La tech israélienne met ses capitaux à l’abri, par Danièle Kriegel

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Dans le sillage de la crise politique, des patrons de licornes redoutent un chaos économique. Certains annoncent le transfert de leurs avoirs à l’étranger.
Malgré la fête de Pourim, le carnaval juif, tous les médias en ont fait, ce mercredi, leurs gros titres : Riskified, une licorne israélienne de la fintech, a décidé de transférer 500 millions de dollars à l’étranger et de relocaliser ses activités au Portugal. Dans un courriel adressé aux employés, Ido Gal, le PDG et cofondateur de cette entreprise spécialisée dans la prévention des fraudes en commerce électronique, explique cette décision. Elle est fondée sur une même crainte formulée depuis des semaines par de nombreux dirigeants de la tech : si les projets de loi du gouvernement visant à réduire l’indépendance du pouvoir judiciaire sont adoptés, cela va non seulement porter atteinte à la démocratie mais aussi entraîner une grave crise économique en Israël. Et donc, selon Ido Gal, il fallait se préparer à l’éventualité selon laquelle, afin de maintenir la stabilité financière, « le gouvernement décide de limiter les retraits et les transferts d’argent hors du pays ».

Lanceurs d’alerte

Riskified n’est pas la première licorne à effectuer ce genre d’annonce. Elle a été précédée par Papaya – plus de 1 milliard de dollars de capitalisation boursière –, Wiz – 6 milliards de dollars de capitalisation –, Wix.com, Moon Active, E.Toro. Dès le début du mois de février, des patrons de la tech ont alerté sur la dangerosité des réformes voulues par le gouvernement envers un secteur qui, rappelons-le, représente 43 % des exportations et 25 % des rentrées fiscales. Parmi ces lanceurs d’alerte, nous avions repéré Erez Shachar, le codirecteur de Qumra Capital, un fonds de capital-risque. Le 9 février, dans la publication économique Calcalist, il avertissait : « Une fois les lois de refonte du judiciaire adoptées, il n’y aura plus d’avenir en Israël pour la high-tech ! »

Depuis, il n’a pas changé d’avis et explique au Point : « Je ne pense pas que la high-tech va disparaître d’Israël. Mais on assistera à un retour en arrière de pas mal d’années. À l’époque où les investisseurs exigeaient des entreprises créées en Israël qu’elles soient enregistrées dans le Delaware, aux États-Unis. Autrement dit quand la délocalisation de la propriété intellectuelle hors du pays transformait les compagnies israéliennes en sous-traitants. Or, le véritable succès de ces dix dernières années, c’est d’avoir relocalisé la propriété intellectuelle, le seul patrimoine des start-up, ici. »

Pour Erez Shachar, le retour en arrière serait donc une véritable tragédie. « Pas pour les gens de la high-tech, nous explique-t-il. Ceux-là continueront à travailler et à bien gagner leur vie. Il se peut aussi qu’une grande partie d’entre eux partent à l’étranger. Partout dans le monde, vous savez, on est prêt à accueillir ces professionnels de très grande qualité. Non, ceux qui risquent de souffrir, ce sont les Israéliens appartenant aux couches sociales défavorisées. Car les rentrées fiscales de l’État seront impactées et toucheront de plein fouet les écoles talmudiques, les établissements scolaires, les hôpitaux, etc. »

Fuite des capitaux

Mais ce qui inquiète aussi de nombreux décideurs économiques en Israël, c’est la fuite des capitaux à laquelle on assiste déjà. Qu’en est-il pour la tech ? En ressent-on déjà les effets sur les actifs financiers ? « Ce sont des choses qui passent sous les radars, répond Erez Shachar. Cela dit, beaucoup d’argent a déjà quitté le pays. C’est la chose la plus facile à réaliser. Je parle avec des banques qui sont débordées par le nombre de demandes d’ouvertures de comptes à l’étranger. Les entreprises délocalisent leurs avoirs pour ne pas se retrouver dans la situation où elles ne bénéficieraient plus de protection juridique en Israël. » Et les investissements à proprement parler ? « Il y a un ralentissement significatif, qui est aussi dû à la crise mondiale que traverse la tech. Mais il est certain que les start-up israéliennes ont de grosses difficultés à mobiliser des fonds. »

À ces sombres prédictions s’ajoutent les mises en garde des principaux acteurs israéliens de la vie économique : anciens et actuel gouverneurs de la banque centrale, directeurs des grandes banques… Des avertissements qui viennent aussi de l’étranger, y compris d’amis de longue date d’Israël, comme Michael Bloomberg, l’ancien maire de New York et l’un des hommes les plus riches de la planète, pour qui « Israël court au désastre ». Sans omettre les menaces des différentes agences internationales de notation. Dernière en date, Moody’s, qui, dans un rapport publié cette semaine, affirme que la refonte judiciaire pourrait nuire aux perspectives de crédit d’Israël, tout en soulignant « des risques à plus long terme pour les perspectives économiques d’Israël ».

Reste que pour l’économiste Jacques Bendelac, l’heure n’est pas seulement aux menaces virtuelles : « Déjà, nous dit-il, on assiste aux premiers signes d’un recul de l’économie israélienne, notamment la dépréciation du shekel par rapport au dollar – moins 6 % en février –, qui se traduit par le renchérissement des produits importés et donc par une montée de l’inflation – plus 5,4 % sur les douze derniers mois. »