Merci à Ianis Roder d’avoir dans cet interview si bien exprimé cette gêne ressentie et qui génère une question terrible : va-t-on dire encore que la Shoah « c’est la faute des juifs »?
Un livre paru mardi 18 janvier affirme que c’est un notaire juif qui a pu dénoncer Anne Frank et sa famille en 1944 à Amsterdam. Professeur d’histoire et responsable des formations au Mémorial de la Shoah, Iannis Roder s’interroge sur l’utilisation qui pourrait être faite de l’identité du dénonciateur.
Selon le livre Qui a trahi Anne Frank ?, qui paraît mardi 18 janvier en français (1), c’est un notaire juif, Arnold van den Bergh, qui pourrait avoir révélé en 1944 où se cachait la famille d’Anne Frank à Amsterdam. Écrit par une autrice canadienne, Rosemary Sullivan, l’ouvrage présente les résultats d’une enquête conduite par une équipe de scientifiques, historiens et policiers.
Célèbre dans le monde entier pour son journal intime rédigé entre 1942 et 1944 alors qu’elle et sa famille se cachaient dans un appartement clandestin à Amsterdam, Anne Frank a été arrêtée en 1944 et est morte l’année suivante, à l’âge de 15 ans, dans le camp de concentration de Bergen-Belsen.
La Croix : Que pensez-vous de ce livre qui révèle l’identité de l’homme, un notaire juif, qui aurait dénoncé la famille d’Anne Frank ?
Iannis Roder : Je n’ai pas lu le livre, je ne peux donc me prononcer sur la démarche historique des auteurs. Ce qui est certain, c’est que, par le passé, de nombreuses hypothèses ont circulé sur l’arrestation d’Anne Frank et de sa famille. Des dizaines de personnes ont été mises en cause. L’une d’entre elles avançait même qu’il n’y avait pas eu de dénonciation et que la police était tombée sur la cachette de la famille en effectuant un contrôle pour un autre motif.
Il ne s’agit là que de supputations et, au fond, peu importe de savoir qui a pu dénoncer la famille Frank. J’ai bien conscience de la dimension iconique que revêt aujourd’hui la figure d’Anne Frank. Mais ce livre est d’un intérêt relativement limité du point de vue de la compréhension des phénomènes historiques. Est-ce que cette hypothèse permet de mieux comprendre ce qu’a été l’histoire de la Shoah ? En aucune façon. Est-ce que cela nous apprend quelque chose sur la vie et la mort d’Anne Frank ? Pas davantage.
En revanche, ce qui pose question, c’est l’utilisation qui pourrait être faite de la divulgation de l’identité de ce possible dénonciateur. Il ne faudrait pas, au final, qu’on oublie les vrais responsables. Attention à ne pas se tromper de coupables.
Que voulez-vous dire ?
IR. : Ce livre sort aux Pays-Bas, un pays qui, après la Pologne, a été celui qui a été le plus touché par la Shoah. À l’époque, le royaume des Pays-Bas comptait 160 000 Juifs : au final, 80 % d’entre eux ont été assassinés. En France, la proportion a été de 25 %. Un autre élément à prendre en compte est le fait que la collaboration de la police et des services administratifs hollandais avec l’occupant nazi a été très importante.
Dans ce pays, il y a donc des enjeux forts autour de la mémoire et une forme de culpabilité autour de la Shoah. Dans ce contexte, soutenir que la famille d’Anne Frank a été dénoncée par un notable juif pourrait servir une forme de déculpabilisation collective : au final, c’est un Juif qui a dénoncé une famille juive. En se focalisant sur cette « révélation », il ne faudrait pas qu’on oublie que les responsables des arrestations, des rafles et au final de la Shoah, ce sont les nazis.
Mais si le dénonciateur est bien ce notaire, faut-il taire cette vérité pour éviter tout risque d’instrumentalisation ?
IR. : Il ne s’agit pas de cacher quoi que ce soit. Mais pour l’instant, il s’agit juste d’une hypothèse de plus que donne cet ouvrage. Et, encore une fois, il faut faire très attention à ne pas déplacer la culpabilité sur des personnes qui, elles-mêmes, étaient le plus souvent des victimes. Dans toutes les communautés humaines, il peut y avoir des salauds bien sûr. Mais dans l’immense majorité des cas, ce sont les nazis qui ont placé les Juifs dans des situations inextricables et dramatiques. À l’époque, certaines personnes ont pu être amenées à faire des choses contre leur volonté. Juste pour sauver leur peau ou celle de leur famille.
Ce sont les nazis qui, dans les ghettos de Pologne, de Biélorussie ou d’Ukraine ont obligé des Juifs à participer à la mise à mort d’autres Juifs. C’est bien sûr une question sensible qui a suscité de nombreux débats politiques et historiographiques, notamment en Israël. On s’est interrogé par exemple sur la responsabilité des Judenrät, ces conseils juifs imposés par les nazis dans les ghettos. Étaient-ils des collaborateurs ou essayaient-ils de préserver ce qui pouvait l’être ? Dans l’immense majorité des cas, ces personnes étaient avant tout des victimes de cette perversion nazie que l’on retrouve tout au long de la Shoah. Et il faut se garder de tout jugement moral face aux comportements de ceux qui vivaient des situations si abominables.
(1) aux éditions HarperCollins, 420 pages, 19 €.