A l’occasion de l’ouverture de la quinzième édition du festival allemand d’art contemporain, retour sur l’origine de la manifestation crée en 1955 alors qu’elle fait face à de nombreuses accusations d’antisémitisme.
La Documenta de Cassel, dont la quinzième édition ouvre ses portes aujourd’hui dans un climat agité, est tous les cinq ans le rendez-vous impératif de l’art contemporain. Mais peu se souviennent aujourd’hui qu’elle avait été créée en 1955 en réaction au nazisme, pour réhabiliter les artistes «dégénérés». Elle devait alors symboliser l’Allemagne fédérale «rééduquée», qui renouait avec la démocratie en surmontant son passé.
Les recherches qui ont eu lieu depuis la dernière édition, en 2017, montrent toutefois que ces racines-là font désormais figure de mensonge, venant encore compliquer un peu la réception de l’édition de 2022, dirigée par le collectif indonésien Ruangrupa, qui a fait face à de nombreuses accusations d’antisémitisme pendant les mois de sa préparation et a essuyé des actes de vandalisme juste avant son inauguration.
A la suite d’autres révélations ayant choqué le monde de la culture allemande – en 2019, le passé de nazi convaincu du peintre Emil Nolde, qui s’était dit persécuté par le régime, a été mis au jour dans une grande expo, et l’année suivante, l’on apprenait que le fondateur de la Berlinale Alfred Bauer avait été un rouage essentiel de l’appareil de propagande nazie – le passé des fondateurs de la manifestation a donc fait l’objet de recherches fouillées. Avec un résultat accablant. «Près de la moitié des organisateurs de la première édition étaient d’anciens membres du NSDAP (le parti nazi, ndlr), des SA ou des SS», détaille ainsi Raphael Gross, directeur du Musée d’histoire allemande (DHM) de Berlin, qui a organisé en 2021 une exposition examinant notamment les racines nazies de la documenta.« Il n’y a jamais eu d’année zéro dans l’art allemand».
L’un des principaux fondateurs de la manifestation, curateur pour les Documenta 1 à 3, l’historien de l’art Werner Haftmann, n’était pas un résistant, comme il le prétendait, mais un nazi coupable de crimes de guerre. L’Allemagne a découvert en 2019 son appartenance au parti nazi et à son organisation paramilitaire, les SA. L’an passé, on découvrait qu’il avait commis des crimes de guerre en Italie en participant à des interrogatoires et à des exécutions de partisans. L’historien de Cologne Carlo Gentile en a apporté les preuves, en trouvant son nom sur le procès-verbal de l’interrogatoire d’un résistant exécuté en Italie à 24 ans. Un journal italien daté de 1946 cite également Werner Haftmann dans un article sur les crimes nazis en le décrivant comme la «hyène allemande». Sans surprise, Werner Haftmann avait tout fait pour bannir les «dégénérés» qu’il prétendait vouloir réhabiliter, ainsi que Raphael Gross l’a mis au jour pendant la préparation de l’expo. Un an avant la première édition, Werner Haftmann avait d’ailleurs écrit : «On a prétendu que l’art moderne était une invention juive pour détruire l’esprit nordique. Mais en réalité, aucun représentant de l’art moderne allemand n’était juif.» L’impressionniste Max Lieberman, président de l’Académie des arts de Berlin, ou l’expressionniste Rudolf Levy, mort dans un train de déportés, auraient apprécié.
Appropriations et confiscations d’œuvres d’art
«Les œuvres d’artistes juifs n’ont pas eu droit de cité à la Documenta naissante», souligne le directeur du DHM de Berlin. «Il n’y avait pas de place pour les victimes des persécutions, de la guerre et du génocide.» De fait, la Documenta a pris son temps avant de s’intéresser à cette histoire – ce n’est qu’à partir de la Documenta 6, en 1977, que le passé nazi allemand a surgi dans les œuvres présentées…
L’autre grand nazi de la Documenta était Kurt Martin, dont le nom a été retrouvé en 2020 par l’historien Mirl Redmann dans les fichiers des membres du parti nazi. Sous le national-socialisme, cet historien de l’art avait obtenu le poste de directeur du musée d’art de Karlsruhe (Kunsthalle) où il s’appropriait à bas prix – voire gratuitement – des pièces de collectionneurs juifs persécutés. Il avait été également mandaté par le régime pour confisquer des chefs-d’œuvre dans les musées alsaciens. A lui seul, il symbolise la continuité des personnels des institutions culturelles entre les deux régimes. «La Documenta est le reflet de l’histoire de la RFA», analyse ainsi Raphael Gross.
Le directeur du DHM a tenu à compléter son exposition sur la documenta par une autre exposition sur le destin des artistes du Troisième Reich après la guerre. Acteurs essentiels de la propagande nazie, ils ont réussi à poursuivre leur carrière grâce aux commandes de l’Etat, de l’Eglise et des industriels. Le plus connu d’entre eux était Arno Breker, qui a réalisé deux statues en bronze dans la cour d’honneur de la chancellerie d’Hitler et des statues d’athlètes pour les Jeux olympiques de 1936 à Berlin. Il a conçu avec Albert Speer, l’architecte du Führer, le projet pharaonique de nouvelle capitale du Troisième Reich, «Germania». Après guerre, le sculpteur a prétendu qu’il n’avait «jamais fait d’affaires avec les nazis». Un mensonge qui lui a permis d’être considéré comme l’un des plus grands sculpteurs allemands du siècle et de faire le portrait des deux premiers chanceliers de la RFA, Konrad Adenauer et Ludwig Erhard.