Reste-t-il encore des Juifs en Algérie ? par Joseph Benamour

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Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, et le départ des 150 000 juifs qui y vivaient, la question d’une présence juive en Algérie continue de déchaîner les passions.

Dans les médias, chez les politiques, sur les réseaux sociaux, au café, le mythe circule : il resterait encore des juifs en Algérie. Qu’en est-il réellement ? L’auteur se pose la question, mais la réponse existe-t-elle vraiment ?

C’est une scène vécue mille fois. Chacune a ses variantes, ses personnages, mais la trame est toujours la même. C’est une discussion qui prend la forme d’une danse. J’en connais la chorégraphie par cœur. Le rythme, je l’ai dans la peau, parfois malgré moi. D’abord la rencontre, par des amis d’amis, dans le cadre du travail ou même au café. L’autre, me jauge et m’envoie des signaux. Il, ou elle, se demande de quel port de la Méditerranée viennent donc ces boucles noires que j’ai sur la tête ? Parfois ce n’est pas le cas, je prends les choses en main. C’est plus fort que moi. Je pose quelques questions faussement naïves. Puis rapidement vient le mot magique : Algérie, celui qui rappelle des souvenirs qui ne sont pas les miens, mais que je connais comme si je les avais vécus. Cet autre en vient, comme moi – en tout cas, moi en tant qu’extension de l’histoire familiale. Mais lui, n’est pas juif.

Et quand je lui annonce ma judéité, voilà sa réponse (au choix, toutes ont été vécues ou rapportées par d’autres, ayant fait la même expérience que moi) : « Des juifs, en Algérie ? Il y en a encore. Ils sont nombreux, un peu partout. Ils se cachent. Pratiquent leur religion en silence. Sans se montrer. Des juifs en Algérie ? Bien sûr, ma grand-mère en connait. Son voisin à Constantine est juif ! Ils descendent des avions d’Air Algérie, plus nombreux que les Algériens eux-mêmes. Le vendredi soir, un imam leur prête la mosquée pour faire shabbat. »

À chaque fois, cette réaction m’étonne. D’autant plus que j’ai, depuis des années, une forme de passion pour l’Algérie et ses juifs restés après l’indépendance. L’Algérie est centrale dans ma famille, ses discussions, ses rites. Il y a chez nous quelque chose de terriblement algérien. La francisation entamée après l’obtention de la nationalité française via le décret Crémieux en 1870 n’a pas francisé les caractères, ni les dynamiques familiales. Mes grands-parents paternels, tous deux instituteurs, s’exprimaient en français, mais maitrisaient le derdja, l’arabe algérien. Ils venaient d’une petite ville du constantinois, qu’ils ont quittée en 1956.

Du côté de ma mère, famille de l’algérois, beaucoup plus française, l’Algérie est une terre concrète, palpable. Le noyau familial est resté là-bas jusque dans les années 1990, ce qui n’est pas rien. Ma mère a passé le bac à Alger dans les années 1970 avant de partir pour la France, poursuivre ses études. Elle y retournait chaque vacances pour voir ses parents.

L’Algérie n’est donc pas un lointain souvenir. Elle existe, à une ou deux heures d’avion de chez nous. Y aller n’est pas tabou, j’ai pu m’y rendre plusieurs fois.

Dans les années 1990, seuls quelques vieux qui refusent de partir…

J’ai pour l’Algérie une tendresse immense, même si celle-ci n’a pas su, ou pas voulu, garder ses juifs. Avant l’indépendance, ils étaient 150 000. Quand ma famille est partie au milieu des années 1990, le nombre de juifs en Algérie ne dépassait pas la cinquantaine. La minuscule communauté venait de perdre trois de ses membres respectés, tués dans le brouillard de la décennie noire qui avait recouvert le pays.

Le gros des troupes juives en Algérie dans les années 1990 était surtout composé de personnes âgées, qui refusaient de partir et voulaient mourir sur cette terre qui était aussi la leur. Principalement concentrée à Alger, une partie d’entre elles vivait au Centre d’Action Sociale Israélite (CASI), une ancienne école rabbinique dont les salles de classe étaient devenues des chambres, pour ceux qui étaient parfois surnommés « les indigents. » Sur la fin, c’est une congrégation de bonnes sœurs qui les aidait à vivre.

Je les ai souvent imaginés ces vieux. Comme une anomalie temporelle. Qui ont décidé, ou n’ont pas eu d’autre choix que de vivre, et de mourir à Alger. Ils sont restés, sans famille, en plein cœur de Bab el Oued, ce quartier pauvre et mythique de la capitale. La masse juive avait disparu subitement, en quelques années. Mais eux, par leur simple présence, témoignaient encore un peu de ce qu’avait été l’Algérie juive. Tout comme l’étoile de David qui trône fièrement au-dessus de la porte du CASI. La dernière fois que je m’y suis rendu, une croix gammée, laide et noire, était tagué à ses côtés.

Et c’est là tout le paradoxe de ce pays. Les juifs font partie intégrante de son histoire. Communauté millénaire. Et pourtant, l’Algérie n’a pas conservé les traces de leur présence. Elle les a même effacées. Comme cette rue de Ténès, qui a longtemps porté le nom de Pierre Ghenassia, jeune juif mort sous les bombes de l’armée française alors qu’il se battait pour une Algérie indépendante. Dans les années 1990, elle est devenue la rue El Qods (Jérusalem) sous la pression des islamistes. Et la fin de la guerre civile ne lui a pas rendu son nom.

À Alger, même s’il ne reste pas grand-chose de juif dans la ville, l’œil attentif sait dénicher quelques indices. Et ça rassure. Et ça rend triste. Il y a, bien sûr, les synagogues dont beaucoup ont été transformées en mosquées. Et puis les cimetières, mal entretenus. La dernière fois que j’y suis allé, celui de Saint-Eugène, à Alger, avait encore de sa superbe. En tout cas à l’entrée. Car plus on s’y aventure, plus l’état des tombes se dégrade. Elles disparaissent sous les herbes folles. En Algérie, on se cache dans les cimetières juifs vides pour aller boire. Et dans certains tombeaux, traînent encore des bouteilles de bières.

Puis la casbah. Dans les petites rues, où l’on vous montre les portraits orientalistes de jeunes femmes. « Toutes des juives », précise un marchand dans son atelier. Alors on se souvient qu’ils existent ? Et qu’ils ont existé ? Un peu plus loin, le mausolée où est enterré le dernier bey de Constantine, Ahmed Bey, qui a mené une farouche résistance contre l’envahisseur français. Dans le mausolée, une tombe ornée d’une étoile de David. « C’est l’ami juif du bey », raconte la guide. Il n’a pas de nom. Mais il est là, il témoigne que les juifs n’ont pas complètement disparu de l’histoire algérienne.

Après l’indépendance, et encore plus après la guerre de 1967, les juifs d’Algérie n’ont eu cesse de se compter, entre eux. Notamment grâce au nombre de paniers de Pessah – comprenant du vin casher, du pain azim de circonstance et de la charcuterie – envoyés à travers le pays par les derniers dirigeants de cette communauté pour permettre aux juifs de faire le repas traditionnel. La dernière synagogue d’Alger, située dans le très populaire quartier de Bab El Oued, a arrêté de fonctionner en 1988, après avoir été saccagée pour la seconde fois en un peu plus de dix ans. Les dernières cérémonies religieuses se sont déroulées dans les sous-sols du CASI, où avaient été déplacés les bancs de la synagogue. Sans rabbin. Le dernier est parti en 1979.

Au moment du départ de mes grands-parents, il n’y avait plus de communauté structurée. Seuls quelques individus. Peut-on encore parler d’une présence juive alors ? J’ai grandi avec l’idée qu’il y avait un trou dans les livres d’histoire, qui n’évoquent plus de présence juive en Algérie après 1962. Personne ne s’intéressait vraiment à eux. Ceux partis ne voulaient plus rien avoir à faire avec l’Algérie. Ceux restés, en revanche, marchaient sur des œufs. Dans une Algérie obnubilée par la cause palestinienne, mieux valait ne pas faire trop de bruit. De grandes campagnes antisémites démarraient parfois dans les médias où des extraits des Protocoles des Sages de Sion étaient publiés, comme dans Algérie-Actualité en 1970 ou dans le Jeune Indépendant en 1991. J’ai donc aussi grandi avec l’idée, qu’après les derniers vieux, plus rien. Plus de communauté. Le consistoire d’Algérie a d’ailleurs fermé ses portes en 2010.

À la recherche des derniers juifs d’Algérie

Et pourtant, cette petite musique incessante des Algériens rencontrés qui me répètent discussions après discussions que oui, les juifs sont là, me perturbe et m’intrigue. Cette rengaine, on l’entend jusque dans le gouvernement algérien. Comme en 2014, quand le ministre des affaires religieuses annonce vouloir rouvrir les synagogues fermées dans le pays. Fermées selon lui pour « des raisons de sécurité » pendant la décennie noire. L’annonce fut suivie immédiatement d’une manifestation de quelques dizaines de salafistes défilant contre la judaïsation du pays. Pourtant, le risque n’est pas grand. La dernière fois que j’ai été à Alger, il ne restait que quatre murs et un bout du toit partiellement effondré de la dernière synagogue utilisée.

Pris entre deux histoires, j’ai décidé de partir à la recherche de ces supposés derniers juifs d’Algérie. Et je préfère calmer les ardeurs du lecteur ou de la lectrice qui m’aurait suivi jusque-là en espérant un dénouement clair. Il n’y en a pas.

Dans les médias d’abord, les juifs intriguent, intéressent et font parler d’eux. Déjà en décembre 1991, le journal El Watan, publiait un article titré « Juifs d’Algérie : Une communauté intégrée. » Il vantait l’intégration parfaite des juifs à l’Algérie. À tel point que le journaliste n’en trouve aucun, même « après avoir sillonné les rues d’Alger dans l’espoir de rencontrer l’un d’entre eux. » Aucun, sauf Roger Saïd, alors président de la petite communauté juive. Il refuse de répondre aux questions. Quelques années avant, une grande campagne anti-juive avait accompagné le démarrage de la première intifada.

Plus récemment, toujours dans El Watan un article publié en 2012 et titré « Moi Naïm, 24 ans, futur rabbin d’Algérie », complètement romancé mais qui contient quelques détails à l’exactitude troublante. Sur le site communautaire juif Zlabia.com, un internaute a voulu mettre fin à la mystification par une tentative de fact-checking. Il y en a quelques-uns, des articles peu crédibles qui se vantent de permettre à des juifs, toujours anonymes, de sortir de leur silence.

Dernier reportage en date, un « documentaire » de la chaîne privée Echourouk qui met en scène un supposé juif caché, dont on ne connait pas le nom, et ne voit pas le visage, échangeant quelques mots en hébreu avec un proche au téléphone en introduction. Le film en arabe, dont l’exactitude historique n’est pas vraiment la priorité, retrace une partie de l’histoire juive du pays. Tout en laissant entendre que les juifs sont encore nombreux en Algérie.

Sur internet ensuite, un groupe Facebook existe. Il relaie en arabe, en français et en hébreu des histoires sur la vie juive en Algérie. Il est tenue par des personnes qui affirment être juives et algériennes mais refusent tout contact. Par peur, disent-elles, même si leurs publications renvoient vers des noms, des photos. Impossible de savoir ce qu’il en est vraiment.

Le fantasme n’a pas de religion, et traverse les communautés. Car il y a aussi ces juifs qui s’inventent des histoires. Comme ce texte publié sur le site de la communauté francophone d’Ashdod en Israël. Il raconte, lui aussi, qu’une minorité juive vivrait secrètement cachée dans le sud de l’Algérie. Il y a même une photo, qui daterait de 2006. Dessus, un homme présenté comme étant Roger Saïd, le dernier président du consistoire d’Algérie. Ça donne un peu de piment à l’histoire, mais l’homme présenté n’est pas Roger Saïd. Et la photo donne l’impression d’avoir été prise dans les années 1950.

La question m’habite. Et j’en parle souvent. Quelques fois, j’ai de l’espoir. Comme cette amie, qui connait du monde. Elle-même a une amie algérienne dont le père serait juif et toujours là-bas. Elle lui envoie un message… Mais non, il refuse de parler. Le sujet est tabou. C’est encore l’impasse. Impossible de savoir ce qu’il en est vraiment.

En attendant d’avoir une réponse, je continue de chercher. Et j’explore chaque piste. En m’étonnant toujours autant de savoir qu’en Algérie, les juifs sont si nombreux dans les esprits, mais si difficile à trouver dans la réalité.

Joseph Benamour

Source k-larevue