Simone Rodan-Benzaquen : « LFI a un problème par rapport à l’antisémitisme »

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Simone Rodan_Benzaken, directrice Europe de l’American Jewish Committee répond à la députée Raquel Garrido, qui a nié tout antisémitisme au sein de la gauche radicale.

« Il n’y a personne à la France insoumise qui est soupçonnable d’antisémitisme, alors on est allés chercher en Angleterre une personne qui était chef du parti travailliste, qui a été mis en cause par cette thématique ( de l’antisémitisme) et qui a été réintégré ». Récemment interviewée sur I24, la députée de la Nupes Raquel Garrido a fustigé une « manoeuvre pour essayer de teindre d’une couleur néfaste et carrément antisémite la France insoumise », faisant référence aux polémiques qui avaient accompagné la venue à Paris de Jeremy Corbyn pour soutenir deux candidates LFI lors des législatives.

Des propos qui font bondir Simone Rodan-Benzaquen, directrice de la branche européenne de l’American Jewish Committee (AJC), plus ancienne organisation américaine de défense des droits des communautés juives aux Etats-Unis comme dans le monde. Dans un grand entretien accordé à l’Express, Simone Rodan-Benzaquen fustige le déni à l’oeuvre sur le sujet de l’antisémitisme au sein de la gauche radicale française, qui rappelle selon elle celui longtemps à l’oeuvre dans le Labour de Jeremy Corbyn. Analysant les sorties problématiques de Jean-Luc Mélenchon, elle souligne aussi que les données montrent une sur-représentation des préjugés antisémites au sein de l’électorat LFI, au même niveau que pour le Rassemblement national.

L’Express : « Si on me dit que chez nous il y a un problème par rapport à l’antisémitisme, je veux savoir où, qui, comment, chez nous » a récemment déclaré Raquel Garrido sur I24…

Simone Rodan-Benzaquen : Il y a bien un problème par rapport à l’antisémitisme chez LFI, malheureusement, les preuves existent. Cette phrase de Raquel Garrido démontre d’abord un manque de lucidité et de capacité d’introspection et ensuite une conviction d’être moralement supérieure. Il est frappant de constater que le même déni avait eu lieu dans le parti Labour de Jeremy Corbyn. Face aux accusations d’antisémitisme, plutôt que de procéder à une remise en question, une partie de la gauche britannique avait préféré répondre par le « circulez, il n’y a rien à voir » ou avait dénoncé une instrumentalisation.

L’universitaire David Hirsh a d’ailleurs théorisé ça dans un concept, la « Livingstone formula », ou « formule de Livingstone », d’après l’ancien maire de Londres qui, en 2006, alors qu’on lui reprochait une sortie antisémite, avait répondu que cette accusation n’était qu’une manière d’empêcher toute critique d’Israël. Les leaders de LFI procèdent de façon similaire.

En 2014, à propos des manifestations pro-palestiniennes qui avaient été marquées par des attaques contre des synagogues (rue de la Roquette à Paris, Sarcelles…), Jean-Luc Mélenchon avait parlé d’un « rayon paralysant qui consiste à traiter tout le monde d’antisémite ». Pour défendre Corbyn en 2019, il avait assuré que celui-ci était « victime d’une grossière accusation d’antisémitisme de la part du grand rabbin d’Angleterre et de divers réseaux d’influence du Likoud » avant d’ajouter qu’en ce qui le concernait « la génuflexion devant les oukases arrogants des communautaristes du Crif, c’est non ». A partir du moment où l’on accuse le grand rabbin et des réseaux juifs d’avoir fait chuter un dirigeant, c’est de l’antisémitisme pur, avec cette idée d’une communauté manipulatrice (quand bien même il n’y a que 300 000 juifs en Angleterre).

Danielle Simonnet et Danièle Obono, aujourd’hui députées de la Nupes, s’étaient durant la campagne des législatives affichées aux côtés de Jeremy Corbyn…

Si le Rassemblement national avait convié David Duke (suprémaciste blanc et ancien chef d’une branche du Ku Klux Klan, NDLR), ou même Steve Bannon, tout le monde aurait été, à juste titre, vent debout. Mais Corbyn, c’est la même chose : il a été suspendu de son parti, la Commission britannique pour l’égalité et les droits de l’homme a trouvé des preuves accablantes sur sa gestion et a accusé le parti travailliste de graves manquements en matière de lutte contre l’antisémitisme. L’intégralité d’une petite minorité juive a dû quitter ce parti. Le fait qu’on l’ait invité en France, durant la campagne des législatives, est un signe catastrophique. D’ailleurs, quand Danielle Simonnet a été interrogée sur sa venue, elle a répondu par la « Livingstone formula », expliquant qu’on l’empêchait de critiquer Israël.

Si, suite aux alertes des institutions antiracistes ou des membres de la communauté juive, la France insoumise reconnaissait qu’il y a peut-être un problème en la matière au sein de leur parti et effectuait un travail d’introspection comme l’ont fait les écologistes, par exemple, nous n’aurions pas cette conversation aujourd’hui. Mais leur seule réponse, c’est de dire qu’on les empêche de critiquer Israël.

Certains militants à gauche se défendent souvent en assurant qu’ils ne peuvent être antisémites, puisqu’ils ont basé leur engagement sur la lutte contre le racisme et les injustices…

Corbyn disait la même chose. L’antisémitisme et le racisme doivent être combattus de la même manière, de façon universelle. Mais les deux, s’ils sont une essentialisation, n’ont pas les mêmes ressorts. Le racisme considère une catégorie de personnes comme inférieure. L’antisémitisme aussi, notamment à l’extrême droite. Mais parallèlement, l’antisémitisme repose aussi sur l’idée que le juif serait supérieur et manipulateur. Les juifs auraient trop d’influence dans la finance et l’économie. Ils manipuleraient et instrumentaliseraient la politique. C’est une forme de conspirationnisme.

Comme l’explique bien David Rich, chercheur au Birkbeck College qui a consacré un livre à Jeremy Corbyn, une certaine partie de la gauche tombe dans cette logique. C’est une gauche anti-impérialiste, qui n’est plus une gauche de raison, mais de posture. On l’a très bien vu dès la Conférence de Durban en 2000. Dans leur tête, les juifs, ou les « sionistes », sont alliés à l’impérialisme américain, et sont perçus comme de nouveaux colonisateurs, voire même des nouveaux racistes. C’est un recyclage de stéréotypes antisémites que l’on retrouvait déjà chez les Soviétiques, avec « Les Protocoles des Sages de Sion ».

Mais comment dissocier la critique légitime de la politique israélienne de l’antisémitisme ?

Ce n’est pas toujours facile. La définition de travail de l’IHRA qui donne pas mal d’exemples d’un antisémitisme lié à la haine d’Israël et qui a été adoptée par la France peut être utile. Mais, quand les gens disent « je ne suis pas antisémite, mais antisioniste », il faut y regarder de plus près. être « antisioniste », est-ce simplement critiquer la politique du gouvernement israélien ? Pas si sûre. Les personnes qui critiquent par exemple la politique de Donald Trump ou Giorgia Meloni ne ressentent pas le besoin de se définir comme « anti-américaines » ou « anti-italiennes ». Il faut donc vraiment interroger les motivations des « antisionistes ». S’ils sont contre la politique israélienne, très bien, mais dans ce cas, il faut envisager de changer d’appellation. S’ils disent en revanche qu’Israël est illégitime ou n’a pas le droit d’exister, on entre dans le champ de l’antisémitisme. Et s’ils utilisent Israël comme une sorte d’incarnation du mal absolu, là, on est en plein dedans. C’est ce qu’on retrouve derrière les accusations de nazisme ou « d’apartheid », comme l’a par exemple fait Danièle Obono en déclarant qu’il y avait « de la Méditerranée au Jourdain, un seul et même régime d’apartheid aux Palestiniens ». Je n’ai par ailleurs jamais entendu LFI s’indigner du sort des Palestiniens en Syrie, où ceux-ci se sont fait massacrer dans des camps de réfugiés. Ni des Palestiniens arrêtés, torturés et tués par l’Autorité palestinienne, sans même parler du Hamas qui exécute des homosexuels en les poussant des toits d’immeubles. Si on sortait Israël de l’équation, y aurait-il le même intérêt pour ce peuple ?

En juillet, près d’une quarantaine de députés de la Nupes ont signé une proposition de résolution pour condamner « l’institutionnalisation par Israël d’un régime d’apartheid à l’encontre du peuple palestinien ». L’essor de l’extrême droite en Israël ne leur donne-t-elle pas raison ?

Qu’il y ait un problème d’égalité en Israël, et même du racisme au sein de la société, il faut bien sûr en parler. Mais je rappelle que l’essor de l’extrême droite est propre à toutes les démocraties libérales, de la France à Israël, en passant par le Brésil et les Etats-Unis ainsi qu’une grande partie de l’Europe Centrale. Mais il est aussi important de souligner que 20% de la population israélienne est arabe. Un parti islamiste arabe a même soutenu le précédent gouvernement. Des juges de la Cour suprême sont des Arabes israéliens. De plus, le terme « apartheid » est spécifique à l’Afrique du Sud, avec un système de ségrégation raciale dans lequel les Noirs n’avaient pas les mêmes droits que les Blancs. Cela n’a aucun sens en Israël, si on connaît un minimum la réalité de cet état.

De la même façon, il y a un problème entre Israël et les territoires palestiniens, il y a de la colonisation, et il faut en discuter. Mais il faut aussi parler de la corruption du côté palestinien, l’Autorité palestinienne percevant des fonds de l’Union européenne subtilisés au profit de quelques uns ou utilisés à dédommager des familles de terroristes. Tout ça n’a en tout cas rien à avoir avec l’apartheid. C’est, encore une fois, une façon de faire d’Israël une sorte d’incarnation du mal absolu.

Que disent les données sur les sympathisants de l’extrême gauche ?

En 2014 déjà, les proches du Front de gauche se situaient au même niveau en matière de stéréotypes antisémites que ceux du Front national. En 2022, 29% des sympathisants LFI étaient d’accord avec l’affirmation que « les juifs ont trop de pouvoir dans les domaines des médias », contre 27% chez les sympathisants RN et 24% en moyenne globale. 34% d’entre eux sont d’accord avec l’idée que « les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance », contre 33% au RN et 26% en moyenne. 47% des sympathisants LFI estiment également que « les juifs utilisent aujourd’hui dans leur propre intérêt leur statut de victime du génocide nazi pendant la Seconde Guerre mondiale », contre 39% chez les sympathisants RN et 30% en moyenne.

On se souvient d’ailleurs que lorsque nous avons sorti la première étude en 2014, Mélenchon l’avait vivement critiquée, parlant de « calomnie » et déclarant : « Si vous trouvez qu’il n’y a pas assez d’antisémitisme et qu’il faut en inventer, on est vraiment dans la névrose ». Eric Coquerel s’était même senti « insulté »…

Par le passé, Jean-Luc Mélenchon a aussi repris à son compte le vieux préjugé judéophobe sur les juifs comme peuple déicide (Jésus crucifié « par des propres compatriotes » en 2020) ou a qualifié Pierre Moscovici de ministre « qui ne pense pas français, qui pense finance internationale » (2013). Le considérez-vous comme inconsciemment antisémite, ou fait-il selon vous ce genre de déclarations par calcul politique ?

Je ne sonde pas les cœurs. Ce qui m’intéresse, ce sont les conséquences de ce qui est dit. Mélenchon est-il antisémite ? Corbyn est-il antisémite ? Je m’en fiche. Ce qui est important, c’est que des juifs ont été harcelés et insultés au sein du Labour et ont dû quitter le parti. Plus de 50% des juifs britanniques disaient réfléchir à quitter le pays si Corbyn était élu. De la même façon, je ne sais pas ce que pense réellement Poutine. Mais je suis certaine qu’il fait de la propagande antisémite quand il dit vouloir « dénazifier » l’Ukraine, ou que Lavrov assure qu’Hitler avait « du sang juif ». Tout ça a évidemment des effets délétères.

Des socialistes comme Jérôme Guedj, qui ont lutté contre l’antisémitisme, n’ont pas hésité à faire alliance avec l’extrême gauche au sein de la Nupes. Le comprenez-vous ?

Jérôme Guedj n’est pas soupçonnable de complaisance face à l’antisémitisme. Il faut être très clair la dessus, mais j’ai l’impression qu’il y a presque un problème de dissonance cognitive chez certains à gauche. Il n’y par ailleurs pas que la question de l’antisémitisme. Sur l’Europe, sur la laïcité ou la Russie de Poutine, le PS était censé incarner une ligne claire. Ce qui m’interroge, c’est que des personnes à gauche, aux positions universalistes, soient malgré tout capables de rationaliser cette alliance. à un moment, il y a des principes. Je considère qu’on ne peut pas s’allier avec des gens qui vont à l’encontre de vos principes sur l’antisémitisme, la laïcité ou l’Ukraine.

De plus, c’est ouvrir la porte à une alliance potentielle entre la droite et l’extrême droite. Comment peut-on justifier une alliance entre le PS et LFI, et en même temps vouloir interdire aux Républicains de s’associer au RN ou à Eric Zemmour ? Pourtant, le PS continue à ne voir le danger qu’à l’extrême droite. Jérôme Guedj lui-même a répété à l’Assemblée nationale que c’était une horreur de faire équivalence entre l’extrême droite et l’extrême gauche. Je suis moins catégorique que lui. Quand on dresse la liste de leurs positions communes sur Poutine, Bachar el-Assad ou l’antisémitisme, on peut se poser la question.

Propos recueillis par Thomas Mahler

Source lexpress