bien fait« , souligne l’historienne de l’art Emmanuelle Polack. C’est d’abord celui de la Commission de récupération artistique créée par le ministère de l’Éducation nationale. Au sein de cette institution, Rose Valland réaffirme l’importance symbolique de cette mission de restitution dans le cadre de la réparation allemande et de la réconciliation franco-allemande. Travailler avec le pays voisin sur cette question, voilà qui était « avantageux pour la poursuite de nos restitutions, mais (…) aussi pour vous installer sur un plan européen et vous faire participer au bénéfice d’une activité responsable où les Allemands s’efforceront de réparer les « torts hitlériens » », écrit-elle en 1951. Les œuvres sont alors principalement retrouvées dans des dépôts découverts par les troupes alliées en Allemagne et en Autriche.
Mais à partir des années 1950 commencent les « Trente silencieuses« , comme les surnomme Emmanuelle Polack. On veut alors, en quelque sorte, passer à autre chose. « On souhaite parler de la construction de l’Europe, essayer de dénazifier les musées allemands, explique l’historienne. Et la question des familles juives spoliées de leurs collections d’œuvres d’art n’était pas une préoccupation première« . Les restitutions cessent, les derniers dossiers d’indemnisation par l’Allemagne sont clos dans les années 1970.
En parallèle cependant, c’est l’historiographie de l’Holocauste qui s’écrit. À la fin des années 1970, via diverses productions audiovisuelles – comme la série américaine Holocauste diffusée en France dans Les Dossiers de l’écran, ou Monsieur Klein de Joseph Losey en 1976 -, le sujet de la Shoah entre dans les foyers. « Dans l’immédiat après-guerre, avant de compter les œuvres qui manquaient dans les salons et de penser à les réclamer, les familles juives ont dû faire leurs deuils, participer à la nécessité de se réatteler dans l’économie nationale, décrit Emmanuelle Polack . Il fallait un temps de deuil, bien évidemment « .
Mission MNR : une main tendue aux ayants droits
Il faut attendre les années 1990 pour voir les pouvoirs publics se réemparer de la question de la restitution. La chute du Mur de Berlin coïncide avec l’ouverture des archives allemandes et américaines déclassifiées et, avec elle, s’ouvre une nouvelle vague de demandes de restitutions et d’indemnisations par les ayants droits.
Plusieurs publications aussi, comme celle d’Hector Feliciano dont Le Musée disparu (Gallimard, 1995), fruit d’une grande enquête sur le pillage d’œuvres d’art en France par les nazis, jettent un pavé dans la mare. Le journaliste américain y dénonce les complicités des commissaires-priseurs, l’inertie des grands musées depuis la Libération qui disposaient de nombreuses œuvres renvoyées d’Allemagne et n’avaient pas cherché à en retrouver les propriétaires, quand ils ne s’étaient pas tout simplement opposés aux réclamations des familles…
Alors que Jacques Chirac reconnaissait la responsabilité de la France dans la déportation des juifs , le propos eut beaucoup d’écho. En mars 1997, une mission d’étude sur les spoliations des biens des juifs de France, dite « mission Mattéoli » (du nom de son président, Jean Mattéoli) est créée afin d’enquêter sur ces spoliations, et, dans la foulée, une Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations se met en place. Parallèlement, une conférence internationale sur la spoliation des biens culturels appartenant aux juifs durant la Seconde Guerre mondiale est organisée à Washington, en 1998. 44 gouvernements adoptent un ensemble de principes visant à aider les héritiers à retrouver leurs biens. Les familles de collectionneurs les plus célèbres, comme Alphonse Kann ou David David-Weill par exemple, retrouvent alors leurs biens.
Le processus de recherche et de restitution était bel et bien relancé. Les musées sont à nouveau appelés à travailler sur ce qu’on appelle les « MNR », pour « Musées Nationaux Récupération« . Un label créé par décret en 1949 qui permet, encore aujourd’hui, à environ 2200 œuvres non restituées après la guerre d’être identifiées comme telles dans les collections des musées nationaux.
« Sur les 100 000 œuvres transférées de France en Allemagne, 60 000 d’entre elles sont revenues, parmi lesquelles 45 000 ont immédiatement été restituées entre 1945 et 1949« , résume Emmanuelle Polack. C’est ce différentiel de 15 000 qui va particulièrement intéresser les conservateurs. Parmi celles-ci, 13 000 œuvres ont été vendues par l’État « alors qu’on avait une suspicion de spoliation, donc nous n’avons pas de catalogue de vente, c’est vraiment la grande inconnue« , précise l’historienne, ce qui explique aussi pourquoi certaines de ces œuvres ressortent quelquefois sur le marché de l’art. Les 2000 restantes ont été sélectionnées par des commissions de choix et sont actuellement confiées à la garde des musées nationaux – les fameuses MNR. « Les musées nationaux n’en sont pas les détenteurs, poursuit l’historienne, ils en sont les dépositaires et ont pour mission de travailler à la recherche de leur provenance« .
Là encore, l’initiative est nourrie par le travail et la mémoire de Rose Valland, puisque le site qui répertorie ces œuvres porte son nom. Il rassemble les informations disponibles sur ces œuvres et leur parcours, afin qu’elles puissent, un jour, être rendues. La base de données des MNR est accessible au public et régulièrement mise à jour. Entre 1994 et 2021, la France a ainsi restitué 129 œuvres d’art estampillées MNR.
Pour rendre les œuvres spoliées, les exposer à l’endroit… et à l’envers
Il y a cinq ans, la Cour d’appel de Paris avait contraint le musée d’Orsay à restituer un tableau de Pissarro, La Cueillette, œuvre qui avait été achetée aux enchères par un couple d’Américains. L’établissement qui conservait la toile sous séquestre avait fait appel d’une première décision en faveur de la restitution.
Dans ce mouvement, il y a presque un an tout pile, une loi était votée en faveur de la restitution des biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires, victimes de persécution antisémites. Un pas important pour la France qui, malgré l’engagement historique de certains de ses conservatrices et conservateurs, dont Rose Valland, a longtemps été accusée d’être en retard sur ses voisins en matière de réparation.
Grâce à cette loi, quinze tableaux, dessins et sculptures entrés légalement dans des collections publiques par acquisition, et protégés par le principe d’imprescriptibilité et d’inaliénabilité du domaine public, ont ainsi pu être restitués aux héritiers de leurs propriétaires. Le musée d’Orsay a ainsi rendu la seule œuvre de Gustav Klimt qu’il possédait, Les Rosiers sous les arbres. Celle-ci avait été cédée lors d’une vente à Vienne, durant l’Anschluss, par une certaine Eleonore Stiasny qui fut déportée et assassinée avec sa famille. L’Etat français l’avait acquise pour le musée d’Orsay en 1980, dans une galerie d’art à Zurich qui l’avait elle-même obtenue de Herta Blümel, épouse de Philipp Häussler, membre du parti nazi qui avait acquis, à vil prix, la toile en 1938.
Parmi elles : le seul tableau du peintre autrichien conservé dans les collections publiques françaises et une peinture de #Chagall du @CentrePompidou, intitulée Le Père. pic.twitter.com/YcsxpUIlim
— La Gazette Drouot (@gazette_drouot) January 24, 2022
Les recherches sont longues et fastidieuses. Il arrive aussi souvent que les ayants droits ignorent que leurs ancêtres ont été pillés. C’est le cas de la toile de Marc Chagall Le Père, restituée dans le même contexte que l’œuvre de Klimt. Saisie en 1940, elle appartenait à David Cender, un musicien juif polonais. Exilé en France après avoir échappé à la mort à Auschwitz où il perdit sa mère, ses sœurs et sa femme, David Cender avait entamé des démarches pour retrouver son bien, saisissant une commission allemande pour la restitution d’objets d’art volés aux juifs, mais il ne fut reconnu propriétaire de l’œuvre qu’après sa mort. Celle-ci avait entretemps été récupérée par Marc Chagall, et cédée par ses héritiers au Centre Pompidou en 1988.
David Cender n’en avait jamais parlé avec sa nièce, l’évocation du passé était trop douloureuse. Celle-ci n’a appris qu’en 2015 qu’elle était l’héritière du tableau grâce à Mondex, société spécialisée dans la recherche des œuvres d’art spoliées. Nombre des dossiers de spoliation de biens juifs en France restent non instruites, note la politologue Johanna Lehr, spécialiste du judaïsme contemporain, dans une tribune publiée dans Le Monde. « Demander réparation implique que les victimes soient encore vivantes ou que leurs ayants droit connaissent l’existence d’une spoliation économique subie par leur aïeul. Or, la difficile transmission intrafamiliale des épreuves de l’Occupation (…) a souvent contraint les générations suivantes à vivre dans une totale ignorance du passé familial, devenu parfois tabou« , rappelle-t-elle.
Aujourd’hui, alors que l’histoire de ces spoliations est mieux connue (notamment grâce aux études menées par l’Institut national de l’histoire de l’art avec le Centre allemand d’histoire de l’art), on voit des musées organiser des expositions d’œuvres MNR, proposant parfois un accrochage montrant l’endroit et l’envers de la toile, afin d’offrir le plus d’indices. On pense, en 2008, à la grande exposition « À qui appartenaient ces tableaux ? » au Musée d’art et d’histoire du judaïsme (Mahj), où les cartels prenaient une place presque aussi importante que les toiles, attirant l’œil sur le destin tragique de leur circulation.
Jusqu’au 23 mai prochain, ce sont les musées de Strasbourg qui exposent 27 œuvres MNR, afin de contribuer aux recherches de leurs propriétaires et héritiers. Une exposition « un peu paradoxale« , concède Paul Lang, le directeur des musées de Strasbourg, dans la mesure où elle présente « des œuvres que nos habitués connaissent depuis des années« , puisque le public les côtoie dans les parcours permanents des musées de la ville, mais sans savoir que ces institutions n’en sont que les dépositaires.