Retour sur l’attentat de la synagogue de Rome : négligence ou connivence ?

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Le 9 octobre 1982, un commando palestinien s’est attaqué à une foule de Juifs romains à la sortie de la synagogue, blessant des dizaines de personnes et tuant un garçon de deux ans.

À la veille du 40e anniversaire de cet attentat, de nouveaux documents montrent que les services secrets avaient informé les autorités italiennes du danger imminent, mais qu’aucun dispositif de sécurité n’avait été mis en place autour de la synagogue. Un livre à paraître confirme l’existence d’un accord secret entre l’État italien et les factions palestiniennes lors des Années de plomb, bien que son lien avec l’attentat de Rome reste à prouver. Un dossier à suivre, que le Parlement italien devra examiner.

Combien de fois l’État italien a-t-il tourné le dos à « sa » minorité juive, en la vendant de fait à un acteur étranger ?

Une seule fois, si l’on s’en tient à ce que l’histoire confirme sans l’ombre d’un doute, à savoir que l’État italien a activement collaboré à l’arrestation et à la déportation de près de 7 000 Juifs vers les camps d’extermination allemands entre 1943 et 1944.

Deux fois, si l’on considère ce que les Juifs italiens (et les Juifs romains en particulier), craignent et chuchotent de moins en moins timidement, lorsqu’ils tournent leurs regards vers le grand trou noir qu’a été l’abandon de leur protection par les institutions italiennes moins de quatre décennies plus tard.

De quoi s’agit-il ?

D’un événement plutôt estompé de la mémoire collective nationale, perdu parmi les milliers d’événements sanglants qui ont frappé le pays dans les années 70 et 80, mais gravé de manière indélébile dans la mémoire juive : l’attaque de la synagogue de Rome, le 9 octobre 1982.

Ce matin-là, en sortant de l’office de Chemini Atseret, l’avant-dernière des grandes festivités du début de l’année juive, les habitués de la Grande synagogue de Rome ont trouvé un commando de terroristes palestiniens qui les attendait. Les rafales de mitrailleuses et les grenades lancées sur les fidèles ont fait des dizaines de blessés – dont certains portent encore les marques sur leurs corps – et un garçon de deux ans, Stefano Gaj Taché, a perdu la vie.

39 ans plus tard, de nouveaux articles publiés dans la presse italienne réveillent aujourd’hui les tourments des Juifs de ce matin-là, comme la mémoire distraite du reste du pays. Ils semblent donner corps aux plus terribles soupçons des survivants : les autorités italiennes auraient pu empêcher l’attentat et ne l’ont pas fait.

Crime présagé

Dans la conscience collective italienne, l’année 1982 reste inoubliable à cause d’un grand événement : la victoire de la Coupe du monde de football en Espagne, lorsque, grâce aux buts de Paolo Rossi, la sous-cotée Squadra azzurra a battu l’Argentine, le Brésil et l’Allemagne pour remporter la compétition, sous les yeux rayonnants du président de la République Sandro Pertini. Cela semblait être le début d’une nouvelle ère de succès, une ère plus moderne, après une décennie de difficultés économiques, de divisions politiques déchirantes et d’une très longue traînée de sang laissée par le terrorisme des Années de plomb. Mais au cours de ces mêmes mois, le vent nouveau des années 1980 a également apporté dans les maisons et les rues d’Italie d’autres questions bien plus agitées, liées aux événements du Moyen-Orient.

L’invasion du Liban déclenchée par le gouvernement israélien dirigé par Menahem Begin et Ariel Sharon pour éradiquer l’OLP a été largement rapportée dans la presse et à la télévision, et ce de manière plutôt unilatérale. L’opération militaire préventive engagée par la droite du Likoud a définitivement déplacé l’image d’Israël vers le camp des « méchants » aux yeux d’une grande partie de la classe politique et de l’opinion publique, dès lors libérée de tout complexe. « Les médias italiens – rappelle Lisa Palmieri-Billig – ont assailli l’opinion publique de titres et de dessins haineux rappelant l’époque nazie, décrivant des bombardements d’ « avions juifs » avec l’étoile de David et des « Israéliens » répugnants sur le point de torturer gaiement des Palestiniens innocents ou de crucifier un Christ palestinien ».

Le climat pro-arabe et anti-israélien qui prévaut, à gauche mais aussi dans les rangs modérés du parti de la Démocratie chrétienne alors à la tête du gouvernement, prend des tonalités de plus en plus inquiétantes pour les Juifs italiens. Fin juin, une imposante manifestation contre la guerre convoquée par les syndicats connait un aboutissement macabre, lorsque certains manifestants se rendent jusqu’à l’ancien ghetto de Rome pour déposer un cercueil devant la synagogue. Avec le scandale du massacre de Sabra et Chatila, et la visite triomphale de Yasser Arafat en septembre à Rome, le climat devient encore plus tendu, et à l’approche des fêtes du Nouvel An, la crainte d’une attaque imminente se répand parmi les Juifs. D’autant qu’au cours des deux années précédentes, des attentats terroristes perpétrés par des groupes palestiniens ou pro-palestiniens ont frappé des cibles juives en Europe : Berlin, Anvers, Paris, Vienne, puis encore Anvers. Et à nouveau Paris, seulement quelque semaine avant, quand l’attentat contre un restaurant casher de la rue des Rosiers a fait six victimes et des dizaines de blessés.

À Rome, le matin du 9 octobre – en dépit des demandes de protection exprimées officiellement par l’Union des communautés juives, et du « message » sans ambiguïté que représentait l’explosion d’une bombe dans la nuit du 29 au 30 septembre au siège de la communauté juive de Milan – le commando palestinien a pu néanmoins agir efficacement sans rencontrer d’obstacles. Comme l’ont constaté et rapporté tous les témoins, non seulement la surveillance n’avait pas été renforcée devant la synagogue,  mais pas une voiture de police n’avait été stationnée.

Soupçons et révélations

Si un sentiment de solidarité s’est spontanément exprimé, la colère et les protestations des Juifs romains sont vite tombées dans l’oubli. Et il en est de même de leur demande que justice soit faite. La trace des assaillants – on pense qu’ils étaient cinq – a été perdue. Seul l’un des membres a été arrêté un mois plus tard, mais pas en Italie : à la frontière entre la Grèce et la Turquie, au volant d’une voiture chargée d’explosifs. Il s’agissait d’Abdel Osama Al Zomar, membre de la cellule terroriste palestinienne dirigée par Abou Nidal. Six ans plus tard, la Grèce l’a libéré et l’a laissé se réfugier en Libye. En 1991, Al Zomar a été condamné par contumace par un tribunal italien. Mais depuis ce jour, on n’a plus entendu parler de lui, ni d’aucun autre assaillant.

Jusqu’en 2008, où, à la veille du 26ème anniversaire de l’attentat, l’ancien président du Conseil et de la République Francesco Cossiga, à ce moment-là octogénaire, a décidé de révéler des nouvelles informations choquantes. Tout d’abord, dans un entretien accordé au Corriere della Sera, il a révélé l’existence d’un accord secret entre l’appareil d’État italien et les principales forces palestiniennes – indiqué comme le « Pacte Moro », du nom de l’ancien Président du Conseil et chef de file de la Démocratie chrétienne, Aldo Moro – visant à permettre à ces dernières la libre circulation des hommes et des armes sur le territoire italien en contrepartie de la protection du pays et de ses citoyens contre les actions terroristes. Puis, sous la pression des questions du correspondant italien du journal israélien Yediot Aharonot, il a précisé qu’en fait, les objectifs sionistes seraient exclus du périmètre de cet accord. Les Juifs italiens, en d’autres termes, auraient pu être frappés impunément. « Nous vous avons vendu », a-t-il résumé au journaliste israélien.

Les allégations extrêmement graves de Cossiga – qui, pendant de nombreuses années, s’était occupé de près des services secrets – n’ont toutefois pas été reconnues et confirmées par d’autres voix sur la scène publique. Au contraire, il a été suggéré que l’ancien président, qui allait mourir deux ans plus tard, était désormais âgé et peu lucide. Mais cette « bombe politique » lâchée tardivement par Cossiga est revenue sur le devant de la scène ces dernières semaines, avec la publication dans le journal Il Riformista de nouveaux documents confidentiels liés à l’attentat de Rome.

Les éléments nouvellement publiés révèlent que, dans les cinq mois qui ont précédé l’attentat, les services secrets italiens ont reçu et transmis aux autorités pas moins de seize rapports faisant état d’une action violente imminente d’origine palestinienne. Trois d’entre eux – fondés sur des sources particulièrement fiables – indiquaient clairement parmi les cibles probables les synagogues italiennes, celle de Rome étant évidemment la cible privilégiée. Le rapport le plus précis et le plus explicite a été directement envoyé le 25 septembre 1982 par la S.I.S.De. (Service de renseignement et de sécurité démocratique) au ministère de l’Intérieur. Il signalait la possibilité concrète d’ « attaques par le groupe dissident palestinien dirigé par Abou Nidal avant, pendant ou immédiatement après Yom Kippour, qui tombera cette année le 27 septembre ». C’est exactement ce qui allait se passer deux semaines plus tard. « Cossiga n’était pas fou et les documents confirment qu’il avait raison », écrit Il Riformista soutenant l’enquête.

Négligence ou connivence ?

Est-il possible que l’État italien ait consciemment renoncé à protéger « ses » Juifs – moins de quatre décennies après la Shoah – au nom d’un accord de politique internationale conclu en catimini ? Et si oui, à quel niveau se situaient les responsabilités ? Nous avons interrogé deux des (rares) historiens qui ont découvert le pot aux roses du « Pacte Moro », lequel n’est toujours pas reconnu officiellement.

« Il est certain que dans les services et ministères européens de l’époque, il y avait un certain « malaise » anti-israélien », note Valentine Lomellini, historienne à l’université de Padoue, qui est sur le point de publier dans un volume très attendu (Il « Lodo Moro ». Terrorismo e ragion di Stato 1969-1986, Laterza 2022 – Le « Pacte Moro ». Terrorisme et raison d’État 1969-1986 ; [notre traduction]) les résultats de son étude de milliers de documents d’archive de cette période historique. « Toutefois, il faut faire attention à ne pas tirer de conclusions hâtives sans les preuves documentaires nécessaires. C’est une chose de dire que l’Italie a gardé une attitude complaisante envers les factions palestiniennes en laissant les terroristes ou les armes circuler sur le territoire, c’en est une autre de prétendre que l’Italie a explicitement favorisé une attaque de leur part. De même, c’est une chose d’émettre l’hypothèse de la présence d’un agent infiltré dans les services, qui aurait réussi à empêcher l’envoi de la voiture de police ce matin-là ; c’en est une autre de soutenir une responsabilité directe du Ministère de l’Intérieur ou du gouvernement dans le fait de « laisser faire » les terroristes palestiniens ». Notamment parce que le gouvernement en place à l’époque – dirigé par le républicain Giovanni Spadolini – était tout sauf pro-arabe, rappelle Lomellini.

Giacomo Pacini attire également l’attention sur l’incertitude de l’applicabilité du dispositif du « Pacte Moro » à l’attentat de Rome. Il a publié plusieurs ouvrages sur les complots de ces années-là, notamment dans l’univers des services secrets, dont le dernier est consacré à La spia intoccabile. Federico Umberto D’Amato e l’Ufficio Affari Riservati (Einaudi, 2021) (L’espion intouchable. Federico Umberto d’Amato et le Bureau des Affaires Classées ; [notre traduction]). « Le dispositif prévu par le Lodo a tenu, sans aucun doute, de 1972 à 1973 et pendant toute la décennie, rappelle Pacini. Mais en 1982, le contexte a changé. Moro, l’architecte présumé de cet accord, était déjà mort depuis quatre ans (tué par les Brigades rouges en mai 1978, ndr), et le même colonel Stefano Giovannone, qui en était le garant au niveau opérationnel, n’était plus en charge des opérations des services au Moyen-Orient à Beyrouth. L’autre grand défenseur des relations avec les Palestiniens, au nom de la Démocratie chrétienne et de l’Italie, Giulio Andreotti, n’était pas non plus au gouvernement à ce moment-là ». Mais surtout, les deux chercheurs s’accordent à dire que la cellule responsable de l’attentat de Rome – celle d’Abou Nidal – agissait non seulement en autonomie, mais en opposition ouverte avec les groupes « officiels » de la résistance palestinienne, comme l’OLP d’Arafat et le Front populaire de libération de la Palestine de Georges Habache, c’est-à-dire les contractants probables du pacte de non-belligérance avec l’État italien.

Le « Pacte Moro », en somme, a existé, et le travail de « fouille » historique et politique à son sujet n’en est qu’à son début, mais ce n’est peut-être pas le cadre adéquat dans lequel il faut inscrire l’attaque de Rome, comme l’avait indiqué Cossiga. Mais qu’en est-il donc de la responsabilité de l’Italie pour avoir abandonné dramatiquement la plus ancienne communauté juive de la diaspora ? « Au niveau de l’État, il existe sans aucun doute une grande responsabilité politique, en ce qui concerne la perte de la mémoire collective de cet événement, si l’on considère que l’inscription du nom de Stefano Taché sur la liste des victimes italiennes du terrorisme a eu lieu seulement trente ans plus tard, sous la présidence de Giorgio Napolitano. Quant à la responsabilité directe en termes de sécurité, nous avons pour l’instant des preuves claires de négligence, mais pas de connivence », conclut M. Lomellini.

A la recherche de nouveaux documents

De nouveaux documents et de nouvelles preuves sont pourtant exactement ce que les dirigeants de la communauté juive semblent aujourd’hui demander. « Il est nécessaire de commencer immédiatement une enquête qui fera ressortir les noms et prénoms de ceux qui ont toléré tout cela, de ceux qui savaient et n’ont pas cherché à agir », s’est indigné, après la révélation des nouveaux éléments, l’ancien président de la Communauté de Rome (et fils de l’un des hommes les plus gravement blessés dans l’attentat) Riccardo Pacifici. « Je suppose que nous ne pourrons pas les mettre en prison, mais au moins les amener, au regard de l’histoire, à faire face à leurs responsabilités. S’il y a des exécutants matériels, il y a aussi des responsables moraux. Et ils doivent être identifiés, sans aucune indulgence pour quiconque ».

L’ancien président de la communauté juive de Milan et aujourd’hui député du Parti démocrate, Emanuele Fiano, a indiqué le cadre politique et judiciaire dans lequel inscrire cette demande. « Désormais, l’État et le Parlement ne peuvent plus rester immobiles. Il est maintenant nécessaire de clarifier tous les aspects de cette affaire. Il est nécessaire que l’organe parlementaire, chargé de superviser le fonctionnement de l’appareil de sécurité de notre pays, appelle à faire comparaître ceux qui ont été les protagonistes de cette épisode et qui sont encore en vie. Il faut demander aux dirigeants du gouvernement la révélation d’autres documents », a écrit M. Fiano dans une lettre adressée au journal La Repubblica, appelant à une nouvelle initiative de la COPASIR, la Commission Parlementaire de Sécurité qui supervise les services secrets.

En effet, une partie considérable des dossiers qui permettraient de lever le voile sur les opérations de ces années-là est toujours couverte par le secret d’État. Parmi ceux-ci figurent les vastes archives de la correspondance du colonel Giovannone, attendues avec impatience par les historiens. D’autres sont encore classifiés, ou seulement consultables mais non publiables. Enfin, parmi les protagonistes de cette période sur les plans politique, diplomatique et du renseignement, il existe encore des figures importantes en vie. Et en particulier, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Virginio Rognoni, aujourd’hui âgé de 97 ans, à qui un autre appel public publié dans La Repubblica ces dernières semaines a demandé de rompre son silence qui dure depuis des décennies.

Après la révélation des nouveaux documents, au moins deux membres du COPASIR ont demandé au Département Central des Renseignements de leur donner accès à de nouveaux éléments, afin de permettre au Comité de mener de nouvelles enquêtes, et au pays, surtout, de connaître la vérité sur l’attentat de Rome. Idéalement avant son quarantième anniversaire, le 9 octobre prochain.

Simone Disegni

Source k-larevue