Une rétrospective au MahJ consacrée au photographe Patrick Zachmann pose la question de ce que peut être l’identité juive. En images et en pensée, alors que depuis 40 ans l’usage même du mot suscite débats et méfiance dans le monde des idées… loin de sa dissémination bruyante dans les médias.
Un gros semestre s’est écoulé depuis que le Musée d’art et d’histoire du judaïsme (MahJ) avait publié un appel à témoignages pour identifier ces inconnus des Buttes-Chaumont, assis sur des bancs du parc parisien au début des années 1980. Ces hommes et ces femmes étaient restés là, anonymes, dans les archives et sur les planches contact de Patrick Zachmann, quarante ans durant. Sur France Culture, nous avions relayé cet appel comme un jeu de piste, la profondeur historique en plus. Il était destiné à combler les blancs, alors que le musée parisien consacre cet hiver 2021 une rétrospective à ce photographe, le premier à y faire l’objet d’une exposition de son vivant. L’occasion était belle de déjouer le silence. Mais encore fallait-il pouvoir nommer ces hommes et ces femmes aux destins sertis sur la pellicule muette. Des bribes de vie parisienne en pointillés silencieux.
Car cet appel avait aussi le mérite considérable d’amorcer quelque chose d’une enquête qu’il reste encore largement à mener, pour raconter l’histoire de cette communauté ashkénaze dans la capitale, deux, trois, quatre décennies après la Shoah. Or justement, cette histoire-là est aussi l’histoire de silences en poupées russes :
- le silence de ceux qui, bien souvent, ont si peu raconté la vie qui était la leur alors que la vie à Paris reprenait, dans ces années qui suivaient immédiatement la Shoah et Vichy
- le silence de leurs enfants à eux, qui, à leur tour, ont parfois eu un mal fou à transmettre quelque chose de ce que ça avait pu vouloir dire de naître ici ou là, et de vivre ainsi après ça
- et puis encore, largement opaque bien que plus secondaire, un silence académique – car il se trouve que les sciences sociales sont restées largement muettes pour dire la vie de ces gens-là, à ce moment-là, à cet endroit-là. Ceux de la série de photos comptent parmi tous les autres.
1980, époque charnière
Parce que c’est le début de cette quête, le début des années 80 est une charnière dans son travail. Il raconte ainsi qu’il croyait presque au hasard en entreprenant son tout premier reportage, en 1979, auprès de hassidim, ces juifs ultra-orthodoxes. Puis qu’il en fera son sujet en tournant en même temps autour de la forme et du fond : en photographie, “montrer l’identité juive “intérieure” est beaucoup plus complexe”, dit-il. Mais il se trouve que ce même moment, à la bascule de la fin des années 1970 au début des années 1980, est aussi une charnière dans le monde des idées, où l’on commence alors à mobiliser le terme “identité” – et, très vite, à débattre de son bien-fondé. Trop essentialisant, figé dans le temps et les frontières, ou pas assez clairvoyant sur le fait que l’identité est d’abord un rapport social, c’est-à-dire quelque chose qui se construit plutôt qu’il s’hérite par nature, de nombreux chercheurs de sciences sociales le proscrivent désormais. Mais il y a près de quarante ans, au moment où Patrick Zachmann le faisait sien en partant à la rencontre de juifs en France et à l’étranger, le terme était récent, et aussi sans doute davantage vierge.
On le mesure mal à présent que ce mot “identité” est devenu ordinaire et bruyant, aussi piégeux qu’attrape-tout. Or le terme a mis du temps à arriver dans les sciences sociales françaises, pour y être débattu. Il vient des Etats-Unis, où, dans les années 1960, il a d’abord servi à galvaniser quelque chose d’une pensée de l’émancipation du côté de mouvements comme celui des droits civiques. Les Black panthers, par exemple, le mobiliseront, et les sciences sociales américaines s’en feront alors l’écho. A une époque où il ricochait encore peu de ce côté-ci de l’Atlantique : L’Identité de la France, de l’historien Fernand Braudel, date par exemple de 1986.
Entre-temps, chez des chercheurs et des chercheuses des générations suivantes, l’idée avait fait son chemin qu’il fallait justement prendre de la distance avec un sens de l’identité fixé pour de bon. Si l’identité, c’est rattacher son histoire individuelle à une histoire plus collective, donc se sentir être d’un groupe, alors dire qui l’on est tient plutôt à une histoire sociale qu’à un ordre des choses. Tandis qu’aux Etats-Unis le terme devient assez vite un support de mobilisation et de conquête pour confronter le groupe hégémonique ou mesurer la distance entre le centre et la périphérie, en France on s’intéresse surtout au sentiment d’appartenance. Avant tout pour montrer que l’identité est une construction.
Nature profonde : leurre et broussailles
C’est ainsi en 1980 que Pierre Bourdieu fera par exemple paraître plusieurs articles, dans Actes de la recherche en sciences sociales, qui visaient justement à montrer qu’il y a bien moins de critères objectifs de l’identité “régionale” ou “ethnique”… que de représentations mentales de cette identité, et de tout un tas de propriétés comme l’accent, le dialecte. Ce que le sociologue pointait, c’était la manière dont l’identité était avant tout affaire de perception et d’appréciation – donc une histoire de jugements et de classements, façonnés par des trajectoires, bien plus que d’une nature profonde. C’est aussi à la même époque (en 1983) que les sociologues Jean-Claude Chamboredon et Annie Méjean publiaient un texte très éclairant pour montrer encore, à partir du cas de la Provence, que l’identité régionale, par exemple, relève davantage de sentiments d’appartenance, à géométrie variable, que de valeurs et d’images homogènes et stables.
Plus tard, en 1997, Albert Memmi écrira finalement que l’on “a l’identité de sa conscience et de sa mémoire fussent-elles partiellement trompeuses” : ”En somme, le plus remarquable dans l’identité culturelle n’est pas sa réalité, mais son efficacité.” Lui aussi, qui pourtant durant trente ans et à contre-courant, avait entrepris une œuvre importante et complexe autour de l’identité, voyait dans le terme “identité” “un vocable faussement clair pour désigner une réalité elle-même mal débroussaillée”. Car Memmi aussi, qui cependant cherchait ce qui pouvait faire la différence entre être juif et ne pas être juif, soulignait la dimension relative de l’identité. Dès les années 1960 et 1970, il avait commencé à écrire sur l’identité et ce que pouvait signifier qu’être Noir, ou juif, en termes d’expérience, ou de “sentiment de la différence”. C’est-à-dire, notamment, quelque chose d’une perspicacité et d’une lucidité envers l’altérité.
Mais Albert Memmi était alors très à part : en 1962, après avoir fait paraître Portrait d’un juif, le sociologue avait rapporté avoir reçu immédiatement un courrier abondant, et quantités de réactions autrement plus irritées que ce à quoi l’avaient habitués ses travaux précédents – de l’ordre de dix à quinze lettres par jour, et c’était beaucoup pour un sociologue. De nombreux courriers l’accusaient alors, aussi, de risquer de faire le jeu de l’antisémitisme en cherchant, déjà, quelle différence la judéité pouvait faire. En France, parler d’identité à l’endroit des juifs croise non seulement la représentation qu’on se fait d’une histoire juive, et de l’existence d’un “peuple juif”, mais aussi une histoire sociale, collective, qui n’est pas uniquement celle de juifs et de juives aux histoires diverses. Mais encore celle de ceux qui ne sont pas juifs, et la manière dont ils les regardent de part et d’autre d’une frontière qui finalement n’a jamais fait consensus.
L’absence d’enquêtes ethnographiques dans les années 60, 70 ou 80, alors que les survivants de l’Holocauste étaient encore vivants, redouble encore la difficulté de cette entreprise de définition. Il reste en fait de cette époque trop peu de travaux pour montrer ce que c’est qu’être juif, aux yeux des intéressés, et dans une logique qui associerait à la fois une approche qualitative (des entretiens au long cours, et un souci des mots des gens) et, quantitativement, une masse critique suffisamment conséquente pour parler. Un livre, qui lui aussi date de 1980, se distingue pourtant, qu’on doit à Dominique Schnapper : c’est Juifs et israélites, paru chez Gallimard ce printemps-là. Attentive aux trajectoires plutôt qu’à une définition a priori, elle qui était aussi sociologue à l’Ecole pratique des hautes études avait alors reçu des témoignages d’estime y compris venus de chercheurs prohibant l’usage de la notion d’identité. Sans doute parce que l’autrice avait commencé par substituer à “l’identité” au singulier des “identités juives” au pluriel, pour ensuite relever les profondes mutations des mondes juifs en France.
L’enquête impossible
Dominique Schnapper, qui se trouve être la présidente du MahJ, signe la préface au catalogue de la rétrospective Zachmann en soulignant combien le photographe, durant quatre décennies, a su “capter les traits marquants de la judaïcité française à cette époque”. Mais quarante ans plus tard, l’idée d’une identité juive s’attrape toujours très mal dans les enquêtes, et un sondage IPSOS de 2015, que la même Dominique Schnapper co-dirigeait, avait déclenché une immense polémique. Intitulée “Perceptions et attentes de la population juive. Le rapport à l’autre et aux minorités” et publiée en décalage, un an après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher, l’enquête révélait combien il reste toujours difficile non seulement d’enquêter auprès des juifs en France, mais aussi de saisir par questionnaire ce que peut être quelque chose de l’ordre de la judéité, ou d’une identité. Y compris lorsqu’on commence, comme le faisaient les enquêteurs IPSOS, par demander au gens non pas s’ils sont juifs, mais : “Vous considérez-vous comme juif ?” A côté de critiques sur la stigmatisation de certaines populations comme les Noirs ou les maghrébins, il sera notamment reproché à ce questionnaire d’avoir trop rapporté le fait d’être juif à une religion.
Ainsi l’empreinte visuelle des photographies de Patrick Zachmann, qui court sur quatre décennies, est-elle aussi travaillée par ce sous-texte. Lui aussi étire sa complexité, et bien des impasses, sur quarante ans. Avec ici et là quelques repères, à défaut de véritables boussoles. Un livre, qui lui aussi date de 1980, est souvent cité comme repère (y compris par ceux qui se considèrent aujourd’hui comme ses adversaires politiques) : c’est Le Juif imaginaire, de Alain Finkielkraut. Et justement, voici le producteur de Répliques, sur France Culture, en portrait sur les murs du MahJ, à quelques mètres de la série des ashkénazes des Buttes-Chaumont et photographié à la même époque. Le philosophe vient alors de publier ce livre, dont Patrick Zachman écrit en légende de son portrait qu’il a beaucoup compté dans son parcours – comme pour beaucoup d’autres qui en parlent comme d’un décillement, d’une découverte, et parfois d’une ouverture sur leur histoire intime et un silence qui s’ébranle.
Etre juif : « une métafamille » et ne pas terminer le travail d’Hitler ?
Dans Le Juif imaginaire, Alain Finkielkraut questionnait lui aussi ce que c’est que d’être juif. Trente-cinq ans venaient de passer depuis Réflexions sur la question juive, de Jean-Paul Sartre, qui en 1946 avait notamment déplié l’idée qu’on est d’abord juif dans le regard des autres (et de l’antisémite). Dans les journaux télévisés qui se faisaient l’écho du Juif imaginaire, Alain Finkielkraut évoquait, lui, sa rencontre avec un rabbin mathématicien à Jérusalem qui définit le peuple juif comme “une métafamille” :
Il disait aussi, juste après la manifestation monstre organisée pour protester contre l’attentat de la rue Copernic à Paris le 3 octobre 1980, que les temps avaient changé : “Les gens n’ont pas eu peur, n’ont pas cédé au chantage de l’assimilation, c’est-à-dire s’écraser, laisser passer l’orage. Cette attitude-là, qui était celle des juifs pendant l’affaire Dreyfus, a complètement disparu.”
A l’époque, Finkielkraut expliquait encore avoir grandi à la fois “dans la fascination du génocide en tant qu’enfant né après les persécutions, et dans le manque d’un univers symbolique, d’une culture juive”. “Du coup, poursuivait-il en 1980, la condition juive était en quelque sorte symbolisée dans l’événement du génocide d’Auschwitz. J’avais une sorte d’injonction intérieure qui me disait : “Il faut être juif pour ne pas terminer le travail de Hitler” et qu’est-ce que c’était pour qu’être juif, c’était m’identifier aux victimes, c’était être un détenu des camps de concentration par procuration.”
Lorsque Zachmann a lu Finkielkraut, de six ans son aîné, pointant ce “décalage entre [sa] vie réelle, finalement assez heureuse et sans risque, et cette espèce de précarité dont [le] dotait l’histoire”, il ignorait encore beaucoup de sa propre histoire. L’histoire des juifs, en France, était encore largement assourdie. Dans bien des familles, mais aussi dans l’espace public. Simone Veil, par exemple, dira longtemps sa sidération face au déni des Français : aux procès de Laval et de Pétain, il n’avait pas été une seule fois question du sort des juifs envoyés en déportation, et assassinés. Et après l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic, du côté de la place de l’Etoile, à Paris, Raymond Barre qui était Premier ministre avait déploré la mort de “victimes françaises innocentes” outre celle de juifs.
C’est aussi du fait de ce silence, et pour la manière dont il invitait à le défaire, que le livre de Alain Finkielkraut aura une telle portée. L’ouvrage était déjà achevé lorsque sa parution coïncidera avec cet attentat à l’origine d’une vague de protestation sans précédent. Sa portée n’en sera que plus grande alors que l’auteur venait par exemple d’écrire, dans un extrait mis en avant par Le Seuil, éditeur du Juif imaginaire, comme argument de vente :
« Le Juif errant, c’est moi ; le détenu famélique au pyjama rayé, c’est moi ; moi, le torturé de l’Inquisition, moi Dreyfus à l’île du Diable. » Voilà le roman dans lequel j’ai passé mon adolescence. Le Différent, l’Écorché vif, le Rescapé : je n’en finissais pas de brandir et de savourer cette image. Du judaïsme, je ne retenais que l’adjectif auquel il me donnait droit et l’usage narcissique que je pouvais en faire. J’allais chercher dans mes origines, les fastes que me refusait la trame sans accroc d’une existence studieuse et sage. J’étais, d’un seul tenant, un Juif authentique et un Juif imaginaire. Ce livre ne raconte pas, après mille autres, l’histoire édifiante et pathétique de l’enfant né au judaïsme sous les espèces de l’injure et de la malédiction. Il relate un autre cheminement : le passage, jamais tout à fait accompli, de l’ostentation à la fidélité.