La bonne vieille censure, on la connaît : elle venait de la droite et tronquait des propos ou des œuvres. Voilà maintenant la supercensure : celle venue de la gauche, au nom du « bien ».
Mais surtout, il ne s’agit plus seulement de d’effacer des propos, mais la personne elle-même, symboliquement, quand sa parole est jugée « offensante ». C’est ce qu’on appelle la « cancel culture ». Tout est fait pour que cet individu perde son emploi ou ne puisse plus ni éditer ni produire quoi que ce soit. Une sorte d' »excommunication » laïque et moderne, qui fait des ravages aux États-Unis et pointe son nez en France.
Gordon Klein est professeur à l’université de Californie à Los Angeles (Ucla). À la fin de l’année scolaire, il reçoit un mail d’un étudiant lui demandant de reporter les examens pour les élèves noirs, en raison des « récents traumatismes » qu’ils ont dû subir après la mort de George Floyd. Réponse du professeur, qui se fait ironique : « Connaissez-vous les noms des camarades de classe qui sont noirs ? […] Y a-t-il des élèves qui peuvent être de parenté mixte, comme moitié noir, moitié asiatique ? Que suggérez-vous que je fasse à leur égard ? Une concession complète ou juste la moitié ? » Et de terminer par une citation de Martin Luther King : « Rappelez-vous que MLK a dit que les personnes ne devraient pas être évaluées en fonction de la « couleur de leur peau ». Pensez-vous que votre demande irait à l’encontre de l’avertissement de MLK ? » Colère immédiate des étudiants. L’enseignant, qui est lui-même auteur d’un livre contre les discriminations et spécialiste en études afro-américaines, est accusé de racisme. Une pétition, signée par plus de 20 000 personnes, demande qu’il soit « licencié le plus tôt possible ». Le doyen obtempère et suspend l’enseignant trois semaines. « Le doyen a préféré me sacrifier par peur de cette culture de l’annulation », déplore-t-il. Il sera finalement « blanchi » et réintégrera la faculté.
Cette « cancel culture », dont le terme est apparu il y a un an ou deux aux États-Unis, peut être traduite par « culture de l’annulation » ou « culture de l’effacement ». C’est le dernier avatar d’une censure venue non pas de la droite mais de la gauche, « au nom du bien », au nom des luttes des mouvements féministes, antiracistes ou pour les droits des personnes LGBT. Au départ, il y a eu la « call-out culture », encore appelée « name and shame » : « nommer et faire honte ». Celle-ci a pu avoir son utilité, pour mettre au jour des agissements, des propos sexistes ou racistes. La « cancel culture », c’est le niveau supérieur : ce ne sont pas seulement les paroles, mais, symboliquement, toute la personne qui doit être « effacée ». « Lorsqu’une personne est considérée comme ayant tenu des propos « offensants », elle fait l’objet de pressions par des pétitions, du cyberharcèlement. Elle ne doit être ni invitée, ni lue, ni écoutée, sa production n’est plus digne d’intérêt. C’est comme si toute sa vie passée était désormais entachée des propos qu’elle a tenus », explique Laurent Dubreuil, enseignant aux États-Unis et auteur de La Dictature des identités. Subtilité, ceux qui l’utilisent assument rarement cette censure : « Quand on est censés être du côté du bien, on fait disparaître jusqu’au mot même de censure », analyse-t-il. Tout à fait orwellien. Devant cet emballement, un collectif de 150 intellectuels, parmi lesquels l’écrivain Salman Rushdie, la journaliste féministe Gloria Steinem ou encore l’écrivain Kamel Daoud, a alerté contre cette dérive, au début de l’été, dans une tribune publiée dans Harper’s Magazine, puis dans le quotidien Le Monde.
Derniers exemples en date, Adolph Reed, professeur émérite de l’université de Pennsylvanie, marxiste, soutien de Bernie Sanders et noir, qui devait intervenir auprès de la section new-yorkaise du Democratic Socialists of America pour expliquer que la gauche américaine était selon lui trop focalisée sur les débats autour de la « race » et abandonnait les questions d’inégalités sociales. Colères de certains membres du parti : « Comment pourrions-nous donner la parole à un homme qui minimise le racisme à une époque de pandémie et de protestation ? » Après des menaces de piratage de son intervention sur Zoom, les organisateurs ont préféré l’annuler. Quant à David Shor, consultant politique, il a, lui, tout bonnement été licencié début juin par son employeur, Civis Analytics, société de conseil politique proche des démocrates. Son tort ? Avoir retweeté – il n’en est donc même pas l’auteur – l’étude d’un chercheur qui démontrait que les manifestations raciales entraînent paradoxalement une augmentation du vote républicain. Ses clauses de licenciement lui interdisant de s’exprimer, on n’en saura donc pas davantage.
La « cancel culture » veut faire taire les opinions divergentes. C’est à ce titre que le directeur des pages « Opinion » du New York Times, James Bennet, a été licencié après la parution d’une tribune d’un sénateur républicain – certes critiquable – appelant à l’envoi de l’armée contre les manifestations. Quelques semaines après, c’est la journaliste Bari Weiss, chargée justement de donner la parole dans son journal à des opinions venues du centre ou de la droite, qui a démissionné, estimant ne plus pouvoir faire son travail. Dans sa lettre, elle souligne que, désormais, c’est Twitter et ses indignations « woke » (« conscientisées », « éveillées ») qui déterminent la ligne éditoriale du journal.
Quant aux artistes « canceled » (« effacés »), c’est toute leur production passée et future qui est en jeu. Car la « cancel culture » va de pair avec une vision essentialiste dans laquelle une personne fait corps avec ses propos. Il en va ainsi de la créatrice de la série Harry Potter, J. K. Rowling, devenue persona non grata depuis qu’elle a tenu des propos jugés insultants sur les transgenres. Rappelons qu’elle déplorait l’effacement du mot « femme » au profit de « personnes qui ont leurs règles », comme le demandent certains activistes transgenres qui considèrent que les hommes transgenres et les « non-binaires » peuvent aussi avoir leurs règles. Conséquence : plusieurs salariés de sa maison d’édition ont refusé de travailler pour son prochain roman. Et certains de ses fans se demandent s’il faut encore lire Harry Potter. De là à ce que l’école des sorciers soit perçue comme le repaire de la transphobie, il n’y a qu’un pas.
Si la « cancel culture » fait rage avant tout aux États-Unis, cela pourrait s’expliquer, paradoxalement, par la liberté d’expression absolue inscrite dans la Constitution américaine. C’est l’analyse de la chercheuse Nathalie Heinich : comme rien ne vient limiter cette liberté d’expression par la loi, c’est le peuple qui se mobilise. « En Amérique du Nord, la liberté d’expression ne peut être bridée que par la mobilisation publique », explique-t-elle dans une tribune publiée dans Le Monde. Mais son importation en France est d’autant plus « absurde » et « ne témoigne que de l’ignorance ou du déni de notre culture juridique », précise-t-elle.
Ces ostracisations trouvent pourtant des défenseurs, y compris dans notre pays. « La « cancel culture », c’est aussi et peut-être d’abord ceci : un immense ras-le-bol d’une justice à deux vitesses, une immense fatigue de voir le racisme et le sexisme honorés quand les Noirs se font tuer par la police, et les statistiques de viols et de féminicides qui ne cessent d’augmenter », défend ainsi la chercheuse Laure Murat dans une autre tribune publiée dans Le Monde. La « cancel culture » repose sur cette logique : longtemps, la vie des personnes victimes de racisme ou de sexisme a été détruite sans que la société ne s’en émeuve, et parfois sans que la justice ne s’en empare. La « cancel culture » veut renverser la vapeur : maintenant, ce sont les agresseurs qui sont « effacés ». Mais cette justice parallèle devient vite arbitraire : quand et comment se termine l’ostracisation ? Nul ne le sait. Après combien de Pater et d’Ave ou d’autoflagellations ?
Surtout, est-ce que ça règle la question ? « Ce n’est pas parce qu’on a annulé un être humain que l’on a changé les rapports sociaux. Ceux qui utilisent ce procédé évoquent toujours le racisme ou le sexisme « systémique », pourtant, ils ne prennent absolument pas en compte l’aspect structurel de ces problématiques », estime l’historien Nicolas Lebourg, cosignataire aux côtés de Jean-Michel Ribes et de Belinda Cannone d’une tribune parue récemment dans Marianne et qui alerte contre la « cancel culture ».
Charlie aussi est « canceled »
Certains, toutefois, voudraient voir la « cancel culture » plus puissante qu’elle ne l’est : c’est peut-être plus complexe. Par exemple, la mobilisation de féministes pour empêcher que le dernier film de Polanski ne soit projeté, ou pour barrer l’entrée des salles aux spectateurs, c’est de la « cancel culture ». Mais a-t-elle eu un impact ? Polanski – accusé de viol, et pas seulement accusé de propos « offensants » d’ailleurs – est loin d’être en danger d’« effacement », comme ses 12 nominations aux derniers Césars l’ont montré. Ce sont des personnalités moins connues, et paradoxalement elles-mêmes militantes féministes, qui se retrouvent victimes de « cancel culture ». C’est le cas par exemple de Marguerite Stern, à l’origine des collages contre les féminicides. Accusée de transphobie, elle se dit « effacée de son propre mouvement » par d’autres militants. Menacée de mort, elle confie aujourd’hui ne plus aller en manif féministe, « par peur qu’on [lui] casse la gueule ».
La « cancel culture » peut-elle mener à des démissions en France, comme on l’a vu aux États-Unis ? Ça a été le cas avec cette affaire, ô combien explosive, de la Ligue du LOL. S’il était important de dénoncer ce phénomène de harcèlement en groupe sur les réseaux sociaux, de dénoncer des propos qui étaient clairement sexistes et misogynes, les conséquences pour leurs auteurs supposés ont pu être pires encore. Du jour au lendemain, une quinzaine d’entre eux ont été licenciés dans une ambiance médiatique surréaliste. Aujourd’hui, plusieurs anciens membres de la Ligue du LOL sont toujours « bannis » : toujours au chômage, deux ans après, ou contraints de changer de travail.
Ces ostracisations, précisons-le, ne sont pas l’apanage de la gauche, loin de là. Régulièrement, des campagnes d’extrême droite s’en prennent à des féministes ou à des personnalités qu’elles voudraient aussi « effacer ». Ainsi, la jeune Mennel, participante voilée de l’émission The Voice, sur TF1, devait-elle être effacée du programme pour des propos, certes condamnables, tenus quelques années avant ?
Ces ostracisations, précisons-le, ne sont pas l’apanage de la gauche
C’est avant tout dans les facs que la « cancel culture » se développe : souvenons-nous de l’annulation de la venue de la philosophe Sylviane Agacinski à l’université de Bordeaux, sous la pression de plusieurs associations étudiantes, ou encore l’annulation de la pièce de théâtre Les Suppliantes, d’Eschyle, à la Sorbonne, accusée de « blackface ». Rappelons aussi que la pièce tirée du livre de Charb Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes a également été l’objet de plusieurs demandes d’annulation de la part de syndicats d’étudiants de gauche.
Une chose est sûre, se moquer des religions, aujourd’hui, fait clairement partie des sujets qui suscitent une « cancelisation » systématique, la croyance religieuse étant devenue une identité intouchable. Le journal Charlie lui-même est à ce titre « canceled » auprès d’un certain nombre de personnes engagées à gauche. Il n’est pas rare qu’elles refusent de répondre à des interviews. Sans doute trouvent-elles que les caricatures ne sont pas suffisamment « woke ». Sur les réseaux sociaux, une blague sur le voile peut valoir « cancelisation ». C’est ce qui est arrivé à Dora Moutot, jeune instagrammeuse féministe qui s’est retrouvée cyberharcelée pour avoir osé faire cette blague : « Je me demandais : vu que plein de femmes vont encore porter le masque longtemps, est-ce que les mecs de l’État islamique sont hyper contents ? Elles sont « voilées » de force ces salopes !? » avait-elle écrit. Depuis, plusieurs jeunes féministes lui ont avoué en privé ne plus la suivre ni la liker, de peur de perdre leurs propres followers.
Mais l’exemple le plus frappant à ce sujet est certainement celui de la lycéenne Mila. « Le Coran est une religion de haine, l’islam, c’est de la merde », avait-elle dit dans une story Instagram. Ça lui a valu plus de 30 000 messages de menaces de mort. Elle a dû être déscolarisée pendant quatre mois, car elle a été menacée dans son propre lycée. Elle a dû littéralement effacer son ancienne vie : changer d’établissement, disparaître des réseaux sociaux, changer de domicile, pour être en sécurité. Plus besoin de menaces djihadistes, quand la menace d’ostracisation est à l’œuvre.
Laure Daussy