Sous la direction formidable de Hagai Levy, les deux stars hollywoodiennes ont vécu un tournage pas comme les autres, en reprenant les personnages de Bergman.
Comme s’il avait inventé le concept de la mini-série, un demi-siècle avant tout le monde, Ingmar Bergman découpait en 1973 la vie à deux de son époque, en six épisodes, chroniquant les hauts et les bas d’un couple bourgeois de Stockholm dans Scènes de la Vie Conjugale. L’histoire d’amour de Marianne et Johan vue par le prisme naturaliste cinglant du cinéaste suédois imposait alors Bergman comme l’un des maîtres de l’analyse des comportements humains.
Hagai Levi n’est pas en reste de ce côté-là. Créateur de Betipul, la série originale qui inspira En Thérapie (et In Treatment aux USA), et plus récemment de The Affair, couronnée aux Emmy Awards, le scénariste et réalisateur israélien s’est fait, lui aussi, une spécialité d’autopsier à l’écran les relations humaines et plus spécifiquement le mariage moderne. Très influencé par l’oeuvre originale, qu’il raconte avoir vu tout jeune dans son Kibboutz, Levi dépoussière ces Scènes de la Vie Conjugale pour HBO, dans une toute nouvelle série, qui reprend les pans principaux de l’histoire, en replaçant les personnages dans le contexte du XXIe siècle.
Lors de la présentation à la Mostra de Venise de Scènes de la vie conjugale, série de Hagai Levi (The Affair) inspirée de la série éponyme d’Ingmar Bergman, la complicité palpable entre Jessica Chastain et Oscar Isaac en a ébloui plus d’un. Or, ce n’était qu’un aperçu de la chimie opérant entre les deux acteurs, qui se sont connus il y a plus de 20 ans à la Juilliard School. Ayant crevé l’écran dans L’année de toutes les violences (2014), de J. C. Chandor, les deux acteurs américains, également producteurs exécutifs de la série, se surpassent dans les rôles de Mira et de Jonathan, quadragénaires en couple depuis une dizaine d’années qui s’apprêtent à traverser de dures épreuves.
Si Chastain et Isaac, qui marchent dans les traces de Liv Ullmann et Erland Josephson — avec qui ils accusent une certaine ressemblance —, n’ont pas à rougir de leur prestation, force est de se demander pourquoi Levi, créateur de la série israélienne BeTipul (En thérapie), a voulu remettre au goût du jour la série de six épisodes réalisée pour la télé suédoise en 1973 par le grand maître du cinéma. Tout simplement parce qu’il n’a pu dire non au fils de ce dernier, Daniel Bergman, qui lui proposait d’en signer l’adaptation.
Les curieux et les nostalgiques peuvent par ailleurs jeter un coup d’œil à la série originale sur HBO Max et sur Crave dès maintenant. Les Bostonais Mira et Jonathan ne sont pas très loin du couple de Stockholm, Marianne et Johan. Certes, les métiers ont changé, ils n’ont qu’une fille plutôt que deux et c’est Madame le principal pourvoyeur. C’est aussi par elle que le malheur arrive cette fois, c’est-à-dire que c’est elle qui, un soir, annonce à son mari qu’elle est amoureuse d’un autre homme. C’est lui qui ira en thérapie afin d’encaisser le choc de la rupture.
De cette manière, Hagai Levi, qui signe le scénario avec Amy Herzog, a voulu adoucir les contours du personnage masculin — qui deviendra totalement misanthrope dans Sarabande (2003), suite sans en être réellement une de Scènes de la vie conjugale. Levi a aussi ajouté une dimension religieuse à cette radiographie de couple aux cruels accents de vérité en donnant à Jonathan des origines juives.
Avec Mira, le scénariste et metteur en scène a voulu créer un personnage plus indépendant, moins passif. Et, par le fait même, approfondir la réflexion sur la maternité et la conciliation travail-famille.
Quelques petites touches ajoutées au scénario original — amputé d’un épisode — rappellent que les temps ont changé. Même si le couple demeure bourgeois, blanc, hétérosexuel et cisgenre, l’étudiante en psychologie (Sunita Mani) demande à chaque partie à quel pronom ils s’identifient avant de les interviewer sur ce qui fait la force de leur couple. Lorsque Mira et Jonathan reçoivent un couple d’amis, Kate (Nicole Beharie) et Peter (Corey Stoll), on aborde le sujet du polyamour. Plus tard, une scène laisse entendre que Kate pourrait être pansexuelle.
Sinon, tant dans la forme que dans la substance, l’essence de la série de Bergman a été préservée. L’une des rares entorses aura été d’installer une distanciation brechtienne afin de dévoiler la réalité covidenne du tournage. Au début des cinq épisodes, on voit les acteurs se préparer dans l’envers du décor tandis que s’affairent autour d’eux des techniciens de plateau masqués.
Portée par la discrète et mélancolique trame sonore d’Evgueni et Sacha Galperine (Faute d’amour, d’Andreï Zvyagintsev), la série se résume en une suite de tête-à-tête, sur l’oreiller ou pas, de prises de tête, d’affrontements — on en viendra même aux coups —, de réconciliations et de valses-hésitations campés dans une maison devenue trop grande et qu’on a laissée se déglinguer. À l’image du couple.
Tandis que les années passent, Mira et Jonathan doivent composer avec le deuil, l’adultère, l’ambition professionnelle, le rêve avorté d’élargir la famille et les affres de la quarantaine — surtout Mira. Tandis qu’ils se déchirent, ils tentent de résister au désir qui subsiste entre eux.
Privilégiant les cadrages serrés, la caméra d’Andrij Parekh (Blue Valentine, de Derek Cianfrance) capte la moindre émotion qui passe sur les traits des acteurs, la moindre lumière dans leur regard, le moindre geste esquissé vers l’autre, le moindre souffle trahissant leurs sentiments.
Pour sa part, le montage de Yael Hersonski (The Wedding Plan, de Rama Burshtein) ne s’embarrasse pas de coupes inutiles, laissant les scènes se jouer en temps réel et permettant à Chastain et à Isaac d’atteindre des moments de grande justesse, comme Scarlett Johansson et Adam Driver dans le sublime Marriage Story, de Noah Baumbach.