Comment le livre de Delphine Horvilleur rencontre son époque

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« Vivre avec nos morts », avec cet ouvrage, la femme rabbin Delphine Horvilleur a triomphé auprès du public, en racontant onze enterrements. Retour sur ce succès.

L’auteure

La femme rabbin Delphine Horvilleur, ordonnée en 2008, est l’une des voix du judaïsme libéral en France. Elle est directrice de la revue Tenou’a, officie à la synagogue parisienne de Beaugrenelle, écrit des essais profonds. Elle intervient dans le débat public notamment sur les questions d’antisémitisme, d’identité, de féminisme. Le courant libéral est minoritaire dans le judaïsme français. Delphine Horvilleur se retrouve souvent prise en tenaille entre les antisémites et les orthodoxes. Elle apparaît comme une figure déviante. La rabbine reste une femme d’ouverture et de dialogue. Dans une société française fracturée, elle est celle qui cherche à réconcilier, rassembler, ravauder, réparer. Delphine Horvilleur est occupée. Sa vie de famille, sa revue, sa pratique, ses cours, ses livres. Elle a été journaliste, médecin, et elle a vécu en Israël et aux États-Unis . Une femme en mouvement.​

Le livre

​Dans Vivre avec nos morts, Delphine Horvilleur raconte comment elle se tient auprès des mourants et des endeuillés. Elle entremêle le récit (l’expérience du rabbinat), la réflexion (l’exégèse talmudique), la confession (les souvenirs personnels) pour composer un texte à la fois émouvant, burlesque, savant. Elle conte, à travers onze chapitres, la manière dont on donne un sens à la mort à travers la parole. La femme rabbin endosse le rôle de conteuse pour penser et panser les blessures intimes et collectives. L’essai a été publié le 2 mars 2021. Il est reçu dans un contexte particulier : une troisième vague de coronavirus Covid-19 a touché la France en début d’année 2021. Dans une telle atmosphère, les lecteurs ont-ils envie de se plonger dans un livre sur la mort ? Le succès est immédiat.​

L’éditeur

Delphine Horvilleur est arrivée chez Grasset par l’intermédiaire de Pascal Bruckner. Elle portait ce projet de livre, le rôle prépondérant de la mort dans la pratique talmudique et la manière dont elle s’y adonne, ​bien avant la survenue de la pandémie en France. Olivier Nora, PDG des éditions Grasset, y a immédiatement cru. Un titre était déjà pris par la romancière Lorette Nobécourt : En nous la vie des morts. Le mot « consolation » dans le sous-titre (Petit traité de consolation) est là pour amoindrir le mot « mort » dans le titre final (Vivre avec nos morts). La maison s’attendait donc à un succès, mais pas dans ces proportions-là. Delphine Horvilleur incarne remarquablement bien ses livres par sa clarté d’expression et son aura joyeuse. Olivier Nora : « Elle est très mélancolique derrière une image lumineuse. Comme il y a des gauchers contrariés, elle est une mélancolique contrariée. »

Les ventes

En ​huit petites années chez Grasset, Delphine Horvilleur s’est installée comme une auteure majeure. En tenue d’Ève en 2013 (15 730 exemplaires) ; Comment les rabbins font les enfants en 2015 (9 458 exemplaires) ; Réflexions sur la question antisémite en 2019 (31 318 exemplaires). Vivre avec nos morts paraît donc en mars 2021. La maison Grasset est aujourd’hui à plus de 200 000 exemplaires et onze cessions étrangères. L’essai n’a toujours pas été publié en livre de poche. Au final, il pourrait atteindre le demi-million d’exemplaires. Il a été la meilleure vente non-fiction de la librairie Lamartine, dans le 16e arrondissement de Paris, tout au long de l’année 2021. Le livre continue de se vendre. Stanislas Rigot, de la librairie : « On a eu le meilleur des retours. Les lecteurs revenaient pour acheter d’autres exemplaires à offrir à leurs proches. » À chaque fois que le livre commençait à être sur une pente descendante, un rebond inattendu survenait. L’émission La Grande Librairie (France 5), de François Busnel, a tenu ainsi un rôle prépondérant. Une ​rencontre entre Delphine Horvilleur et Leïla Slimani, diffusée le 14 avril 2022, a relancé les ventes. Elles sont passées de 300 exemplaires à plus de 2 000 exemplaires par semaine. Vivre avec nos morts fait toujours partie des meilleures ventes de Grasset.​

L’explication

Il s’agit de son texte le plus personnel, le plus accessible, le plus ouvert. L’arme était à double tranchant, après plusieurs confinements, mais Vivre avec nos morts a rencontré les angoisses de l’époque. Les gens ont voulu passer à autre chose et aussi penser cette autre chose. Delphine Horvilleur raconte comment on accompagne nos morts, au moment où l’on n’a pas pu le faire. Elle trouve une forme non morbide, avec des éclats de lumière et d’humour, pour donner à voir la disparition et la séparation. Elle explique comment le récit de la vie des morts permet d’exorciser nos peurs ancestrales face à l’inconnu. Un élément cathartique existe dans la manière dont on accompagne nos disparus par les mots. Olivier Nora : « Vivre avec nos morts est un palimpseste à la croisée de la pratique religieuse, de l’expérience personnelle, de l’exégèse talmudique. L’auteure a touché à l’universalité dans l’expérience du deuil et de la mort, mais aussi dans un judaïsme laïcisé auquel ont accès tous ceux qui ont perdu quelqu’un. Chacun maintenant veut mourir pour se faire enterrer par elle. Delphine Horvilleur est extrêmement sollicitée. Il faut attendre pour mourir qu’elle soit disponible. »​

Les critiques

Depuis le début, les critiques sont les mêmes : Delphine Horvilleur n’est-elle pas trop médiatisée ? La couverture de Elle (2020) a choqué. On a entendu : « Elle n’est pas à sa place. » Olivier Nora est conscient de la ligne de crête sur laquelle elle se tient : « Jusqu’où une pratique religieuse peut entrer dans le siècle, et, entrant dans le siècle, entrer dans la médiatisation ? Son risque est là. Elle n’est pas active vis-à-vis des médias, mais réactive par rapport aux demandes. Le filtre est important. Mais quand elle accompagne des enfants en fin de vie, elle n’est pas sous l’œil des caméras. » Myriam Salama, son attachée de presse chez Grasset, fait face aujourd’hui encore à plusieurs demandes par semaine : « Delphine Horvilleur veut montrer une autre figure du judaïsme. Il y a une part de combat dans sa volonté de porter un discours éclairé dans les médias. Ses propos n’ont pas changé avec le succès. À partir de la grille de lecture qui est la sienne, elle tente de répondre aux questions de l’époque. »​

L’avenir

​Les producteurs se sont manifestés et les enchères ont monté. Lionel Uzan, de Production Entertainment, a convaincu. Vivre avec nos morts va être librement adapté en série télévisée par deux scénaristes et réalisateurs très en vue : Noé Debré et Benjamin Charbit. La série s’appelle pour l’instant La Rabbine et s’intéresse plus largement à la vie d’une femme rabbin. Delphine Horvilleur aura uniquement un rôle de consultante sur la série, afin de s’assurer d’une rigueur dans la représentation de la pratique rabbinique. L’auteure a aussi été approchée par l’Académie française. Elle pourrait y entrer non en tant que femme rabbin, mais en tant qu’intellectuelle. Elle publiera mi-septembre un monologue pour le théâtre, Il n’y a pas de Ajar, où elle s’inscrit contre l’assignation à résidence identitaire à partir de la figure de Romain Gary. La pièce sera jouée aux Plateaux sauvages dans le 20e arrondissement de Paris. Olivier Nora souhaiterait qu’elle revienne à de l’exégèse talmudique ouverte.

Les réactions

Plus de deux milles lettres reçues. Delphine Horvilleur continue à ouvrir entre dix à quinze missives par semaine à propos de Vivre avec nos morts. Elle tente de répondre à toutes : « Le livre a suscité des conversations familiales, a fait revenir des fantômes. Les lecteurs parlent de deuils jamais cicatrisés. » Les gens lui écrivent pour savoir si elle accepterait d’officier à leurs obsèques. Ils se tournent vers une femme rabbin, alors qu’ils ne sont parfois inscrits dans aucune tradition judaïque. « La somme des réactions m’a fait prendre conscience du manque d’espace et de parole sur le deuil dans nos sociétés. Le succès de Vivre avec nos morts est le reflet d’une sorte de vacuité, de vacance des lieux de parole. Pour parler des deuils et de la mort, les gens engagent parfois une thérapie. Le discours religieux est souvent perçu comme déconnecté des récits de vie réelle. Les gens cherchent du sens : être raccroché à du plus grand que soi, à du transcendant. La réception du livre a à voir avec une faille de langage sur le deuil dans nos sociétés. » De nombreuses personnes ont reconnu leur deuil dans le récit de celui d’un autre.​

​​​​​​​​​Certains ont aussi remercié Delphine Horvilleur de donner du judaïsme une autre image que celle d’une religion sévère, de l’entre-soi, difficile d’accès. Les portes du savoir juif se sont soudainement ouvertes pour eux. Le récit a largement transcendé la question d’une seule religion. Il a fait écho à des deuils personnels et aussi collectifs, comme ceux d’Elsa Cayat ou de Simone Veil. Chacun a pu être renvoyé à ses propres questions sur la laïcité ou le féminisme. Les réactions des lecteurs ont été pour Delphine Horvilleur bouleversantes, compliquées, émouvantes. Un phénomène de transfert s’est de temps en temps instauré entre lecteurs et auteure. ​Celle-ci a dû faire face à des attentes démesurées. On l’arrête ainsi dans la rue, dans l’espoir qu’elle puisse intercéder avec l’au-delà. ​Comme si elle pouvait faire le lien, là aussi, entre différents mondes. Vivre avec nos morts a bien rencontré l’époque, dans ses pleins et ses déliés.

Vivre avec nos morts – petit traité de consolation, Delphine Horvilleur, Grasset, 222 pages, 19,50 euros.

Source jdd