Comment le gif est devenu ringard

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Omniprésente sur Internet, l’image animée n’est presque plus utilisée par les jeunes et est désormais associée aux « boomers », raconte le site américain « Vice ».

« Chaque fois que je vois quelqu’un poster un reaction gif, je sais immédiatement que cette personne a plus de 33 ans. » La petite phrase est drôle, mais cruelle et avait déclenché l’ire de milliers de personnes sur Twitter il y a quelques mois.

Pourtant, il va falloir s’y résoudre. Après l’émoji qui pleure de rire, c’est au tour d’un autre emblème des années 2010 d’être ringardisé. « Désolé, les gifs sont désormais pour les boomeurs »affirme Vice, dans un article consacré à la perte de prestige de ce format d’image animée (qu’on prononce « jif »), né dans les années 1980 et revenu sur le devant de la scène au début des années 2010 – c’était d’ailleurs le mot de l’année en 2012 pour les lexicographes des dictionnaires d’Oxford University Press.

« Vous n’avez pas à chercher trop loin pour trouver des tweets ou des vidéos sur TikTok qui se moquent des gifs, réservés aux personnes âgées – eh oui, aujourd’hui, les vieux, ce sont aussi les milléniaux », raconte la journaliste Amelia Tait sur le site américain. « Avec montée en popularité des mèmes [des objets culturels repris et détournés] et d’Instagram, les gifs sont devenus plus rares et sont passés de mode », témoigne une productrice de podcasts londonienne de 28 ans interrogée par nos confrères.

Mais comment le gif, si populaire et omniprésent dans nos différentes messageries, est-il devenu si ringard ? En fait, argue Vice, c’est justement cette popularité qui a causé sa perte. Pendant des années, le gif était un secret partagé par ce qui était finalement un petit groupe d’utilisateurs. Certains les créaient eux-mêmes. D’autres les consignaient assidûment dans des dossiers, après des heures passées à chiner, notamment sur Tumblr, pour ressortir la perle rare au bon moment afin d’exprimer une humeur précise, une réaction.

Démocratisation

Puis, Google a créé un filtre spécial en 2013 pour les chercher. Des bases de données de gifs sont également apparues, rendant le travail de recherche plus simple. C’est d’ailleurs en 2013 qu’est née Giphy, la plus célèbre de toutes. Ces gigantesques bibliothèques – qui ont rendu le « gif de réaction » si commun que des marques ont créé leurs propres images prêtes à être reprises, pour un peu de publicité facile — ont fini par être intégrées à des messageries grand public comme WhatsApp et sur les réseaux sociaux comme Facebook, soucieux d’ajouter de nouvelles fonctionnalités. « Le bouton gif sur Twitter ? Il fonctionne (en partie) grâce à Giphy. Facebook ? On retrouve Giphy. Les claviers de téléphone ? Pareil. Les applications de messagerie ? Evidemment. Les e-mails ? Bien sûr. Tinder ? Oui. Slack ? Evidemment… », résumait le site Popular Mechanics, en 2018. Ce n’est pas un hasard si Facebook a déboursé 400 millions de dollars pour acheter Giphy en 2020.

Vice souligne par ailleurs que de nombreux papas, de nombreuses mamans, ainsi que des grands-parents ont, eux aussi, découvert les joies du partage de gifs lors des confinements. En avril 2020, Giphy avait d’ailleurs annoncé une hausse de 33 % de l’utilisation des gifs par rapport au mois précédent.

Cette démocratisation s’est cependant faite sans une partie de la population plus jeune, qui n’a pas voulu reprendre les codes de personnes plus âgées : « La génération Z pense peut-être que les gifs sont révérés par les milléniaux, mais, en même temps, de nombreux milléniaux commencent à voir les gifs comme les jouets des boomeurs », écrit Vice.

Chez ces derniers, certains ont d’autant plus été écœurés de voir de nouvelles personnes adopter les gifs que celles-ci ne s’investissaient pas autant qu’ils avaient pu le faire par le passé. « Cette démocratisation crée un sentiment de dégoût chez des gens qui se voient comme des initiés. C’est quelque chose de central dans le processus de production culturelle sur Internet depuis des années », explique Whitney Phillips, professeure de communication à l’université de Syracuse (New York).

« Mauvaise tentative de blague »

Ce phénomène n’est pas limité aux gifs. Dans son livre This Is Why We Can’t Have Nice Things (« Voici pourquoi nous ne pouvons avoir des choses agréables », MIT Press, 2015, non traduit), l’enseignante racontait ainsi le désarroi de certains internautes qui voyaient leurs mèmes être vidés de tout sens au fil de leur diffusion, notamment lors de leur arrivée sur Facebook.

Les gifs sont aussi parfois vus comme une façon un peu paresseuse de répondre, explique à Vice Linda Kaye, professeure de cyberpsychologie à l’université Edge Hill (Angleterre). Pour Erika Gajda, productrice de podcasts londonienne citée par Vice, envoyer un gif en réaction à quelque chose ressemble à « une mauvaise tentative de blague… comme si une personne n’était pas assez originale pour trouver quelque chose de drôle toute seule ». Et, comme le rappelle Whitney Phillips, « plus il y a de gifs, moins ils sont considérés comme des petits bonbons ou des cadeaux que l’on offre. Désormais, il suffit juste de cliquer sur le bouton de recherche et de taper un mot ».

C’est également cela qui explique que les mêmes gifs ressortent encore et encore. C’est d’ailleurs l’argument qu’avance le journaliste américain Casey Newton, spécialiste des technologies, pour expliquer, en partie, la perte de côté cool du gif : « Je pense que l’une des raisons pour lesquelles les gens pensent que les gifs sont un truc de vieux est que le résultat des recherches sur Twitter fait tout le temps ressortir les six ou sept mêmes et rien d’autre. »

Alors faut-il abandonner le gif ? Pas nécessairement, argue Jenny Zhang, qui avait provoqué l’ire de milliers d’utilisateurs sur Twitter avec son message en mars 2021 : « Vous pouvez vous exprimer comme vous voulez en ligne tant que c’est sain. Il faut juste que vous sachiez que des personnes plus jeunes vont peut-être penser que vous avez plus de 33 ans », déclarait-elle, amusée, en avril 2021, dans un podcast de Slate.

Et pour celles et ceux qui ne veulent pas l’abandonner, il y a peut-être un signe d’espoir. En effet, comme dans la mode, sur Internet, tout est cyclique. Et le gif n’en serait pas à sa première résurrection. Comme le conclut Vice« peut-être que les hauts et les bas de la popularité du gif sont un miroir ironique du format lui-même, destiné à se répéter sans fin. » En boucle, en boucle, en boucle.

Source lemonde