Depuis le 7 octobre, toutes les semaines ou presque des dizaines de femmes, des “mères de famille” pour la plupart, se retrouvent la nuit pour coller, dans des grandes villes et leur périphérie, des affiches sur lesquelles figurent les visages des otages. Pourquoi elles?
Le 7 octobre 2024 à 6h15 du matin, la tragédie du 7 octobre 2023 était commémorée devant l’école des Hospitalières-Saint-Gervais dans le 4e arrondissement de Paris. Des femmes s’enlaçaient, s’échangaient des mouchoirs, se murmuraient des paroles que l’on imagine réconfortantes. D’autres femmes lisaient la biographie des personnes encore otages, la voix chevrotante et les yeux embués. D’autres encore veillaient à ce que tout se déroule comme prévu. Comme à tous les autres événements depuis le 7 octobre, les femmes ayant entre 35 et 50 ans sont sur-représentées. Elles semblent se retrouver. Comme si elles ne se quittaient jamais vraiment. Depuis plus d’un an, des femmes (les mêmes?) se donnent rendez-vous chaque semaine pour coller. Pourquoi elles?
“Au moment du 7 octobre, j’étais en vacances. Le 9 octobre, je reprenais le travail et tous mes collègues me demandaient comment s’étaient passées mes vacances. Je ne savais pas comment leur répondre, je revenais d’un week-end en enfer”, se souvient Rebecca, 39 ans, cadre et mère de deux enfants en bas âge. Après avoir demandé à ce que son entreprise “qui se mobilise pour toutes les causes”, publie un message en solidarité aux victimes du 7 octobre, elle participe à son premier collage en janvier (après des mois à attendre que le collectif du 7 octobre la rappelle).
Mais, comment, après la sidération, tout a recommencé? Après le 7 octobre, certaines personnes ont commencé à envoyer de l’argent, d’autres se sont réfugiées dans la prière, d’autres encore se demandaient ce qu’elles pouvaient faire concrètement. “Je ne suis pas très tehilim (psaumes), donc j’ai vite été limitée dans mes actions”, confie Annaël, 37 ans, product owner et mère de quatre enfants. Pour y remédier, en octobre 2023, elle et son mari lancent l’initiative d’un premier collage. Depuis, chaque semaine ou presque, elle recommence et retrouve le même groupe de personnes pour coller à Charenton (elle a même collé quelques jours avant son accouchement). “Sur le plan logistique, un collage ne s’improvise pas: on repère systématiquement les différents itinéraires, on commande les affiches, la colle, les pinceaux et les seaux”, décrit Annaël.
“En novembre, j’ai débarqué dans le salon de quelqu’un que je ne connaissais pas. On a été accueillis par un discours qui laissait entendre que nous entrions dans une forme de résistance, ça m’a beaucoup parlé”, admet Jessica, 47 ans, communicante en free-lance et mère de deux adolescents.
Pendant des mois, une fois par semaine, Rebecca dînait avec ses enfants et son mari et, à 22h30, quand ses enfants dormaient paisiblement, elle filait rejoindre son groupe de colleuses. Elle préfère ne pas parler des otages à ses enfants, “comment faire si je dois leur annoncer la mort de l’un d’eux?”. Elle préfère ne pas non plus mentionner ses activités nocturnes pour ne pas les inquiéter. Jessica, de son côté, en discute avec ses enfants en âge de comprendre et de ne pas trop s’angoisser. “Quand je rentre, il est une heure du matin, je dépose ma voiture – pleine de colle – au parking en ayant bien vérifié que je ne suis pas suivie conformément aux conseils du service sécurité. Je récupère ensuite mon chien pour lui faire faire un tour, et, à ce moment-là, j’ai l’impression de vivre une double vie”, plaisante Jessica. Comme si la nuit révélait une autre facette de sa personnalité. Plus héroïne.
Comme beaucoup de colleuses, Rebecca rentre, se douche et regarde le plafond, le temps de faire redescendre l’adrénaline. “Le lendemain, j’arrive au bureau la gueule enfarinée. Quand ça arrive, mon boss sait pourquoi”. Toutes ont sacrifié leur sommeil pour cette urgence qui les assaille, pour cet autre rythme qui impose de commencer la semaine “sur les rotules”. “De toute manière, pendant plusieurs mois, après le 7 octobre, j’étais submergée par le chagrin, dans l’impossibilité de trouver le sommeil”, rappelle Johana, 41 ans, décoratrice d’intérieur et mère divorcée de trois enfants.
Une nuit, à Vincennes, un policier a sorti sa matraque télescopique et trois de ses collègues ont entouré un groupe de colleuses. “On leur a expliqué la situation: on était des mères de famille collant pour rappeler qu’il y avait des personnes encore otages du Hamas. Ils se sont excusés, ils nous avaient prises pour des activistes écolos… Mais, ils nous ont demandé de retirer les affiches que l’on venait de coller, ça a été une déchirure que de voir ces affiches en lambeaux”, précise Rebecca.
Comment expliquer le profil des colleuses? Pourquoi sont-elles en grande majorité des “mères de famille” comme elles se définissent elles-mêmes ? “Peut-être que l’on est pas que mères de nos enfants, on est aussi les mères de tous les otages, y compris de Shlomo Mansour qui a plus de 85 ans”, évoque Rebecca. Peut-être. Un jour, son groupe de collage a décidé de faire “quelque chose” pour les 5 ans d’Ariel Bibas. “C’était en août, il n’y avait plus beaucoup d’actions pour les otages. On a décoré de rubans jaunes et oranges, de guirlandes et de ballons les quais de Seine. L’une de nous a même pensé à déposer des masques de Batman, parce qu’elle avait vu quelque part qu’il adorait ce super-héros”. Mais, pourquoi elles? Elles donnent leur langue au chat. Comment expliquer quelque chose qui est de l’ordre du viscéral? “Je pense que ça nous prend aux tripes, ça nous ronge au quotidien. Je ne dis pas non plus que les hommes ne sont pas atteints”, nuance Annaël. “Peut-être que les hommes se disent que coller, ça ne sert pas à grand chose, que ça ne va pas faire changer le monde. Mais, pour nous, il s’agit d’un devoir. On doit le faire”, avance Johana.
Comment ont-elles tenu face à la noirceur de l’actualité et pu continuer à ce rythme? “Dès qu’une personne se mettait à douter de l’utilité du collage, plusieurs personnes prenaient le relai et remotivaient le groupe”, décrit Annaël. Et, il y a quelque chose qu’elles n’avaient pas anticipé en commençant les collages: elles prennent plaisir à se retrouver. “On n’aurait pas pu se rencontrer ailleurs, il y a quelque chose d’improbable dans cette association de personnalités. Malgré cette improbabilité, on se fréquente même en dehors des collages”, informe Jessica. “J’ai invité toutes les personnes de mon groupe de collage à mon anniversaire, ajoute Annaël. On est liées par quelque chose, peu de personnes peuvent le comprendre”. “On a l’impression de se connaître depuis 20 ans. Quand on se retrouve, on est toutes assez complices mais on se rappelle aussi pourquoi on est toutes réunies”, poursuit Johana.
Toutes le reconnaissent, participer à ces actions de collage les aide à traverser cette période, à faire face au déferlement de violences. “Ça me fait du bien de pouvoir compter sur ce collectif, j’ai le sentiment que l’on se comprend, que cet état d’alerte, je le partage avec d’autres”, explique Rebecca. Certaines ont eu l’occasion d’échanger avec des familles d’otages, touchées qu’en France, des personnes pensent à leurs disparus. “J’ai collé avec le frère de Nimrod Cohen qui se demandait ce que penserait son frère, si timide, s’il voyait son visage placardé dans tout Paris, y compris devant la Tour Eiffel”, raconte Annaël.
Tant qu’il y aura des otages, elles continueront à coller, elles se le promettent. Pour ne pas les oublier. Pour ne pas laisser la population française les oublier. “Comment expliquer que l’on soit seules à penser à la famille Bibas, à penser à ces deux petits enfants toujours considérés comme vivants?”, interrogent-elles d’une même voix.
Léa Taieb