Georges Bensoussan s’exprime sur le procès infondé fait contre Natacha Polony

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La directrice de la rédaction de Marianne sera jugée pour des propos tenus sur France Inter en 2018 sur le génocide du Rwanda. Une judiciarisation préoccupante du débat public, estime l’historien et essayiste Georges Benssoussan, qui avait lui-même été relaxé après des poursuites engagées également par la Licra.

FIGAROVOX. – L’association de soutien aux victimes du génocide rwandais Ibuka et la Licra ont porté plainte contre Natacha Polony avec constitution de partie civile contre la journaliste le 27 juillet. Au-delà de ce dossier, peut-on parler d’une judiciarisation abusive du débat public?

Georges BENSOUSSAN. – À l’automne 1994, à peine les tueries étaient-elles achevées, en donnant la parole à Colette Braeckman et à Jean-Pierre Chrétien, j’ouvrais la Revue d’histoire de la Shoah que je dirigeais alors au sein du Mémorial du même nom, à la catastrophe qui venait de frapper les Tutsi du Rwanda. Puis en 2009, avec d’autres, dont Yves Ternon et Assumpta Mugiraneza, nous avons consacré un numéro spécial au 15e anniversaire du génocide.

C’est pourquoi, aujourd’hui, je suis d’autant plus étonné de voir une journaliste reconnue, qui n’a jamais frayé avec quelque négationnisme que ce soit, être accusée de contester la réalité de cette tragédie. Car de quoi s’agit-il en vérité? Natacha Polony a-t-elle mis en doute le génocide des Tutsi du Rwanda? En aucun cas.

Elle l’a d’ailleurs dit ce 18 mars 2018 à l’antenne de France Inter, ce génocide est une réalité indiscutable. Elle a seulement tenté d’introduire des éléments d’analyse politique là où son interlocuteur faisait dans le moralisme, en continuant à voir dans l’histoire pour reprendre les mots de Natacha Polony, prononcés rappelons-le dans la chaleur d’un débat, «les salauds et les gentils». Quand l’émotion prévaut, la parole de raison est inaudible.

Le génocide, ce mal absolu, la journaliste ne le conteste pas. Elle dit seulement qu’en termes politiques le FPR n’incarne pas le «camp du bien» mais des intérêts particuliers qu’il défendra, comme d’autres, par la violence. «Des salauds partout» dit-elle. L’expression est sans nul doute maladroite, elle est dite dans la spontanéité et l’émotion d’une controverse, et non dans un texte mûrement réfléchi. On peut lui reprocher ces mots, mais ils relèvent de la liberté du jugement et de la liberté d’expression. Ils n’ont pas leur place au tribunal.

D’autant moins qu’à aucun moment, jamais, Natacha Polony n’a défendu la thèse indéfendable du «double génocide». Contre un discours moraliste et inauthentique (au sens sartrien du terme), elle tente de faire valoir des raisons politiques. Un politique le plus souvent terne, gris et décevant, à l’image de la «triste et violente histoire des hommes» (Michelet).

La judiciarisation du débat public a été rendue possible par un ensemble de lois, mais il ne faut pas confondre le moyen et la cause. La cause est peut-être à chercher, dans les sociétés riches d’Occident, du côté de l’effondrement de ce pourquoi nous faisons société. L’actuel éclatement communautaire voit triompher une idéologie victimaire et compassionnelle où, pour être reconnu, chacun veut avoir sa part de souffrance, alimentant une jalousie mémorielle décidée à ne pas laisser aux Juifs le «monopole de la souffrance».

Moins la société assimile dans ce creuset commun qui nous faisait français, plus elle laisse libre cours à ces identités privées qui prennent le pas sur l’universel. De là le choc des singularités et des susceptibilités, avec mise au pilori du déviant laquelle, dans la France de 2020, prend la forme d’une comparution devant la 17e chambre.

Ce qui arrive à Natacha Polony, et qui est arrivé à des dizaines d’autres avant elle, et qui arrivera encore si ce système n’est pas balayé par une modification profonde de la loi, illustre l’«archipellisation» de la société française (Fourquet) et sa communautarisation. Mais pas seulement:cette judiciarisation du débat public est la marque d’une société fragmentée, le temps de la «guerre de tous contre tous».

C’est la preuve par l’absurde que nous ne partageons plus grand chose en commun. Une société, comme une nation, c’est une langue, une histoire, un socle de valeurs communes. Quand ce n’est plus le cas, la justice fait office de ce liant commun désormais disparu. Ainsi s’énonce ce paradoxe: plus la justice est convoquée, moins la société fait sens.

Certaines associations jouent-elles un rôle ambigu? Le parquet avait pris des réquisitions de non-lieu estimant qu’il n’y avait pas de charge. Ce renvoi en correctionnelle peut-il être motivé par des raisons idéologiques?

À l’évidence, oui, Certaines associations en ont fait leur fonds de commerce. Je ne dis pas financier, encore que cela ait son importance puisqu’elles perçoivent des subventions publiques, mais idéologique. Si vous contestez leur antiracisme dévoyé, égaré dans une quête obsessionnelle de la «discrimination» (quand les injustices les plus massives demeurent aveugles à leurs yeux), vous portez atteinte au sens même de leur vie. Vous croyez déconstruire leur discours, mais c’est leur vie en réalité que vous détricotez. De là, comme dans une manifestation d’exorcisme collectif, cet acharnement pathétique à traquer le «racisme» comme d’autres, ailleurs, traquent l’impur ou la souillure.

En 2017, je fus moi-même témoin et victime de cette hystérisation quand cinq associations, dont la Licra alors dirigée par Alain Jakubowicz, avaient rejoint le CCIF pour me camper en raciste patenté. Sophistes accomplis, soucieux de participer à la curée en gardant les mains blanches, certains déclaraient réprouver le CCIF et ne s’associer qu’au Parquet «à l’origine des poursuites». En réalité, le Parquet n’avait pas, de lui-même, décidé de me poursuivre, il avait donné suite à un signalement du CCIF. C’est donc bien un acte juridique de cette association musulmane ( dont l’assassinat récent de Samuel Paty a conduit à l’autodissolution) qui avait été à l’origine de la procédure engagée contre moi.

Et aujourd’hui? Dès lors que le Parquet a pris des réquisitions de non-lieu puisqu’en effet ce dossier d’accusation est vide, pourquoi Natacha Polony est-elle mise en examen? Supposer une motivation idéologique? Vraiment? On a peine à le croire dans le «pays phare des droits de l’homme» où l’on sait l’objectivité et le courage de la justice, en particulier lors des «heures les plus sombres de notre histoire».

Cela peut aussi interroger sur le bien-fondé des lois mémorielles. Ces lois sont-elles utiles? Peuvent-elles être jugé contre-productives? En quoi? En tant qu’historien pensez-vous que les questions historiques doivent être débattues à l’intérieur d’un tribunal?

Dans les années 1990, avec beaucoup d’autres j’avais pensé que les lois mémorielles nous protégeraient et désengorgeraient les tribunaux encombrés par des affaires de négationnisme à l’origine desquelles on retrouve toujours la même petite clique (peu nombreuse mais acharnée), de pervers dont la souffrance des Juifs, leur indignation et leur colère, constitue la jouissance suprême.

Une illusion est tombée: les lois mémorielles de 1990 n’ont en rien freiné la progression de l’antisémitisme. Trente ans plus tard, le spectacle est désolant. En revanche, de ces mêmes lois mémorielles demeure une certitude: le négationnisme ne doit pas être confondu avec la liberté d’expression. Cent historiens peuvent débattre et se disputer sur la bataille de Verdun ( ses motivations, son déroulé, son bilan, etc.), aucun ne soutiendra qu’elle n’a pas eu lieu. Le négationnisme est en soi une incitation à la violence, un pousse-au-crime contre les prétendus «imposteurs». Sans lien aucun à la recherche historique, il a tout en revanche de l’espérance d’un génocide recommencé.

Si l’antisémitisme est une passion de type paranoïaque et si la condition juive est le résumé de la condition humaine, comme Sartre l’avait montré en 1946, dans la première partie de ses Réflexions sur la question juive, alors on comprend pourquoi elle cristallise l’angoisse de tant de contemporains. Et pourquoi, en matière d’antisémitisme comme en matière de négationnisme, la loi n’est pas une réponse entièrement satisfaisante même si, en dépit de ses effets pervers, voire contre-productifs, c’est la moins mauvaise réponse.

Car selon la logique de ces «assassins de papier» qui rêvent d’exister en se posant en «dissidents», si nous avons besoin de la loi pour établir la véracité d’un événement, c’est bien la «preuve» qu’il n’a pas eu lieu… Ce qui accréditerait involontairement l’idée qu’il existe une vérité officielle au service des puissants. Et dans le discours des négationnistes, les Juifs font bien évidemment partie de cette coterie-là.

Vous ne pourrez jamais empêcher le discours négationniste même si la loi peut, heureusement, freiner sa diffusion. Davantage, aucune loi ne pourra empêcher la passion antisémite de gagner les cœurs et les esprits. Car ces deux passions, qui sont sœurs jumelles, sont inextinguibles au même titre que l’angoisse humaine. C’est sur le seul plan de l’histoire qu’il faut travailler, seule à même d’établir la vérité de ce qui s’est passé. En prenant garde de veiller à réprimer cette incitation à la violence qu’est le négationnisme d’un Faurisson quand il évoque le «mensonge» (sic) du génocide des Juifs, une «escroquerie politico-financière» (sic) dont le peuple palestinien est la victime.

De veiller à supprimer l’anonymat sur les réseaux sociaux pour que chacun assume ses prises de position. De veiller enfin, et surtout, à décrypter le mécanisme mental et politique de qui tient à «démontrer» qu’un génocide n’a pas eu lieu, comme si dans cette quête éperdue, il cherchait là le permis de renouveler le crime. Ces périls sont réels. Ils n’ont rien à voir avec la liberté d’expression, quelque désaccord que l’on ait avec nos contemporains.

Ancien responsable éditorial du Mémorial de la Shoah à Paris, Georges Bensoussan est notamment l’auteur de L’Histoire confisquée de la destruction des Juifs d’Europe (PUF, 2016). Il a récemment publié L’Alliance israélite universelle (1860- 2020), Juifs d’Orient, Lumières d’Occident (Albin Michel, 384 p., 12,90 €).

Source lefigaro