Parmi les cerveaux qui fuient la Russie, beaucoup vont en Israël

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Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, ils sont plus de 100 000 professionnels du secteur high-tech russe à avoir fui le pays. Un coup porté au futur de l’économie russe.

« Quand la guerre a commencé, j’ai décidé de quitter la Russie le plus vite possible. Le 5 mars, j’étais dans un avion. » Comme Evgueni, développeur de 28 ans, ils sont plus de 100 000 professionnels du secteur du high-tech russe, informaticiens, analystes, patrons de start-up ou de plus grands groupes, à avoir tourné le dos à Moscou depuis le début de l’offensive en Ukraine, le 24 février. Une fuite des cerveaux qui pourrait avoir des conséquences désastreuses non seulement pour l’avenir de l’industrie high-tech russe mais aussi, à plus long terme, pour l’économie du pays. Pourquoi ce secteur en particulier ? Que dit cette hémorragie de la société et de l’avenir de la Russie ?

« Je n’ai jamais soutenu Poutine, affirme Evgueni depuis Istanbul (Turquie), où il vit désormais. Mais avant la guerre, je le prenais plutôt pour un clown. Le 24 février, je suis resté pétrifié. J’avais déjà pensé partir, je m’étais mis un peu à l’anglais… mais rien de sérieux. Cette guerre m’a propulsé hors du pays. » Sans visa en cours, le jeune développeur a peu de destinations à sa disposition. Il glisse quelques T-shirts et un ordinateur portable dans un sac, télécharge un billet d’avion hors de prix, et part sur un coup de tête : « J’ai encore du mal à expliquer ma décision », dit-il.

Il avance toutefois plusieurs pistes, parmi lesquelles, bien sûr, la crainte d’être enrôlé dans l’armée, et de devoir participer à une offensive dont il « ne comprend même pas pourquoi Poutine l’a déclenchée ». Si Moscou n’a pas décrété la mobilisation générale, la menace plane sur les hommes en âge de servir, tant la guerre s’enlise. Evgueni ne supporte pas non plus l’idée d’être un « complice tacite ». Comme Sergueï, qui a quitté Moscou début mars : « Je refuse d’être partie prenante d’une société qui soutient la guerre ou même reste silencieuse devant son déclenchement », affirme le trentenaire, analyste de données dans un grand groupe.

De jeunes informaticiens mieux informés

D’origine biélorusse, Sergueï a milité, ado, contre le régime totalitaire d’Alexandre Loukachenko, avant de partir étudier à Moscou. L’autoritarisme grandissant de Vladimir Poutine a confirmé au fil des ans le sentiment qu’il ne pourrait pas vivre non plus éternellement en Russie. La guerre a précipité ses plans. Il vit désormais à Tbilissi, en Géorgie, où il continue de travailler pour son ancien employeur russe. « Heureusement, mes supérieurs et la majorité de mes collègues ont été aussi choqués que moi. Certains ont participé à des manifestations, un grand nombre a quitté le pays et travaille à distance. Beaucoup essaient même d’aider l’Ukraine avec des dons. »

Pour autant, Sergueï n’est pas dupe : « Mes amis et collègues représentent une proportion plutôt mince de la société : des gens avec une bonne éducation, un travail et un avenir potentiellement brillant. Il n’est pas surprenant qu’ils soient contre Poutine et la guerre. Mais il s’agit d’un énorme biais statistique, plus de la moitié de la société le soutient malheureusement. » Une majorité maintenue sous la chape de plomb de la propagande, contrairement aux jeunes informaticiens : « J’ai le sentiment que dans ma génération, les 20-35 ans, qui ne se nourrit pas de la désinformation déversée par la télévision, les opinions antiguerres sont très répandues », explique Nikita, qui vit désormais à Paris.

Aujourd’hui, s’informer en Russie demande un effort : tout est bloqué, même Instagram et Facebook requièrent un logiciel VPN. Si vous n’êtes pas curieux, si à la fin de la journée vous vous affalez dans votre canapé devant la télé, eh bien vous vivez dans une vision distordue de la réalité.

Il n’existe pas de chiffres officiels, mais les acteurs du secteur confirment sans hésiter la fuite des cerveaux. « Nous estimons entre 100 000 et 150 000 le nombre d’informaticiens qui ont quitté la Russie après le 24 février », affirme Alexey Suhorukov, cofondateur d’IT-Academy, une agence spécialisée dans le recrutement d’informaticiens. Pour le chasseur de têtes, lui-même délocalisé à Chypre, au-delà des raisons idéologiques et émotionnelles, ces départs s’expliquent aussi par des raisons matérielles :

 La moitié du personnel informatique de la Fédération de Russie travaillait jusqu’en février pour des clients étrangers. Mais ces entreprises ne peuvent plus payer leurs employés en raison des sanctions qui visent le secteur bancaire. Pour continuer à toucher leur salaire, certains ont préféré émigrer et ouvrir des comptes à l’étranger. La plupart de ces salariés de sociétés étrangères ont donc quitté la Russie. 

De nombreuses entreprises informatiques russes et internationales ont également déplacé leurs employés russes hors du pays. « Citons EPAM, Xsolla, Deutsche Bank, Google, Parallels, JetBrains, et la liste s’allonge chaque jour. »

Hémorragie chez Yandex, le « Google russe »

L’assurance de conserver son emploi ou, a minima, celle d’en trouver un facilement est un facteur clé dans l’émigration massive des professionnels du high-tech. Un domaine dans lequel la maîtrise des langues locales n’est souvent même pas un prérequis. « Ne pas parler l’hébreu est en principe un frein pour trouver un emploi qualifié, explique Youlia, qui a choisi de s’installer en Israël. Sauf dans notre secteur ! L’anglais suffit. Partir est beaucoup plus simple pour nous. Sans compter que la moyenne d’âge dans notre activité étant plutôt basse, nous avons souvent moins d’attaches familiales », remarque cette mère de deux enfants, consciente du poids de la famille dans la décision d’émigrer. Eligibles à la nationalité israélienne en tant que juifs, Youlia et son mari préparaient leur départ depuis plusieurs années, un pied dans chaque pays. La guerre les a ancrés à Tel-Aviv : « Nous ne retournerons peut-être jamais en Russie. »

« La majorité des informaticiens de haut niveau parmi mes contacts vivent aujourd’hui à Chypre, aux pays Baltes, en Turquie, aux Emirats, en Arménie, en Géorgie…  », énumère Alexey Suhorukov. Le nombre de départs vers Israël, plus réduit, n’est pas pour autant négligeable : depuis le 24 février, ils sont plus de 5 000 à avoir obtenu la citoyenneté israélienne grâce à la loi du retour, et lorsqu’ils ne peuvent bénéficier de ce sésame, ils sont nombreux à espérer un visa de travail quand leur entreprise est implantée dans le pays, comme c’est le cas de Yandex. Ce géant du secteur, souvent présenté comme le « Google russe », qui compte quelque 450 employés en Israël, a développé des services de VTC et de livraison de repas, Yango et Yango Deli. Son cofondateur et principal actionnaire, Arkadi Voloj, vit lui-même dans le pays depuis 2019 et a pris la nationalité israélienne.

Peu après le déclenchement de la guerre, la rumeur d’une vaste délocalisation des salariés de Yandex à Tel-Aviv a circulé. L’entreprise connaît, elle aussi, une forte hémorragie : plus de 10 % de ses 18 000 salariés auraient quitté la Russie, dit-on dans les couloirs. Le vrai chiffre est sans doute supérieur. Contacté à Moscou, Maxime (le prénom a été modifié), cadre de la société, explique : « Nos salariés n’ont pas de comptes à rendre sur le lieu où ils se trouvent, peu importe qu’ils soient chez eux à Moscou ou qu’ils se soient installés à Tbilissi ou Vilnius. Il arrive même que nous ne soyons pas au courant de leur départ. »

Selon la presse israélienne, Arkadi Voloj aurait contacté le cabinet du Premier ministre, Naftali Bennett, pour négocier des visas de travail pour ses salariés. Mais un démenti a été rapidement publié par l’entreprise. Peur de mécontenter le Kremlin ? Yandex est sous la surveillance étroite du pouvoir russe. En 2019, menacé de nationalisation, il a été contraint de réformer sa gouvernance en intégrant dans son conseil d’administration deux membres nommés par l’Etat. Avec près de 300 millions de requêtes d’utilisateurs par jour, le moteur de recherche est souvent soupçonné de collecter des données pour les services de sécurité russes.

Une réputation à laquelle il cherche désespérément à se soustraire pour échapper non seulement aux sanctions internationales mais aussi aux fluctuations du marché. L’attaque russe a provoqué un tel effondrement de la valeur de Yandex au Nasdaq (divisée par près de cinq) que le cours a dû être suspendu le 28 février. La société a d’ailleurs décidé de vendre à VKontakte (le « Facebook russe ») l’agrégateur Yandex News et la plateforme de blogs Zen, accusés de participer à la diffusion de la propagande du Kremlin. La censure, légale, opérée sur ces plateformes depuis le début de la guerre avait provoqué des remous en interne, entraînant une série de démissions jusqu’au sommet de l’entreprise. Visé en son nom propre par des sanctions européennes, Arkadi Voloj a préféré prendre ses distances avec la société qu’il a créée en 1997 en démissionnant début juin de son poste de directeur exécutif. Des conseils d’administration aux postes subalternes, c’est tout le secteur qui est ébranlé.

Le Kremlin réagit

Le high-tech ne représente qu’une part réduite de l’économie russe face au secteur énergétique ou à celui de la métallurgie, mais c’était un secteur en pleine croissance. Et qui pouvait répondre au besoin de diversifier l’économie russe, prisonnière de la rente pétrolière. La fuite de ces forces vives est une catastrophe à long terme pour l’économie nationale. Et les professionnels restés au pays auront une lourde tâche à accomplir. « Avec la sortie d’entreprises, comme Microsoft, Oracle, Cisco, IBM, Nokia et d’autres, du marché russe, le secteur informatique va devoir se concentrer désormais sur des projets internes,estime Alexey Suhorukov. Pour parer aux conséquences des sanctions, il devra réaliser la “substitution des importations”. Car les produits de ces entreprises étrangères sont d’une importance cruciale, non seulement pour la viabilité du secteur mais pour la stabilité du pays. » En effet, des domaines clés comme la défense nationale ou la finance reposent sur le numérique aujourd’hui. « Remplacer des solutions logicielles aussi complexes, même si vous avez des spécialistes hautement qualifiés, est impossible à court terme,note Suhorukov. Cela prendra des années, et il y aura une aggravation très importante du retard technologique russe. »

Autre point très alarmant pour Moscou, selon l’Institut des Sciences et Technologies Skolkovo, environ un tiers des sociétés russes spécialisées dans la sécurité informatique essaient de transférer leur activité et leurs salariés à l’étranger. Le phénomène n’a d’ailleurs pas échappé aux Américains. Washington cherche discrètement à profiter de l’occasion pour aspirer quelques talents : l’obtention des visas de travail pour les citoyens russes diplômés en sciences, technologies, ingénierie et mathématiques a été officiellement facilitée deux mois après le début de l’offensive russe en Ukraine.

Devant l’ampleur du phénomène, le Kremlin a finalement réagi. En plus d’allégements fiscaux accordés aux entreprises du secteur, il vient d’offrir aux salariés une suspension de l’impôt sur le revenu pour trois ans, ainsi qu’une dispense de conscription pour les 18-27 ans soumis au service militaire. Si ces mesures incitatives ne fonctionnent pas, une autre méthode, plus autoritaire, a été testée par les services de sécurité russes. L’ONG Département un, qui épaule les victimes de poursuites judiciaires arbitraires en Russie, a signalé plusieurs cas de pressions exercées sur les proches de citoyens ayant fui la Russie ces dernières semaines.

A l’heure où la guerre s’enlise, peu d’émigrants font le choix du retour. « Je n’ai aucune envie de rentrer, raconte Evgueni depuis Istanbul. Rien ne m’appelle là-bas. Et puis j’ai entendu dire que le FSB [ex-KGB, NDLR] surveille les retours à l’aéroport, fouille les téléphones portables. Et il est évident que je soutiens l’opposition. » Un témoignage récurrent : « Si je devais retourner en Russie, je nettoierais évidemment mon téléphone avant de débarquer, confirme Nikita. Il faut garder en tête cette règle simple : tout le monde peut vivre tranquillement en Russie… à condition de prétendre approuver à 100 % l’agenda officiel. » Une vie à laquelle beaucoup de jeunes Russes tournent définitivement le dos.

Par Céline Lussato

1 Comment

  1. La Russie est en guerre ok on se réfugie dans un autre pays m.En Turquie qui a participé à plusieurs conflits au moyen Orient !

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