Les affaires entre Israël et les monarchies du Golfe scellent le rapprochement politique

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Israël se rapproche des monarchies du Golfe. Officiellement nul, le commerce entre les deux parties représenterait en fait plus de 1 milliard de dollars. Elles collaborent notamment à des outils de sécurité et de renseignement face à leur ennemi commun : l’Iran.

« Nous n’avons pas de frontières avec l’Iran. Mais lui en a trois avec nous via son implication en Syrie, au Liban et à Gaza », plaisante un officier israélien depuis une position sur le plateau du Golan. Du haut de ce territoire syrien – dont l’annexion par Israël est unanimement dénoncée par la communauté internationale, sauf l’administration Trump -, on discerne la ligne de démarcation que seul le personnel de l’ONU est autorisé à traverser. Des unités iraniennes en profondeur ont récemment tiré quatre missiles sur Israël.  Les menaces de représailles tous azimuts de Téhéran suite à  la liquidation du général Qasem Soleimani ont conduit l’armée israélienne à fermer, le 4 janvier, la station de ski du Mont Hermon. L’endroit, stratégique dans ce conflit gelé, est pourtant d’un calme irréel. Des paysans vaquent à leurs occupations à quelques mètres du no man’s land. Des touristes prennent des selfies devant les barbelés.

Un officier prévient que si les sirènes retentissent, « chacun a 15 secondes pour trouver un abri ». A vrai dire, hormis le désert du Néguev, tout le pays est à moins de 80 secondes de vol d’une roquette du Hamas – depuis Gaza -, du Hezbollah – à partir du Liban – ou des forces Qods, près de Damas. Non loin d’ici, Tsahal a repéré et détruit au dernier moment les six souterrains de 1 km de long que le Hezbollah avait creusé pendant trois ans à une profondeur de 80 mètres pour essayer d’infiltrer des commandos et de kidnapper des Israéliens.

Téhéran s’obstine

En représailles au tir de missiles du 19 novembre, l’aviation israélienne a mené des raids sur six  sites iraniens en Syrie . « Nous n’autoriserons pas Téhéran à installer en Syrie une plate-forme pour nous attaquer », martèle un porte-parole de l’armée.  Ces raids visent à « couper les mauvaises herbes, mais elles repoussent », reconnaît-il. Le Hezbollah disposerait d’une douzaine de missiles de haute précision, grâce à la démocratisation des GPS à bas coût, précise un officier du renseignement sur la base militaire d’Hakirya. « Avec Google Maps, vous disposez aujourd’hui de capacités réservées à des Etats il y a dix ans », explique-t-il.

Contrairement à l’adage qui veut qu’entre deux Israéliens, il y ait toujours « trois opinions et quatre disputes », les questions de sécurité font ici consensus. Tous les analystes israéliens estiment que le régime iranien cherche à se doter d’une assurance-vie par son ingérence – au Liban via son soutien à la milice chiite du Hezbollah, à Gaza en finançant le Hamas, et en Syrie. Téhéran est expert en guerre par procuration, ou via des supplétifs recrutés partout au Moyen-Orient, et serait prêt « à se battre en Syrie jusqu’au dernier Afghan », ironise un analyste militaire. L’objectif de l’Iran est de décourager toute attaque, notamment sur ses sites nucléaires, par sa capacité à répandre le chaos dans la région. En outre, la haine d’Israël fait partie de l’ADN du régime iranien. « C’est le dernier acteur qui s’acharne à vouloir nous faire disparaître, même le Hamas s’est résigné », souligne Raz Zimmt, de l’Institut pour les études de sécurité nationale (INSS), think tank de référence à Tel-Aviv. « C’est même la seule politique des mollahs qui n’a pas changé depuis quarante ans, car leur idéologie considère que le judaïsme est une religion et non un peuple, que nous n’avons donc pas droit à une nation. »

Une constance qui inquiète d’autant plus ici que l’Iran semble déterminé à se doter de l’arme nucléaire. Dimanche, il a annoncé son intention de s’affranchir encore davantage de l’accord de 2015, en n’imposant plus aucune limite à l’enrichissement d’uranium. Déjà dénoncé par l’administration Trump en mai 2018, cet accord de Vienne sera sans doute bientôt déclaré caduc par les Européens. L’espoir n’est pas totalement perdu pour autant : Téhéran continue de se soumettre aux inspections de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Il pourrait même revenir sur son programme nucléaire si les Etats-Unis levaient les sanctions à son encontre.

L’ennemi de mon ennemi

Face à cette menace existentielle, Israël travaille depuis des années à constituer une alliance de revers avec… les monarchies du Golfe. Dans un Proche-Orient où chacun en est réduit à hiérarchiser ses ennemis, ces dernières sont prêtes à des arrangements au vu de la menace djihadiste générale, du désengagement américain et surtout, des ambitions de Téhéran. Grâce à son recours déterminé à ses forces Qods, dirigée par Qasem Soleimani, et à son entregent politique, l’Iran contrôle déjà plus ou moins quatre capitales arabes, Damas, Beyrouth, Sanaa et Bagdad. Et joue la provocation en toute impunité dans le détroit d’Ormuz, par où passe un cinquième du pétrole mondial.

Dès 2016, un général saoudien s’est rendu à la Knesset avec des universitaires et hommes d’affaires de son pays. Le ministre israélien des Affaires étrangères, Yisrael Katz, a récemment affirmé qu’il travaillait à signer des accords de non-agression avec ces pays, malgré l’absence de relations diplomatiques. Des Israéliens croisent de plus en plus souvent leurs homologues émiratis ou saoudiens à divers cénacles. Le chef du gouvernement israélien, Benjamin Netanyahu, s’est rendu à Oman en octobre 2018, une première depuis vingt ans. Une haute fonctionnaire israélienne a participé récemment à une conférence sur la sécurité à Bahreïn. La coopération entre les services secrets israéliens et saoudiens contre l’Iran est de moins en moins secrète. Le ministre des affaires étrangères des Emirats arabes unis, Abdullah bin Zayed Al Nahyan, a laissé entendre mi-décembre qu’il était favorable à des relations cordiales de son pays avec Israël. L’hymne de ce dernier y a été joué pour la première fois il y a un an, à l’occasion d’un tournoi sportif.

Dessalinisation et logiciel espion

Les ingénieurs et les entreprises israéliennes travaillent déjà avec les six pays arabes du Golfe. Un entrepreneur confie qu’il s’apprête à participer à un symposium d’hommes d’affaires à Dubaï, même si pour avoir un visa, « ça demandera un peu d’imagination ». En mai dernier, Riyad a autorisé les employés de firmes israéliennes à bénéficier de permis spéciaux pour entrer dans le royaume. Mais toutes passent par des sociétés écrans enregistrées en Europe, aux Etats-Unis ou en Afrique du Sud, permettant de respecter symboliquement l’embargo arabe de 1948.

Discrétion oblige, les contrats ne peuvent donc pas porter sur de grands chantiers ou des volumes massifs de marchandises. Ils concernent des hautes technologies relatives à la dessalinisation d’eau de mer, la  cybersécurité et le renseignement. L’entreprise NSO, basée dans la « Silicon Valley » d’Israël, à Herzliya, a vendu en 2017 à Riyad une solution de piratage de n’importe quel smartphone nommée « Pegasus » pour 55 millions de dollars. Ce logiciel espion permet de récupérer à distance tous les mails, contacts, même cryptés, et de localiser leur utilisateur. Idéal pour la lutte contre trafiquants et terroristes… mais aussi la surveillance de dissidents. Si les données douanières indiquent un commerce officiellement nul, il dépasserait en fait 1 milliard de dollars, selon le Tony Blair Institute. Fait inédit : Israël a également annoncé sa participation à l’exposition universelle qui se tiendra cette année aux Emirats arabes unis, à Dubaï. C’est une venue lourde de symbole, comme le fut la visite de Benyamin Netanyahu à Oman l’an dernier.

L’administration Trump, alliée inconditionnelle

Les Israéliens sont toutefois inquiets de la fragilité de leur nouvel « non-ennemi » saoudien. Les attaques par drones et missiles de croisières iraniens du 14 septembre contre la raffinerie d’Aramco à Abqaïq, qui traite la majorité du pétrole de Riyad, « change la donne », estime Yoel Guzansky, chercheur à l’INSS. Le coûteux système antimissiles acheté aux Américains n’a rien vu venir. « L’Arabie saoudite dispose du troisième budget militaire de la planète et ne peut pas protéger son infrastructure clef », s’étonne le chercheur.

Le conflit israélo-palestinien n’est désormais plus que l’une des huit ou neuf crises sévissant au Proche-Orient et figure désormais au second plan pour les dirigeants arabes, voire pour les Israéliens, affirme un ministre. Les premiers « ont d’autres chats à fouetter », même si, compte tenu de l’importance du dossier pour la psyché des peuples arabes, ils ne pourront pas normaliser leurs relations avec Israël avant un règlement du conflit. Les seconds estiment que ce conflit n’est plus un sujet majeur de sécurité.

« La décennie écoulée est la plus sûre de l’histoire du pays », résume un responsable de la police à Jérusalem, qui fait remonter le dernier attentat d’envergure (8 morts) à 2008. En 2019, 20 civils israéliens ont été tués lors d’attentats, sur une population de 9 millions (dont un cinquième d’origine palestinienne). Le pays se sent d’autant plus fort que l’administration américaine ne lui a jamais été aussi favorable que sous Donald Trump. Elle a, seule, reconnu Jérusalem comme capitale et, mi-novembre, estimé par la voix du secrétaire d’Etat, Mike Pompeo, que les implantations israéliennes en Cisjordanie n’étaient pas illégales, contrairement au droit international. Ce qui a suscité des protestations européennes, « puis tout le monde va passer à autre chose », fait valoir froidement le même ministre.

On affirme à Jérusalem que cinq rounds de négociations n’ont pas apporté grand-chose depuis les accords d’Oslo de 1993 et que le processus de paix est dans le coma depuis huit ans, d’autant plus que la solution dite « à deux Etats », « risquerait d’être surtout à trois Etats ». Allusion au fait que Gaza est contrôlée par le Hamas et la Cisjordanie par l’Autorité palestinienne, deux organisations engagées dans un conflit fratricide. Les négociations sont d’autant plus difficiles que le leadership palestinien est paralysé par la perspective de départ de Mahmoud Abbas et qu’aucune élection n’est venue conférer une légitimité à des dirigeants depuis 2006.

L’Europe hors jeu

Si son soutien inconditionnel au gouvernement Netanyahu a sans doute discrédité Washington comme médiateur impartial dans le conflit, l’Europe pourrait-elle le remplacer ? Elle a beau être le principal partenaire économique du pays et le berceau culturel de la majorité de ses habitants, elle est considérée largement ici comme « hors jeu » et pas sur la même longueur d’onde que les Israéliens. Un ministre prétend avoir de meilleures relations avec ses homologues des monarchies sunnites qu’avec Bruxelles. « La réalité n’est pas noir et blanc et les postures vertueuses peuvent avoir des effets pervers », défend Yuli Edelstein, le speaker de la Knesset, ajoutant que « boycotter les produits des implantations ferait perdre du travail aux ouvriers palestiniens ». « L’Union semble avoir perdu même l’illusion de jouer un rôle depuis le processus de Barcelone en 1995 », ajoute Oded Eran. Un ministre concède pourtant que, forte de son impressionnante intégration de l’Europe de l’Est, elle pourrait aider à une coopération économique entre Israéliens et Palestiniens, une politique « pragmatique, des petits pas sans chercher des grandes solutions. Parce qu’ici, quand on a le choix entre tout ou rien, c’est souvent rien ».

Yves Bourdillon  (En Israël)

Source lesechos