Rachel Jedinak, inlassable témoin de la Shoah

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Rachel Jedinak avait huit ans, le 16 juillet 1942, quand la police française les a arrêtées, elle, sa grande sœur et leur mère, lors de la grande rafle du Vel d’Hiv. Depuis vingt-six ans, elle raconte sans relâche.

Sur le bureau derrière lequel elle s’est assise, elle n’a posé que sa montre. Maintenant, elle observe l’auditorium du Mémorial de la Shoah se remplir. Quelque 90 élèves d’un collège de banlieue parisienne s’installent en chuchotant sur les sièges de velours bleu, assommés par la chaleur précoce de ce mois de juin.

« Elle doit avoir 70 ans », glisse l’un d’eux à l’oreille de son camarade à propos de la vieille dame en tunique vert émeraude qui leur fait face. En réalité, Rachel Jedinak, née Psankiewicz, en a 88. « J’ai connu la Seconde Guerre mondiale, et je ne suis pas un dinosaure », annonce-t-elle d’emblée. La plaisanterie sonne comme une mise en garde : les événements qu’elle s’apprête à narrer pourraient bien se reproduire.

Depuis le fond de salle où l’on s’est glissé, juste derrière la rangée occupée par les enseignants, l’oratrice est d’abord une voix. Une voix un peu cabossée par le temps, aux modulations régulières où perce parfois la peine. La colère aussi. Une voix, surtout, qui après s’être trop longtemps tue ne veut plus s’arrêter, mais qui pour l’heure se lance dans un exposé chronométré.

La rafle « du billet vert »

La voix devient monochrome. Elle entraîne son auditoire dans le Paris populaire d’avant-guerre, dans ce quartier de Ménilmontant où la famille Psankiewicz occupe un deux-pièces avec WC sur le palier. Il y a là Abram et Chana, immigrés de Pologne au début des années 20, Louise, née en 1929, et Rachel cinq ans plus tard. Elle raconte les gamins de toutes origines qui jouent à la marelle ou aux osselets dans la rue, les insultes antisémites qui parfois déclenchent de brèves bagarres… Mais aussi sa grande sœur qui lui enseigne les rudiments de la lecture.

Quand la guerre éclate, Rachel Jedinak sait déjà déchiffrer les appels retentissants qui fleurissent sur les murs. Elle mime du bout de l’index : « Mo-bi-li-sa-tion gé-né-rale. » Les deux mots, abstraits pour une petite fille de cinq ans, prennent un tour concret lorsque son père s’engage dans la Légion étrangère. Tandis qu’il part combattre dans les Ardennes, le reste de la famille prend la route de l’exode. Mais rattrapée par l’armée allemande, elle décide de regagner Paris.

Démobilisé, son père trouve un travail d’ouvrier menuisier-ébéniste et la vie reprend son cours. Jusqu’au 14 mai 1941 quand il est convoqué pour un « examen de sa situation ». Un piège. Comme quelque 3 700 hommes, il est arrêté lors de ce qu’on appellera la rafle « du billet vert ». Envoyé au camp de Beaune-la-Rolande, il est déporté treize mois plus tard à Auschwitz par le convoi n°5.

La vie familiale est rythmée par les décrets anti-juifs : obligation de ne faire ses courses qu’entre 15h et 16h ; interdiction de fréquenter les jardins publics et d’utiliser les cabines téléphoniques ; obligation de porter l’étoile jaune. Les bras de la vieille dame s’animent pour mieux faire vivre son récit. Le 15 juillet 1942, le secrétaire général à la police René Bousquet donne son feu vert à la rafle de quelque 27 000 juifs âgés de deux à soixante ans, à laquelle plus de 4 000 policiers parisiens doivent prendre part dès le lendemain. L’information parvient aux oreilles de la mère de Rachel Jedinak qui les cache, elle et sa sœur, chez leurs grands-parents paternels.

Sauvée par une gifle

Mais le 16 juillet à l’aube, on tambourine à la porte : « Police, ouvrez ! » Les petites filles ont été dénoncées. Deux fonctionnaires les conduisent rejoindre leur mère. Dans la rue, des femmes et leurs enfants sortent de toutes les portes cochères. Encadrée par des uniformes, la foule étoilée gagne à pied La Bellevilloise, un espace culturel où elle doit transiter avant d’être conduite au Vélodrome d’Hiver. Ils seront près de 13 000 à être ainsi arrêtés dans la capitale en deux jours. Massés à leurs fenêtres et sur les trottoirs, les Parisiens observent la scène. Certains ricanent, d’autres se signent.

Dans la salle de La Bellevilloise, la chaleur est irrespirable. Avisant une issue de secours, la mère de Rachel Jedinak ordonne à ses filles de tenter leur chance. « Mais quand on a huit ans, quand on a peur, on ne veut pas quitter sa mère, s’émeut la vieille dame dans un silence total. Je hurlais, je refusais de l’écouter. Elle m’a giflé. C’était la première fois. Cela m’a sauvé la vie. » Quand les deux enfants approchent de la sortie, les policiers en faction détournent ostensiblement le regard. Elles s’échappent. Leur mère, elle, sera conduite à Drancy puis déportée à Auschwitz, où elle sera tuée dès son arrivée.

Les deux petites filles se réfugient chez leurs grands-parents et survivent de débrouille. Elles sont arrêtées une nouvelle fois le 11 février 1943. Et une nouvelle fois, parviennent à s’enfuir. Les rafles, de plus en plus fréquentes, les contraignent à vivre cachées. Rachel Jedinak s’installe chez une nourrice en province sous une fausse identité. Mais celle-ci finit par apprendre son véritable nom. Si elle ne parvient pas à le prononcer, elle comprend que le patronyme est juif. Dès lors, la petite fille est régulièrement battue et menacée de dénonciation. « J’avais la langue bien pendue, mais à partir de là, je ne pouvais plus parler. » Après des mois dans la peur, elle trouve refuge ailleurs.

L’armée allemande capitule le 8 mai 1945. Les rescapés des camps commencent à rentrer. À Paris, ils sont conduits à l’hôtel Lutetia. La petite fille s’y précipite et s’enquiert de ses parents auprès du premier qu’elle croise. « On les questionnait, mais ils ne parlaient pas. Que pouvaient-ils dire ? » Chaque jour, des listes de rapatriés sont affichées dans le hall de l’hôtel. Aucun des dix-sept membres de sa famille n’y figure.

Déterminée

Lorsque Rachel Jedinak nous ouvre la porte de son appartement du XIIe arrondissement trois jours après son témoignage au Mémorial, on découvre enfin une dame menue au sourire timide et dont les yeux semblent voilés d’une éternelle tristesse. Elle s’installe à petits pas dans un coin du salon pour compléter son récit. Elle marque des pauses pour nous laisser le temps de prendre en note, s’inquiète de notre confort. Mais quand on tente de l’interrompre, elle se fâche presque : « Laissez-moi terminer. Notez ce que vous voulez, mais laissez-moi terminer. »

Vingt-six ans que Rachel Jedinak raconte, inlassablement. Dans les collèges et les lycées. Auprès d’élèves policiers à qui elle apprend l’importance de savoir désobéir à des ordres qu’on estime injustes. « Je leur dis ça devant leurs supérieurs qui n’osent pas broncher », s’amuse-t-elle, malicieuse. Le ton se fait aussitôt défiant : « Je n’ai peur de rien. Personne ne m’impressionne. Après ce que j’ai vécu, l’image de marque ne veut rien dire pour moi. »

À l’approche des commémorations de la rafle du Vel d’Hiv, on la sollicite de toutes parts. Elle a, dit-elle, « un agenda de ministre ». Elle est fatiguée, mais déterminée à rattraper le temps perdu. « Pendant cinquante ans, on ne nous a pas laissé parler », dénonce la vieille dame. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les témoignages comme le sien n’ont pas leur place dans le récit d’une France résistante que le pouvoir entreprend d’écrire.

« Nous étions des ombres grises au tableau. On gênait. La France n’était pas fière de ce qu’elle avait fait », observe Rachel Jedinak. Sa soif de parler est sans cesse empêchée. « Les gens n’étaient pas prêts, regrette-t-elle encore. Il est arrivé qu’on me dise de me taire, que je devais m’estimer heureuse d’être vivante. Se construire avec ce genre de réponses, croyez-moi, c’est très difficile. »

Dans cette France d’après-guerre, la population est davantage préoccupée par sa propre subsistance. Rachel Jedinak elle-même commence à travailler dès l’âge de 14 ans. Elle se marie jeune à un ancien résistant, fils d’immigrés juifs polonais. Et puisque la vie doit continuer, elle donne naissance à une fille qui, elle-même, aura deux fils. Ceux-là sont sa revanche. « Alors qu’on a voulu m’exterminer, j’ai deux petits-enfants brillants », triomphe-t-elle. Leurs photos occupent tout un pan de sa bibliothèque.

Un soir de 1990, après la profanation du cimetière juif de Carpentras, l’un d’eux lui annonce qu’il a raconté l’histoire de sa grand-mère à sa classe. « Il m’a dit que son institutrice ne savait rien, que les autres enfants non plus, et qu’il fallait que je témoigne auprès des enfants. C’est lui qui m’a donné le courage de tout faire remonter à la surface. » Le discours du Vel d’Hiv prononcé quatre ans plus tard par Jacques Chirac achève de la convaincre. Pour la première fois, l’État français, par la voix de son président, reconnaît sa responsabilité dans la déportation des juifs. Rachel Jedinak se trouve à quelques mètres de la tribune. « J’ai pleuré », avoue-t-elle.

« Des yeux ronds »

Les vannes sont ouvertes, les rescapés peuvent enfin témoigner. Beaucoup s’y refusent. Pas elle. Quand elle apprend que des anciens de son école y ont fait apposer une plaque à la mémoire des enfants tués en déportation, Rachel Jedinak fonde avec eux le Comité de l’école de la rue Tlemcen. Des équipes sont constituées. Elles relèvent les noms des enfants juifs dans les registres des établissements, les croisent avec les listes du Mémorial de la déportation. Ce travail laborieux permet l’installation de centaines d’autres plaques commémoratives dans les établissements scolaires de Paris et de sa banlieue.

Il faut alors expliquer aux élèves leur signification. « Au début, certains nous regardaient avec des yeux ronds », raconte Rachel Jedinak. Elle ne se souvient plus de sa première intervention. Elle se rappelle seulement avoir eu les larmes aux yeux lorsqu’elle évoquait la gifle donnée par sa mère. « J’ai appris à m’endurcir », assure-t-elle. Ses auditeurs aussi ont changé. Malgré les discours négationnistes ou révisionnistes de personnalités bien en vue, les élèves sont désormais mieux préparés à l’entendre. Pas partout. La vieille dame, élevée au rang d’officier de la Légion d’honneur en novembre dernier pour son action mémorielle, admet ne plus vouloir se rendre dans certains endroits. « Certains ne nous aiment pas. »

Mais ce qui l’inquiète surtout, c’est d’être l’une des dernières à pouvoir encore témoigner. « C’est à vous maintenant, les jeunes, de pouvoir rétablir la vérité, nous lance alors Rachel Jedinak. C’est pour ça que nous allons parler aux jeunes, pour qu’ils portent la parole et qu’ils disent : « C’est arrivé comme cela. J’ai connu un survivant, une survivante, qui nous a raconté » ». Silence. « Et bientôt, on ne pourra plus le faire. »

François-Damien Bourgery

Source rfi