« La Stupeur » : foi en l’humanité d’Aharon Appelfeld

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Le chemin mystique dans l’Europe en guerre d’une chrétienne témoin de la Shoah. « La Stupeur » est le dernier roman publié du vivant de son auteur, Aharon Appelfeld.

On doit à l’Israélien Aharon Appelfeld (1932-2018) plus de quarante livres, principalement des romans, sur son enfance et la Shoah, et l’on pourrait redouter une impression de déjà-lu avant d’ouvrir la traduction française du dernier ouvrage publié en hébreu de son vivant, La Stupeur. Mais c’est le fait d’un grand auteur de ménager des surprises et de déconcerter, y compris dans ses œuvres tardives.

Comme l’écrit le philosophe Frédéric Worms dans la postface à la réédition de L’Héritage nu, passionnantes conférences données par Aharon Appelfeld aux Etats-Unis dans les années 1980 (traduit de l’anglais par Michel Gribinski, L’Olivier, « Les feux », 120 p., 10,90 €, numérique 9,50 €), ce dernier est un écrivain qui, dans sa langue à la fois fantastique et simple, sait aller à l’essentiel et, sans romantisme kitsch, exhiber la déchirure inexorable du réel due à l’Extermination. Seule la littérature semble en mesure d’en exprimer le vécu individuel sans le noyer dans un « nous » collectif et réconfortant, celui des philosophes ou des historiens. Cette impossible et paradoxale quête de sens est résumée par le seul titre du roman aujourd’hui publié : en hébreu, « timahon » signifie à la fois « stupeur », mais également « miracle » au sens de « signe » et « étonnement ».

Le martyre des Katz

Que le regard littéraire sur la Shoah ne doive pas mener à une sidération pure et simple se voit ici magnifiquement illustré par l’itinéraire de l’héroïne, Irena. Paysanne ukrainienne de 27 ans, stérile, violée et maltraitée par son mari, Anton, lequel travaille dans une scierie voisine (comme Joseph le charpentier), celle-ci voit son destin basculer quand elle aperçoit à sa fenêtre ses voisins juifs, les épiciers Katz, alignés le long du mur, torturés et finalement assassinés par Illitch, le vieux gendarme du village. Le martyre des Katz, qu’elle n’a pu empêcher, la pousse à quitter son foyer et à parcourir les routes, de tavernes en bourgades, dans un étrange chemin mystique, alors que le paysage familier se ponctue de panneaux « Zone vidée de ses juifs » (Judenrein). Irena va son chemin, en répétant que Jésus était juif, et cette déclaration lui attire la haine des hommes et leurs jets de pierres, tandis que certaines femmes, en particulier les prostituées, accueillent et comprennent, comme autant de Marie-Madeleine, la culpabilité qu’elle véhicule.

La passion prophétique qui a saisi Irena recrée l’atmosphère d’un christianisme décléricalisé, proche de la religiosité archaïque voire chamanique du peuple. Au clergé masculin, elle substitue un sacerdoce féminin, seule voie possible d’accès à Dieu après les déchaînements de haine que des siècles de christianisation n’ont su contenir, et cette description constitue l’un des points forts de ce livre déroutant. Par là, Aharon Appelfeld retrouve une inspiration méconnue et a priori contre-intuitive, mais puissante, de la littérature hébraïque depuis les débuts du XXe siècle. Celle-ci consiste à se réapproprier, dans une langue juive modernisée, le yiddish ou l’hébreu, la figure de Jésus, certes invoquée par les persécuteurs, mais métamorphosée en symbole des victimes juives. Dans la fiction et la poésie israéliennes contemporaines, chez Yoel Hoffmann, par exemple, le Christ finira par personnifier la beauté de l’Europe perdue, antitype d’une prosaïque réalité israélienne, ou, chez la poète moderniste Yona Wallach (1944-1985), une nostalgie de l’Occident perdu.

L’Europe, « hameau sans église ni taverne » ni « miroir »

Peut-être retrouve-t-on en sourdine ces éléments dans les visions qu’Irena a et transmet de Jésus et surtout de Jean le Baptiste. Mais Appelfeld imprime à ce thème sa marque particulière. Car, si les hallucinations de la paysanne lui donnent la réputation d’une guérisseuse ou d’une sainte, elles ne parviennent pas à disperser les fantômes des voisins assassinés. Ceux-ci sont voués à hanter pour toujours non seulement ses nuits mais le continent à l’abandon où le crime a eu lieu. Dévastée, l’Europe s’est transformée pour elle en « hameau sans église ni taverne » ni « miroir ». Une effrayante solitude y règne, sur fond de guerre et de massacres.

Et, pourtant, la protagoniste, elle, devient aussi pour le lecteur de ce roman la fenêtre individuelle à travers laquelle peut se percevoir un drame de plus en plus lointain. Comme les combattants des Partisans (L’Olivier, 2015), qui cherchaient par leur lutte à se frayer « à pas aveugles » une voie vers la possibilité d’un monde après la Shoah, le témoin stupéfié recèle la promesse d’une humanité persistante. En cela, ce roman troublant adresse le signe timide qu’espérer n’est pas vain.

Extrait

« Irena confia à la grande femme distinguée que non loin de là une paysanne cachait un enfant juif. “Elle vit en permanence dans la crainte, mais elle remercie Notre Seigneur de lui avoir fait un tel don. – Quelle héroïne. Dans notre village aussi résidait une famille juive. Ils ont été assassinés dans leur maison. Nul n’est sorti les défendre. Nul n’a pris un de leurs enfants pour le cacher. Moi, j’ai été saisie d’une paralysie qui ne m’a pas lâchée jusqu’à présent. Mais depuis que je t’ai entendue parler de Jésus qui était juif et vivait parmi les juifs et priait avec eux, ma peur a quelque peu faibli, ma fille, même si la paralysie demeure. (…) La nuit dans mon sommeil j’ai compris : le destin des descendants de Jésus est le même que le sien. Eux ont été assassinés, lui a été cloué sur la Croix. Tout n’est pas révélé. Il y a une énigme dans leur mort.” »
La Stupeur, page 208

« La Stupeur » (Timahon), d’Aharon Appelfeld, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, L’Olivier, 256 p., 22 €, numérique 16 €.

Source lemonde