«Maus», tout un monde

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Flammarion publie un recueil d’études sur le chef-d’œuvre d’Art Spiegelman, qui raconte l’histoire de ses parents, survivants des camps d’extermination nazis.

«Mon père saigne l’histoire» : tel est le sous-titre frappant du premier volume de Maus, bande dessinée dans laquelle Art Spiegelman raconte l’histoire tragique de sa famille sans avoir aucunement pour ambition de «venger sa race». Publié d’abord en feuilleton à partir de 1980 dans la revue RAW, fondée par Art Spiegelman et son épouse Françoise Mouly, Maus paraît aux Etats-Unis en deux volumes en 1986 et 1991 (1987 et 1992 pour leur version française publiée par Flammarion). L’auteur raconte l’histoire de son père, Vladek, Juif polonais déporté à Auschwitz. Vladek a survécu, comme Anja, la mère de Spiegelman, qui s’est suicidée en 1968. Lauréat du Prix Pulitzer, chef-d’œuvre, étape décisive dans l’histoire de la représentation de la Shoah à travers la fiction, Maus a fait couler des larmes de rire et de tristesse, et beaucoup d’encre. Après MetaMaus (Flammarion, 2012), dans lequel Spiegelman revenait sur la genèse et les sources de son livre (il a enregistré le témoignage de son père, s’est énormément documenté et a travaillé pendant treize ans à la rédaction de ce roman graphique), voici le Monde de Maus, un recueil d’études, toutes profondes, accessibles et néanmoins de haute volée sur une histoire dont les protagonistes apparaissent sous la forme de souris (les Juifs), de chats (les nazis), de chiens (les Américains) et de porcs (les non-Juifs polonais). L’universitaire Hillary Chute est la maîtresse d’œuvre du Monde de Maus, qu’elle présente de façon limpide.

Certains thèmes se retrouvent d’un article à l’autre mais à chaque fois sous un nouvel angle. L’inscription de Maus dans l’histoire de l’art traditionnelle est l’un des sujets traités, notamment par l’écrivain Philip Pullman, dont le texte ouvre le volume. Il remarque que si Maus «ressemble beaucoup» à une bande dessinée, il «renvoie aussi à des genres plus anciens ; les dessins en noir et blanc simplifiés, aux contours si épais par endroits qu’on dirait des xylographies, rappellent les romans sans paroles de Frans Masereel gravés sur bois, qui appartiennent eux-mêmes à une tradition septentrionale remontant à Holbein et à Dürer. Spiegelman emploie une technique foncièrement allemande pour raconter une histoire qui concerne l’Allemagne.» L’anthropomorphisme des animaux provoque aussi des discussions. Les personnages de Maus se perçoivent comme des humains alors que nous les voyions comme des animaux. Cet essentialisme peut paraître «suspect» à de nombreux lecteurs, note toujours Philip Pullman : «Le chat tue la souris parce que c’est un chat, et que les chats l’ont toujours fait. Mais est-il dans la nature des Allemands en tant que tels de tuer des Juifs ? L’intrigue elle-même nous rappelle que la classification par espèces était précisément l’angle sous lequel ceux qui avaient le pouvoir d’ordonner les choses envisageaient la race humaine.»

Le journaliste allemand Kurt Scheel se penche sur la singularité de Maus. Elle s’incarne dans la restitution par le dessinateur de la personnalité de Vladek Spiegelman, qui «n’est pas un individu spécialement sympathique. Un New-Yorkais aisé qui récupère des serviettes en papier dans les toilettes pour ne pas avoir à en acheter, ce n’est plus curieux, c’est abject – et pourtant il nous émeut, car son avarice est aussi le réflexe déprimant de quelqu’un ayant connu le besoin déprimant de posséder des biens pour pouvoir corrompre et échapper peut-être à l’extermination…» Les lecteurs de Maus se souviennent que Vladek, en plus d’être pingre, a détruit les carnets intimes rédigés par son épouse. Kurt Scheel souligne encore la singularité de Spiegelman en donnant un coup de griffe bien senti (et rarement osé) à un grand artiste : «Les musées débordent d’œuvres d’art «officielles» à exposer, et il n’y a pas à déplorer que Maus n’ait rien à voir avec les peintures calculées sur la Shoah d’un Anselm Kiefer.»

Une même impression se dégage au fil des pages de ce livre dense : outre de l’admiration, les contributeurs éprouvent de l’affection pour Art Spiegelman, pour son authenticité et sa manière de se représenter dans Maus en fils exaspéré par un père exaspérant. Car s’il est une autre tradition à laquelle appartient Maus, c’est celle des livres d’un fils sur son père. L’article le plus libre, le plus subjectif est celui de Michael Rothberg. Intitulé «On parlait juif», il porte là-dessus. Il rapproche Maus et Patrimoine, chef-d’œuvre de Philip Roth et portrait de son père, mourant. Rothberg cite cette phrase de Patrimoine : «Ce qui est du domaine de la survie n’est pas toujours joli.»

Le Monde de Maus, textes rassemblés et présentés par Hillary Chute, Flammarion, 432 pp., 28 € (ebook : 19 €).

par Virginie Bloch-Lainé