Vladimir Poutine dénonce une Ukraine en proie au nazisme en instrumentalisant l’histoire. A l’image du site ukrainien de Babi Yar vidé de ses cadavres, la mémoire de la Shoah en URSS a longtemps gommé la judéité des victimes des nazis, souvent épaulés par les populations locales.
La propagande poutinienne assène sans relâche que « l’opération spéciale » lancée le 24 février 2022 a pour but essentiel de dénazifier l’Ukraine. Les médias à la solde du Kremlin clament à qui mieux mieux que les Ukrainiens ont été des collaborateurs de l’occupant nazi, qu’ils ont assassiné des « paisibles citoyens soviétiques » et que leurs successeurs actuels perpètrent un « génocide » antirusse dans le Donbass. Stepan Bandera (1909-1959) et les milices nationalistes ukrainiennes, fortes de quelques milliers d’hommes, personnalisent ce supposé fanatisme meurtrier « fasciste ».
Les combattants de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) formée en octobre 1942 ont commis des assassinats de masse… visant en particulier les Polonais (cent mille auraient péri en 1942 et 1943 dans la province de Volhynie) et les juifs du sud-est de la Pologne : les pogroms de Lviv (30 juin-29 juillet 1941) et la terreur semée dans la région de Ternopil et Stanislawow (12 octobre 1941) ont fait des milliers de victimes. C’était l’époque où les nationalistes extrémistes croyaient pouvoir profiter de la défaite soviétique pour refonder un Etat national sous la protection allemande. Las, Bandera, dirigeant de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN-b), a été déporté en janvier 1942 après que la déclaration d’indépendance du 30 juin 1941 a été rejetée par Hitler.
Après 1945, l’historiographie soviétique a érigé Bandera, l’OUN et l’UPA en symboles du « fascisme » autochtone pronazi. Grande a donc été l’émotion en Russie quand, mû par la volonté de trouver des héros nationaux et des causes pour cristalliser l’identité ukrainienne, le pouvoir actuel a réhabilité Bandera et d’autres chefs coupables de crimes de guerre et complices de crimes contre l’humanité. Ce conflit mémoriel entre Russes et Ukrainiens obère le fait que la Shoah a été planifiée par les nazis et pour l’essentiel mise à exécution par des soldats allemands.
C’est le cas, dans la phase juin 1941 – janvier 1942, des fusillades de masse, ou par la suite de l’enfermement dans les ghettos, puis en 1942 de la mise à mort industrielle dans le camp d’extermination de Belzec, en Pologne. Surtout, la situation actuelle découle des ambiguïtés de la mémoire de la Shoah en URSS – tour à tour dénoncée publiquement et omise de l’histoire officielle, tolérée au niveau régional et surtout local, tout en étant réprimée si elle naissait de l’initiative spontanée des simples Soviétiques. Le site de Babi Yar, dans les faubourgs de Kiev, offre un concentré de cette ambivalence lourde de conséquences.
Commençons donc par rappeler les faits. Sur le territoire de l’Ukraine actuelle, on comptait au milieu des années 1920 plus de 2,7 millions de juifs. La plus importante communauté se concentrait à Odessa, avec 154 000 juifs (36,5 % de la population), et un plan de relocalisation porté par un financement étranger (OZET) prévoyait de transférer plus de 500 000 familles juives d’Ukraine et de Biélorussie sur des terres agricoles en Crimée. L’Ukraine occidentale, alors appelée Pologne orientale, a vu affluer entre septembre 1939 et juin 1941 des juifs ayant fui l’invasion allemande. Quelques milliers ont été déportés par le NKVD (Commissariat du peuple aux affaires intérieures) car ils faisaient partie de l’élite socioculturelle de la Galicie, d’autres ont fui – si bien qu’à la veille de l’opération « Barbarossa » d’invasion de l’URSS en juin 1941, il restait environ 2,1 millions de juifs dans cette zone.
Le coup de main des miliciens
Plus de la moitié ont péri au cours du conflit : la grande majorité (900 000 à 1 million) a été -exécutée au bord de fosses communes en 1941, une forte minorité a dû vivre quelques mois en ghetto avant d’être gazée au camp de Belzec, et quelques centaines ont été assassinés par les nationalistes dans les forêts où ils avaient trouvé refuge. Alors qu’ils comptaient dans leurs rangs des juifs du cru et des camarades d’unité juifs, les partisans soviétiques qui se cachaient ici aussi n’ont pas tenté de gêner le massacre systématique organisé par l’occupant. A Belzec, entre mars et décembre 1942, les nazis et les supplétifs entraînés à Trawnik – ex-prisonniers de guerre soviétiques ukrainiens pour l’essentiel – ont mis à mort entre 450 000 et 500 000 juifs déportés des ghettos du gouvernement général de Pologne, notamment des districts de Lviv, Tchernivtsi et Ternopil. La collaboration des miliciens, plus opportunistes que racistes, aux meurtres des Einsatzgruppen, à la concentration en ghettos et à l’extermination en chambres à gaz a donc été plus décisive que celle des nationalistes.
Dès les premières semaines de l’invasion allemande de juin 1941 parvient en Russie soviétique l’écho d’une guerre d’extermination menée contre la population civile. Il ne faut pas longtemps pour saisir que les communistes, les résistants et les juifs sont ciblés exprès. Dès août 1941, une directive spéciale demande aux opérateurs des actualités de saisir sur pellicule les preuves des crimes de guerre contre les « paisibles citoyens soviétiques ».
Dans les territoires libérés tôt, comme à Kertch en janvier 1942, ou plus tard – Ukraine (Drobitsky Yar, près de Kharkiv, Vinnytsia, en Podolie), Biélorussie (Maly -Trostinec) ou Estonie (Klooga) –, la Commission extraordinaire d’Etat chargée de l’instruction et de l’établissement des crimes des envahisseurs allemands-fascistes et de leurs complices, instituée le 2 novembre 1942, procède à des exhumations, interroge les témoins, publie des comptes rendus. Les patronymes des victimes prouvent la prépondérance absolue des juifs. Le pouvoir soviétique ne dissimule pas ce fait, mais n’insiste pas : comme M. Roosevelt alerté par Jan Karski, Staline juge que la cause juive n’est pas fédératrice (voire serait contre-productive) et que le slogan éculé de la barbarie allemande et la lutte au nom de la liberté des peuples sont plus mobilisateurs.
Un fonds documentaire accablant
Ainsi se forme en URSS, financé par l’Etat, agi par des centaines d’experts médicaux, de littérateurs, d’artistes et de professionnels de cinéma, recueilli auprès de milliers de citoyens soviétiques, un ensemble documentaire accablant pour les occupants nazis. Malgré la censure touchant le sort spécifique des juifs, il n’a pas été détruit et il se trouve conservé dans les archives de la Fédération de Russie. Celles du film documentaire, à Krasnogorsk, possèdent de nombreuses heures de rushs muets sur les ouvertures de fosse et les expertises médico-légales. Celles du cinéma d’Ukraine sont dépositaires d’un trésor : les plans avec son synchrone tournés par l’équipe du cinéaste Alexandre Dovjenko pour alimenter ses deux grands documentaires de propagande.
Les premiers procès contre les officiers et les soldats capturés, organisés à Krasnodar, en Russie du Sud (juillet 1943), puis à Kharkiv (décembre 1943), donnent la parole aux survivants. Les comptes rendus écrits et les sujets filmés élident la judéité des victimes, mais ceux qui veulent connaître la vérité, notamment les juifs soviétiques, savent à quoi s’en tenir.
Deux d’entre eux, écrivains célèbres, correspondants de guerre pour le journal de l’Armée rouge, proposent à Staline de compiler ces témoignages dans un Livre noir. Or, le 26 février 1946, alors que l’ouvrage est imprimé et attend l’envoi en librairie, Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman apprennent son interdiction : il dévoile la participation des populations locales à la Shoah. Surtout, l’ampleur inouïe de « l’extermination scélérate » contredit la version officielle d’une « nation soviétique » ciblée dans sa totalité parce que communiste et pacifiste. Quelques mois plus tard, à la barre du tribunal international de Nuremberg, les témoins convoqués par l’accusation soviétique ont interdiction de mentionner leur judéité. Dès 1947, la nation qui se distinguait depuis 1917 par sa politique anti-antisémite voit surgir un antisémitisme d’Etat nourri de ressentiment à l’égard d’Israël et de paranoïa contre une cinquième colonne capitaliste. La « campagne anticosmopolite » qui court de l’assassinat de l’acteur Solomon Mikhoels, le 12 janvier 1948, au « complot des blouses blanches » en 1952 établit un système de marginalisation des juifs au sein de nombreuses professions, trait distinctif du régime jusqu’à la perestroïka.
Les cadavres exhumés
Cependant, la mémoire de la Shoah, comme celle de la première guerre mondiale avant elle, n’est pas abolie. Elle est instrumentalisée lors de campagnes d’échelle régionale. Les principales cibles sont baltes (notamment lettones) et ukrainiennes : ce sont les deux principaux fournisseurs de supplétifs exterminateurs, et les nations qui ont vu le plus grand nombre de ressortissants s’exiler en Occident après la guerre. Le site de Babi Yar, à Kiev, a ainsi d’abord été exploité par la propagande soviétique, avant de tomber dans un oubli imposé malgré des initiatives mémorielles multiformes. Quand il est découvert, lors de la libération de la cité, en novembre 1943, le ravin est vide. Difficile pour les correspondants étrangers amenés là en 1944 d’imaginer que plus de 150 000 personnes, juives pour 95 % d’entre elles, y ont été assassinées, dont 33 771 rien que les 29 et 30 septembre 1941.
C’est que, rapporte un fugitif d’un Sonderkommando [« commando spécial »] face aux caméras, l’opération spéciale 1005 a consisté à exhumer les corps pour les brûler et broyer les os afin de faire disparaître toute trace, toute preuve. Avec l’assentiment des autorités, le cinéaste juif ukrainien Mark Donskoï tourne in situ la scène finale des Indomptés, première représentation du massacre, où il fait jouer son propre fils… Au procès de Kiev, en janvier 1946, la rescapée Dina Pronitcheva, actrice de théâtre juive, narre avec émotion la disparition de toute une communauté.
La chape de plomb retombe vite sur l’événement, d’autant qu’on ne recense plus alors que 840 000 juifs en Ukraine. Dans les années 1950, le ravin est en partie comblé pour la construction d’immeubles et de routes, d’un parc et d’un dépotoir pour les résidus liquides d’une usine de briques. Juste avant que le barrage cède, faisant près de 1 500 morts dans le quartier, le poète Evgueni Evtouchenko a visité le site avec l’écrivain Anatoli Kouznetsov. Durant les heures qui suivent, il compose le poème Babi Yar, qui commence par ces mots : « A Babi Yar point de monument… » Ce coup de tonnerre dans le ciel repeint de l’histoire officielle de la Grande Guerre patriotique séduit Dimitri Chostakovitch, qui y consacre en 1962 sa 13e symphonie, Requiem pour Babi Yar. En 1966, Kouznetsov parvient à publier partiellement son récit dans la revue Jeunesse.
Pendant ce temps, chaque 29 septembre, des juifs se rassemblent pour déposer des fleurs, lire le poème, voire quelques prières ; ils sont tolérés tant qu’on ne les voit pas, et chassés dès que la situation se tend. Le monument enfin érigé sur les lieux en 1966 précise le nombre de victimes, mais tait leur judéité. Il faudra attendre 1991 pour que le régime ukrainien décide de remédier à ce silence, et 2001 pour que le monument, atteint par des éclats d’obus le 1er mars 2022, soit inauguré.
Alexandre Sumpf est enseignant-chercheur à l’université de Strasbourg, historien de la Russie/URSSde la première moitié du XXe siècle. Spécialisé en histoire sociale, il a travaillé sur la propagande, les guerres et l’histoire du cinéma. Récemment, il a codirigé avec Etienne Peyrat La Russie et l’URSS du milieudu XIXe siècle à 1989 (Atlande, 2021) et publié The Broken Years. Russia’s Disabled War Veterans, 1904-1921 (Cambridge University Press, 2022).