Juifs d’Allemagne, le foot pour exister face au nazisme

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Photo des Karlsruher Kickers, équipe co-fondée par le journaliste juif Walther Bensemann en 1889.
Alors que l’on commémorait les 75 ans de la libération d’Auschwitz le 27 janvier dernier, le devoir de mémoire s’impose aussi au football allemand, alors que la communauté juive du pays a joué un rôle prépondérant dans le développement et l’émergence du sport roi au début du XXe siècle.

L’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933 provoquera l’expulsion des Juifs des clubs de football traditionnels et les incitera à créer d’eux-mêmes des centaines d’équipes jusqu’en 1938. Avant que toute activité sportive ne leur soit définitivement interdite et que le régime nazi ne se décide à franchir un cran supplémentaire dans l’horreur, en construisant les premiers camps d’extermination en 1941.

C’est une histoire à part, brève et singulière, comme une échappatoire éphémère, un chemin de traverse discrètement tracé pour entretenir un souffle de liberté. Avec l’arrivée d’Hitler en 1933, la communauté juive allemande doit vivre sous le joug de l’antisémitisme systémique. Un cauchemar éveillé, où le football aura dans une certaine mesure constitué un moyen préservé d’évasion.

Bannissement express

Quand les nazis se retrouvent démocratiquement élus, c’est l’un des piliers historiques du football allemand, à savoir la contribution majeure que les Juifs du pays ont eu dans l’émergence et le développement du sport roi outre-Rhin, qui est menacé d’effondrement. Sans qu’Hitler n’ait encore eu besoin de bouger le moindre petit doigt pour les marginaliser au sein des institutions sportives.

« Au printemps 1933, Hitler est au pouvoir depuis quelques semaines, et beaucoup d’équipes de sport, pas seulement dans le foot, ont de leur propre chef commencé à exclure leurs membres juifs, explique l’historien du sport Henry Wahlig, co-auteur de Les clubs de football juifs dans l’Allemagne nazieIls n’étaient pas légalement forcés de le faire à l’époque, ils savaient juste que le nouveau gouvernement était antisémite et voulaient montrer qu’ils étaient du côté du pouvoir en place, pour en tirer bénéfice plus tard. »

Effrayante d’opportunisme, la manœuvre n’aboutit cependant pas encore à un bannissement total des joueurs et dirigeants juifs du foot allemand : « Ce n’est pas blanc ou noir, on ne peut pas tracer une typologie de clubs « gentils » et d’autres « méchants » dans cette affaire, même s’ils sont presque tous coupables d’avoir banni des joueurs et dirigeants juifs, nuance Wahlig. Par exemple, on sait que le Bayern avait un président juif, Kurt Landauer, qui a été contraint au départ en 1933. Mais on sait aussi que pendant 1 ou 2 ans, en coulisses, il était toujours très actif, et le nouveau président du club le consultait toujours très régulièrement. »

Ce n’est qu’après les Jeux olympiques de Berlin de 1936 que les footeux juifs allemands se voient infliger le coup de grâce : « Hitler et Goebbels ne voulaient pas que des pays comme les États-Unis et la Grande-Bretagne ne boycottent les JO, en raison des discriminations dont étaient victimes les Juifs, précise Wahlig. Il y avait encore un peu d’espace libre pour eux jusqu’en 1936, mais, après les JO de Berlin, c’était fini. Tous les clubs juifs ont finalement été interdits d’exploitation et ont dû se dissoudre courant 1939, mais 99% des joueurs juifs n’avaient déjà plus aucun moyen de jouer dans un club de foot classique, depuis au moins trois bonnes années. »

Les précurseurs

Un bannissement d’autant plus douloureux et cruel que la communauté juive allemande a fait du football l’un de ses terrains d’expression privilégiés, depuis le début du XXe siècle : « De nombreux grands clubs d’aujourd’hui, tels que le Bayern Munich, le 1.FC Nürnberg ou l’Eintracht Frankfurt, ont été co-fondés par des Juifs, déroule Wahlig. Le niveau de représentation des Juifs dans le football, si l’on compare avec le poids qu’ils représentaient démographiquement dans la société allemande dans son ensemble, était très important. Pourquoi ? Je pense que l’explication la plus plausible, c’est que le football était au début du XXe siècle une discipline, un secteur nouveau, où on pouvait encore acquérir une forme de légitimité, des positions sociales, se créer des opportunités… Les Juifs pouvaient s’y créer un rôle et une influence qu’ils ne pouvaient pas acquérir dans la société classique, qui était plus verrouillée dans son ensemble. Ils pouvaient devenir le coach, le président, voire le joueur phare d’un club de football… »

Le football représente également le sport international par excellence, celui des immigrés et des étrangers, que rejette l’élite allemande traditionnelle. « Ces élites n’aimaient pas le foot, qui était vu comme un sport non allemand, foncièrement anglais, éclaire Henry Wahlig. Le sport noble et traditionnel en Allemagne, c’était la gymnastique à l’époque… Beaucoup de Juifs avaient étudié en Angleterre, en Suisse, où ils avaient découvert le foot et ils ont joué un rôle déterminant dans l’exportation de ce sport en Allemagne. » Parmi les exemples emblématiques du rôle déterminant de la communauté juive dans les débuts du foot allemand, on peut notamment citer celui de Walther Bensemann, juif berlinois considéré comme l’un des pères fondateurs du football allemand. « Bensemann a étudié en Suisse, où des Anglais l’ont initié au football, poursuit Wahlig. Rentré en Allemagne, il a sillonné tout le pays, surtout au sud, où il a participé à la fondation de nombreuses équipes. C’est aussi l’un des membres fondateurs de la Fédération allemande de football, certains disent même que c’est lui qui est à l’origine du nom de la fédé, Deutscher Fußball-Bund. Il a aussi fondé Kicker en 1920, qui est toujours le magazine allemand numéro un consacré au football aujourd’hui. »

Ghetto sportif

Forcément, quand les joueurs et dirigeants juifs se retrouvent mis au ban du football allemand à la suite de l’arrivée des nazis au pouvoir, ils se mettent vite à phosphorer pour trouver des solutions alternatives. Compte tenu des circonstances, une seule échappatoire émerge : créer leurs propres équipes. « Les quelques clubs juifs qui existaient déjà à l’époque ont multiplié leurs effectifs en quelques mois, et de nombreux autres clubs ont rapidement vu le jour, explique Wahlig. On a pu répertorier l’existence d’au moins 216 clubs juifs dans les journaux juifs de l’époque. Mais il y en avait probablement plus : c’était un mouvement vaste, et les clubs juifs sont vite devenus le dernier refuge pour les Juifs passionnés de football. »

Tâter le ballon rond ressemble néanmoins à un douloureux parcours du combattant pour les footballeurs juifs : « De nombreux clubs juifs n’étaient désormais affectés qu’à des terrains de sport éloignés et délabrés à la périphérie des villes, où ils étaient largement invisibles pour le public. Les footballeurs juifs ont été poussés dans une sorte de ghetto sportif: dans des ligues séparées, dans des endroits séparés et avec presque aucun point de contact avec le reste du sport allemand. »

Le football juif se structure alors en deux associations majeures, le cercle allemand Maccabi et l’association sportive Schild. « Les équipes adhérant au mouvement Maccabi étaient majoritairement composées de joueurs qui se considéraient d’abord comme Juifs et ensuite, seulement, comme des Allemands, détaille Wahlig. Leur but final était de fonder un État juif, qui n’existait pas à l’époque. Pour eux, le sport constituait un moyen d’éduquer les jeunes gens athlétiquement dans le cadre des idées sionistes. Les équipes adhérant à l’association sportive Schild rassemblaient surtout des joueurs juifs non sionistes, qui se sentaient Juifs, certes, mais d’abord Allemands. À leurs yeux, le foot était un moyen d’intégration et d’assimilation à la société allemande. Quand ils fondaient des clubs, c’était pour montrer qu’ils étaient forts, toujours là, malgré l’antisémitisme dont ils étaient victimes. Mais, à terme, ils voulaient jouer avec des équipes ordinaires et réintégrer des clubs classiques. »

Les oubliés

Il n’en sera malheureusement rien : à partir d’octobre 1941, les déportations de Juifs allemands vers les ghettos et les camps d’extermination de l’Est commencent, et les footballeurs et encadrants des clubs juifs qui échappent à la solution finale sont contraints à l’exil. « Mais les nazis n’ont pas fait qu’interdire les clubs juifs, conclut Wahlig. Ils voulaient aussi effacer les joueurs juifs des statistiques et de la culture sportive. En 1939, Kicker a sorti un magazine qui regroupait tous les joueurs de l’équipe nationale, depuis sa création. Tous, sauf deux, qui étaient d’origine juive. Ce qui est fou, c’est que Kicker a réimprimé ce bouquin en 1988 et personne n’a remarqué à l’époque qu’il y avait toujours ces deux joueurs qui manquaient à l’appel, même si, le cas échéant, évidemment, c’était une omission involontaire de la part du magazine. Heureusement, depuis le début des années 2000, le foot allemand fait preuve d’une vraie volonté de rechercher et d’assumer son histoire et ses responsabilités sous le national-socialisme. » Un devoir de mémoire nécessaire, pour ne pas oublier que de nombreux footballeurs juifs ont tenté envers et contre tout de continuer de jouer du crochet extérieur, en plein régime hitlérien.

Par Adrien Candau  Propos d’Henry Wahlig recueillis par AC.

Source sofoot