Unique rescapé de l’accident tragique de téléphérique de mai dernier en Italie, ce petit orphelin de six ans est l’enjeu d’une violente bataille familiale. Il a même été kidnappé par son grand-père paternel qui l’a ramené en Israël avant d’être désavoué par la justice de son pays.
Leur vie ne tenait qu’à un câble. Mais comment ces quinze touristes, dont trois enfants, pouvaient-ils l’imaginer en montant dans le téléphérique Stresa-Alpino-Mottarone, le 23 mai dans le nord de l’Italie ? Fait improbable, le câble a pourtant cassé et la vie de ces passagers s’est brisée sur les rochers 20 m plus bas. Cette tragédie a enfanté un miracle prénommé Eitan. Ce petit garçon qui n’avait pas six ans est le seul à avoir survécu à l’accident, protégé par l’effet Airbag de l’étreinte désespérée mais puissante de son papa.
Tout le pays s’est alors penché avec compassion sur le chevet du jeune orphelin, un temps en réanimation. Tout juste rétabli, le petit survivant s’est retrouvé au cœur d’une bataille judiciaire féroce entre deux branches de sa famille, gamin écartelé entre l’Italie et Israël. Ce conflit, qui semble parti pour durer, dessinera l’avenir d’Eitan qui s’apprêtait ce week-end à passer Noël chez sa tante paternelle près de Pavie. Un enfant du miracle et du déchirement. Voici son histoire.
« Une sorte de cratère, comme une bombe »
Ce dimanche 23 mai, le ciel du Piémont est éclaboussé de bleu et gorgée de soleil. La météo idéale pour une escapade au site panoramique du Mont Motarrone à 1 500 m d’altitude. Il suffit d’emprunter le téléphérique qui part de la station balnéaire de Stresa, sur les rives du lac Majeur. Amit Biran, 30 ans, sa femme, Tal, 27 ans, et leurs deux fils, Eitan, qui file sur ses 6 ans, et Tom, 2 ans, s’installent dans la remontée mécanique avec les arrières grands-parents des petits. La cabine grimpe vers le Motarrone, cahotant au passage de chaque pylône, survolant la forêt de mélèzes et de sapins. Dernier pylône franchi. Arrivée au sommet en vue. Les touristes, captivés par la splendeur du paysage, ont-ils entendu ce sinistre sifflement ?
La catastrophe est en marche. La rupture du câble de traction, vérifié en 2020 et jugé conforme pour les huit ans à venir, entraîne le recul et la descente de la cabine, qui prend de la vitesse. Les freins d’urgence ne se déclenchent pas. Il n’y a plus rien à espérer, sinon être épargné par le destin. Des milliers d’Italiens se poseront cette question : « Les passagers se sont-ils vus mourir ? » La cabine se décroche. « Une chute de huit secondes, dix maximum », évaluera un secouriste alpin pour le Corriere della Serra. L’impact est épouvantable.
« Ça a formé une sorte de cratère, comme une bombe », racontera un autre sauveteur. La cabine ? Pulvérisée. Des débris dévalent sur des dizaines de mètres, stoppés net par des arbres. Les secouristes retrouvent cinq personnes dans ce qui reste de la cabine. Tous morts, dont le petit Tom. Les autres passagers ont été éjectés dans un large périmètre jonché d’effets personnels, de téléphones et de sacs à dos. « Une scène de dévastation », témoigne le maire de Stresa qui sanglote au passage des premiers corbillards.
Une lueur d’espoir dans ce dimanche de ténèbres : deux enfants de 5 ans respirent encore au milieu des lambeaux de télécabine. Le cœur de l’un lâche, hélas, à l’hôpital. Eitan, lui, bien que sévèrement blessé, est évacué conscient en implorant, désorienté, qu’on le laisse tranquille.
Ils se déchirent pour l’enfant chéri de l’Italie
Le drame du Motarrone afflige toute l’Italie. Qui pleure les 14 victimes et prie pour le salut de l’unique rescapé dont elle apprend vite le prénom : Eitan, fils aîné d’un couple d’Israéliens venus s’installer près de Pavie en 2018. Amit Biran, le père, achève ses études de médecine. « Un gars extrêmement intelligent, très gentil, discret et raffiné », confiera aux médias un membre de la communauté juive. En 2015, Amit a épousé Tal, enceinte d’Eitan. « Papa et maman ont toujours été connectés. Tu étais dans mon ventre, tout est parti de là et grâce à toi », écrira bien plus tard la jeune mère à Eitan. Une famille soudée désormais décimée.
À l’hôpital, les nouvelles du garçonnet rassurent. Aucune lésion au cerveau ou à la moelle épinière. Eitan, qui a été admis en réanimation, souffre de traumatismes à l’abdomen et au thorax. Les jours s’écoulent, sa vie n’est plus en danger. L’Italie respire. L’orphelin devient un peu l’enfant de tous, « celui de la ville de Pavie », annonce le maire.
Dans les couloirs de l’hôpital, Aya Biran, la tante paternelle d’Eitan, et son mari, Or Nirko, qui vivent dans un village près de Pavie, à Travaco, croisent les grands-parents maternels de l’enfant accourus d’Israël. « Au début, je m’entendais bien avec Aya. Elle devait s’occuper des traitements, moi du rapatriement des corps en Israël et des funérailles. Et puis, quelque chose a changé », a relaté Shmuel Peleg, le grand-père, ce 20 décembre à la Repubblica. Ce changement, c’est une famille qui se dispute avec violence pour Eitan, dont la tante paternelle et la grand-mère maternelle ont engagé, chacune, une procédure d’adoption.
La justice, qui enquête sur de possibles négligences coupables dans l’entretien du téléphérique, ouvre un autre volet lié au rescapé. À l’hôpital, un psychologue a sondé le petit survivant. Aimerait-il vivre avec sa tante ou ses grands-parents en Israël ? « Je veux être avec maman et papa », a répondu l’enfant dont la naïve sincérité a bouleversé les soignants, obligés pour certains de cacher leurs larmes. Finalement, la justice décide de nommer Aya comme tutrice légale.
« Ils ont tranché l’avenir d’un enfant en vingt minutes », soupire encore Shmuel Peleg. Le 10 juin, Eitan quitte les médecins et emménage chez sa tante, où il retrouve ses deux cousines du même âge ou presque et son chat, Oliver. S’il s’éveille parfois en pleine nuit et demande où sont ses parents, le garçonnet paraît s’acclimater à sa nouvelle existence. Les Italiens, eux, entre les collectes lancées par la communauté juive de Milan et l’argent réuni pendant une étape du Giro, amassent plusieurs dizaines de milliers d’euros au profit de l’orphelin. Tous ignorent alors qu’il va être enlevé par son propre grand-père.
Un vol à 46 000 euros pour libérer un « otage »
Le 11 septembre, Shmuel Peleg exerce son droit de visite. Cet ancien militaire de 57 ans et son épouse n’ont jamais accepté la décision de la justice italienne. Ils l’ont fait savoir et publiquement. Ce jeune grand-père a une idée en tête. Un plan, plutôt. Avec un atout de poids : le passeport d’Eitan, qu’il a conservé en cachette. Ce 11 septembre à Pavie, il prétend aller acheter des jouets dans un centre commercial de la ville. Aya les attend pour 18h30. Elle ne reverra pas son neveu. « Eitan est rentré chez lui », lui annoncera plus tard le grand-père.
Avec la complicité d’un chauffeur, ex-mercenaire présumé pour une société privée américaine, Shmuel Peleg a véhiculé l’enfant jusqu’à Lugano, en Suisse, où il a embarqué à bord d’un jet privé, destination Tel Aviv. Un vol à 46 000 euros qui lui permet de libérer son petit-fils, « otage en Italie » à ses yeux.
Le rapt d’Eitan choque l’opinion publique en Italie. Pour la justice, le dossier se complique. Elle lance un mandat d’arrêt pour « enlèvement aggravé d’un mineur » contre le grand-père, son épouse et le complice. En Israël, la branche maternelle assure qu’elle a sauvé l’enfant, dont la place est ici « à la maison ».
Mais le grand-père ravisseur ne convainc pas la justice de son pays. Il se retrouve dans le collimateur et la cour suprême de Tel Aviv ordonne le retour d’Eitan en Italie chez sa tante. Le 3 décembre, le gamin retrouve Travaco, Oliver, ses cousines et son école. Sa tante et son oncle n’ont qu’un but, le protéger de tout, à commencer par la médiatisation, une des armes choisie par l’autre camp. « La Famille Peleg a médiatisé cette affaire, embauchant des experts en communication. Peut-être espéraient-ils influencer les juges. Cette histoire aurait dû rester privée », a déploré récemment Or Nirko. Et l’histoire est loin d’être terminée.
Il y a quelques jours, le tribunal de Milan a nommé un nouveau tuteur légal pour Eitan, un avocat, estimant qu’il fallait une « figure » étrangère aux deux familles. Si l’enfant continue à vivre chez sa tante, son avenir et l’administration de ses biens sont désormais du ressort de cette tierce personne.
Malgré cette mesure d’apaisement, Aya et Or tentent de tenir leur neveu loin de la bataille judiciaire qui fait toujours rage. « Il va bien, retourne à l’école, il a besoin de paix », ont-ils fait savoir ces derniers jours, refusant de répondre aux propos du grand-père qui s’est longuement exprimé dans les colonnes de la Repubblica, entre repentance affichée et détermination intacte.
Les deux familles peuvent-elles se réconcilier ?
« Je suis un grand-père qui veut voir son petit-fils et participer à son éducation, lui qui a vécu la pire des tragédies », confie-t-il en demandant à être traité comme un « cas humanitaire ». Aujourd’hui, Shmuel Peleg assure regretter son raid en Italie, prétendant qu’il ignorait à l’époque certains détails qui auraient pu valider une expatriation légale de l’enfant.
Est-il sincère ? « J’ai peur d’être arrêté », avoue même l’Israélien, dont le complice avait été arrêté par Interpol à Chypre, où il jure qu’il a juste servi de chauffeur sans rien connaître du projet de kidnapping. Le grand-père parait moins conciliant quand il déclare que « plus tard Eitan dira que je l’ai sauvé » et qu’il soutient : « Eitan est un enfant israélien, juif, ici il a ses racines, il doit grandir en Israël. »
Les deux familles peuvent-elles se réconcilier ? Shmuel Peleg estime qu’il est difficile de le savoir maintenant. Il dit faire confiance à la justice italienne pour œuvrer dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Cet intérêt consisterait peut-être à cesser cette guérilla judiciaire. On n’en prend pas le chemin. La branche maternelle accuse la tante et l’oncle paternel d’avoir pris téléphones et matériels informatiques chez les parents décédés d’Eitan. Ils sont depuis visés par une enquête pour vol. Jusqu’où iront-ils ? Alors que le petit miraculé du téléphérique, lui, n’a besoin que d’amour, de stabilité et de paix. Comme ce beau dimanche de printemps, avant que ce maudit câble ne fasse basculer sa vie.
Par Geoffroy Tomasovitch