Gilles Kepel : « Le Hamas a atteint une victoire encore plus grande que le 11 Septembre »

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Dans « Holocaustes », le grand arabisant analyse les conséquences gigantesques du choc du 7 octobre, du Moyen-Orient jusque dans les universités occidentales, en passant par le clivage entre « Sud global » et « Nord ».

Une « razzia » qui a vu le massacre de plus d’un millier de juifs, suivie d’une « hécatombe » à Gaza avec des dizaines de milliers de victimes palestiniennes. Dans un livre au titre provocateur, Holocaustes (Plon), Gilles Kepel, professeur des universités et grand arabisant, analyse l’engrenage de violence déclenché par l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023. Au-delà de la Terre sainte, ce choc géopolitique majeur alimente les discours de tous ceux qui rêvent d’opposer un « Sud global » à un « Nord » jugé « colonialiste » et « impérialiste ». La ligne de fracture divise jusqu’à nos propres sociétés occidentales, à commencer par les universités les plus prestigieuses, de Harvard à Sciences Po. Entretien avec un « prophète » qui, depuis quarante ans, a averti avec clairvoyance sur les mutations au Moyen-Orient.

L’Express : Pourquoi avoir intitulé votre livre Holocaustes, au pluriel ? Le terme, à connotation religieuse, peut choquer en France…

Gilles Kepel : En France, Claude Lanzmann a imposé le nom hébraïque Shoah pour désigner les massacres systématiques des juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Mais, en anglais, Holocaust reste le terme canon. J’ai repris ce mot dans son sens originel, c’est-à-dire un massacre à vocation religieuse d’un grand nombre d’individus, en le mettant au pluriel. Car la razzia pogromiste du Hamas le 7 octobre comme l’hécatombe à Gaza provoquée par l’offensive israélienne mêlent mystique et politique. Les deux registres sont indissociables. Si on ne le comprend pas, on n’arrive pas à saisir la gravité de ces événements.

Ce grand chamboulement s’est accompagné d’une offensive contre les pays occidentaux qui contrôlent les principaux leviers internationaux. Ils sont désignés désormais comme « Nord » par leurs adversaires d’un improbable « Sud global« , dont le leadership serait symbolisé par l’alliance des Brics+. Le conflit israélo‐palestinien matérialise et exacerbe ce clivage – Israël étant identifié au Nord, et la Palestine au Sud. Cela passe notamment par une tentative d’appropriation du mot « génocide » par le Sud. L’Afrique du Sud s’en est fait le héraut en poursuivant Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ). Le Nicaragua sandiniste a pris le relais en déposant une requête contre l’Allemagne, l’accusant de faciliter un « génocide » à Gaza en cessant de financer l’agence onusienne pour les réfugiés palestiniens (Unrwa).

L’ordre international post-1945, marqué par la brève alliance entre les Soviétiques, les Américains, les Britanniques et les Français, était basé sur une dimension morale du « plus jamais ça » après le nazisme. La guerre froide a marqué une rupture, mais ce fondement n’a jamais été remis en cause. Or, depuis le 7 octobre, des pays du Sud global tentent de redessiner les relations internationales, en remplaçant l’opposition entre Ouest et Est par une confrontation entre Nord et Sud. La requête de l’Afrique du Sud revient à dire que le peuple génocidé, c’est-à-dire les victimes de la Shoah, les juifs, est désormais génocidaire. C’est un coup de force sémantique qui vise à construire un grand récit s’efforçant de souder le supposé Sud global contre le Nord, alors même que ce Sud est pétri de profondes contradictions. Si on prend les Brics+, on voit bien que ce qui oppose l’Inde à la Chine, ou l’Egypte à l’Ethiopie, est bien plus important que ce qui les réunit. Et ne parlons même pas de l’Arabie saoudite et de l’Iran…

Avec quelques mois de recul, peut-on comparer le 7 octobre 2023 au 11 septembre 2001 ?

Nous avons oublié que le 11 septembre 2001 était déjà le prolongement, à l’échelle mondiale, de l’Intifada Al-Aqsa, qui l’avait précédé de quelques mois. Le 7 octobre 2001, Oussama Ben Laden a d’ailleurs fait sa première apparition dans une grotte après cet attentat, expliquant que « l’Amérique ne sera pas en paix tant que les armées infidèles n’auront pas évacué les terres saintes ». Il visait la Palestine et Israël, mais aussi l’Arabie saoudite.

Dans les cas du 11 septembre 2001 comme du 7 octobre 2023, la superbe Amérique et le superbe Israël, qui paraissaient orgueilleux et invincibles, ont été frappés au cœur par un événement complètement imprévu, montrant le défaut de la cuirasse. Yahya Sinwar, chef du Hamas dans la bande de Gaza, incarne d’ailleurs un Ben Laden de notre temps, semblant lui aussi introuvable. Dans les deux cas, il y a une riposte en forme de diversion. George Bush a fait « la guerre contre la terreur » en envahissant l’Irak. Et Benyamin Netanyahou fait la guerre à Gaza, menant une offensive qui a tué un nombre de civils important. La différence, néanmoins, c’est que Ben Laden était à la tête d’une organisation hors sol qui n’avait mobilisé que 19 personnes pour l’attentat. Là, avec le Hamas, il s’agit d’un mouvement politique, social et religieux ancien, créé en 1987. Cette organisation sunnite a changé de mode opérationnel en étant prise sous la coupe de l’islamisme révolutionnaire chiite.

Quelles sont les responsabilités personnelles du Premier ministre israélien ?

Netanyahou avait fait un pacte faustien avec le Hamas. Sinwar a été relâché en 2011 avec 1026 autres prisonniers en échange du caporal Gilad Shalit. Par ce geste, Netanyahou a fait un grand cadeau au Hamas. Au fond, les Israéliens ont décidé qu’ils aimaient tellement la Palestine qu’ils en voulaient deux, renforçant le Hamas à Gaza au détriment de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie, ce qui a bloqué le processus de paix d’Oslo. Ensuite, la stratégie de Netanyahou et Trump a consisté à faire les accords d’Abraham, c’est-à-dire à penser qu’en organisant la prospérité régionale grâce à la paix entre Israël et des Etats arabes, la question palestinienne serait évacuée comme la poussière sous le tapis. En même temps, Netanyahou a élaboré ce qu’on nomme le « concept » en Israël, c’est-à-dire à faire stipendier le Hamas par le Qatar afin d’acheter la sécurité sur la frontière méridionale.

Mais c’était oublier les liens entre le Hamas et l’Iran. Si les printemps arabes avaient opposé le premier au régime syrien et au Hezbollah, alliés de l’Iran, Yahya Sinwar a ensuite effectué son unique déplacement à l’étranger pour rencontrer le général Qassem Solaymani, qui était principal architecte de « l’axe de la résistance » iranien. En grande partie sur l’engagement personnel de Sinwar, les brigades Ezzedin al‐Qassam, la branche armée du Hamas, a ainsi basculé dans l’escarcelle de l’Iran, alors que le bureau politique de l’organisation, exilé au Qatar, est resté plus proche du sunnisme. Netanyahou était persuadé que les millions versés par le Qatar lui fourniraient la tranquillité. Il porte une grande responsabilité dans ce qui est arrivé, nourrissant le Hamas dans son sein, lequel l’a ensuite mordu.

Contrairement à la contre-offensive israélienne en 1973, celle actuelle sur Gaza est-elle un échec militaire ?

La contre-offensive de 1973 avait été menée contre des armées structurées, égyptienne et syrienne. Désormais, Tsahal se bat contre une organisation militaro-islamiste qui s’est fondue dans la population. Les brigades Ezzedine al‐Qassam représentent environ 1 % de la population gazaouie, sur le modèle des pasdaran iraniens.

Par ailleurs, Netanyahou est pris dans une surenchère de violence qui ne s’explique que par sa volonté de se sauver politiquement sur le plan intérieur. Mais il est suivi en cela par une majorité d’Israéliens, car le traumatisme du 7 octobre a été tel que rien ne l’a cautérisé. Aujourd’hui, le risque, c’est que, étant de toute façon indifférent aux pressions internationales, le gouvernement israélien souhaite pousser son avantage en liquidant le Hezbollah au Liban. Le chef de cette organisation, le cheikh Nasrallah, contrôle politiquement et économiquement le Liban. Mais il est aussi comptable de l’effondrement de ce pays. Une nouvelle guerre contre Israël coûterait ainsi beaucoup plus au Hezbollah qu’elle ne lui rapporterait, contrairement à sa « victoire » en 2006.

Pourquoi établir un parallèle entre les sionistes religieux, comme les ministres israéliens Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich, et les islamistes du Hamas ou de Téhéran ?

Dans la littérature religieuse, aussi bien biblique qu’islamique, les justifications de l’extrême violence ne manquent pas pour qui a une lecture fondamentaliste de ces textes. L’attaque des kibboutz et du festival Tribe of Nova évoque un épisode de la sîra, la vie du Prophète, à savoir l’attaque de l’oasis juive de Khaïbar en 628, avec une cruauté assumée (tortures d’hommes, femmes réparties dans des harems…). Cet épisode est régulièrement évoqué par les groupes islamistes. Le Hezbollah a nommé Khaïbar 1 son premier missile à longue portée tiré sur Israël en 2006. L’année dernière, Téhéran a également baptisé du même nom sa nouvelle fusée balistique capable d’atteindre l’Etat hébreu. Il y a aussi un hadith sanctifié qui explique qu’à la fin des temps il ne restera plus qu’un musulman et qu’un juif sur terre : ce dernier se cachera derrière un arbre, qui le dénoncera pour qu’il se fasse tuer.

De l’autre côté, la façon dont la guerre est menée par l’armée israélienne évoque l’extermination de la population de Jéricho, ou la lutte contre Amalek, l’ennemi du peuple juif auquel a fait référence Netanyahou. Les suprémacistes juifs des partis de Smotrich et Ben Gvir justifient l’élimination physique des Palestiniens de la terre de « Judée-Samarie », qu’ils considèrent comme biblique, tout comme leur expulsion de Gaza.

La démographie n’est-elle pas favorable aux religieux conservateurs ?

En Israël, les cinq épouses des dirigeants des partis religieux de la coalition victorieuse en 2022 ont 42 enfants. Les haredim, ou ultraorthodoxes, représentent aujourd’hui 20 % de la population, et devraient atteindre 35 % en 2040. Israël a été fondé par des laïcs. Dans les kibboutz attaqués par le Hamas, il n’y a pas de synagogue. Mais les sionistes religieux ont vu dans les conquêtes territoriales permises par la guerre de 1967 l’accomplissement d’un projet divin pour rétablir l’Israël biblique. La démographie leur a depuis été favorable. Aujourd’hui, ces partis religieux comptent 32 élus à la Knesset, à parité avec le Likoud de Netanyahou, ce qui assure à ce dernier un socle solide qui ne l’abandonnera pas.

Le même phénomène se produit dans des pays voisins. La Turquie d’Atatürk avait été conçue par des Turcs originaires des Balkans, qui admiraient Rousseau et la laïcité française. Mais la démographie, favorable aux électeurs conservateurs et religieux de l’Anatolie, a complètement changé la donne. A tel point qu’Erdogan, en dépit de la gestion calamiteuse du tremblement de terre, a été réélu. Le Liban s’est lui bâti sur un consensus entre les élites chrétiennes maronites et les sunnites musulmans. Mais, aujourd’hui, la surnatalité des chiites pauvres a permis la prise de contrôle de l’Etat par le Hezbollah, marginalisant les autres formations. La Dahiyé – banlieue informelle du sud de Beyrouth où se concentrent les néocitadins chiites chassés des campagnes méridionales par la misère et les bombardements israéliens – est aujourd’hui la véritable capitale du pays.

L’ironie, c’est que l’Arabie saoudite, longtemps championne du rigorisme salafiste, connaît, elle, un mouvement inverse, un recul net des religieux. Devenue une superpuissance régionale, elle détient les clefs de la paix au Moyen-Orient. Il ne peut y avoir d’Etat palestinien viable qu’à partir du moment où l’Arabie saoudite investira massivement dans celui-ci. Mohammed ben Salmane (MBS) veut faire de Neom une mégalopole futuriste, au cœur de sa Vision 2030. Mais ce projet de développement de la mer Rouge saoudienne ne peut pas avoir lieu s’il y a un enfer sur terre à 150 kilomètres plus au nord. Or l’Arabie saoudite ne pourra investir significativement dans Gaza que si elle a la certitude que ce ne sont plus les agents de l’Iran qui en contrôlent le territoire…

Israël semble avoir perdu la bataille de l’image depuis longtemps. Comment expliquer que l’agressé soit devenu très vite l’agresseur ?

Comme je vous le disais, le conflit a été instrumentalisé par les acteurs du Sud global pour donner consistance à leur vision décolonialiste et donner un semblant de consistance à des pays très disparates face au Nord. Mais ce conflit s’est aussi déplacé à l’intérieur du monde occidental. Et en particulier dans le monde universitaire, là où se créent les conceptions du monde. La présidente de l’université Harvard a été contrainte à la démission après une audition au Congrès où elle avait échoué à convaincre sur la protection des étudiants de confession juive. En France aussi, on a fermé les enseignements sur le Moyen-Orient à l’Ecole normale supérieure (ENS) pour permettre des études qui exaltent le Sud global.

Aux Etats-Unis, on considérait que le lobby pro-israélien faisait la politique étrangère dans la région. Mais, aujourd’hui, on voit non seulement qu’une partie de la jeunesse éduquée se mobilise pour la Palestine, mais qu’en plus, dans un Etat clef comme le Michigan, un certain nombre de musulmans américains menacent la base électorale de Joe Biden, soupçonné d’être trop favorable à Israël. Cela crée de nouvelles lignes de fractures à l’intérieur même du Nord.

Yahya Sinwar a en tout cas remporté une victoire politique considérable, peut-être encore plus grande que le choc du 11 Septembre. A l’époque, personne ne soutenait publiquement Ben Laden, alors que l’horreur et la cruauté du plus grand pogrom de juifs depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ont été rapidement effacées. Cela s’est traduit par des soutiens à la cause palestinienne qui n’ont jamais été aussi nombreux en Occident, en réaction aux bombardements de l’armée israélienne. Dans les années 2000, l’intervention américaine en Irak a provoqué bien plus de morts, mais il n’y avait pas la même dimension émotionnelle. La papesse du « woke », Judith Butler, a ainsi pu déclarer que l’attaque du 7 octobre était un « acte de résistance ». Cela n’aurait jamais pu se passer avec Ben Laden.

Une étudiante juive a été empêchée d’entrer dans un amphithéâtre à Sciences po, alors que s’y tenait une manifestation propalestinienne. Jean-Luc Mélenchon a évoqué un « incident dérisoire »…

J’ai été d’autant plus affligé que, pendant une quinzaine d’années, j’ai assuré dans l’amphithéâtre désormais surnommé « Gaza » le cours sur le Moyen-Orient. Le sujet passionnait, et les étudiants étaient à la recherche du savoir. Depuis, ce sont davantage les idéologies qui se sont imposées.

A l’ENS, le directeur Frédéric Worms cosigné un petit livre avec Judith Butler, qu’il a invitée plusieurs fois dans l’établissement. A la suite du scandale déclenché par cette dernière du fait de ses propos sur le Hamas, Frédéric Worms a été obligé d’annuler en catastrophe ses deux prochaines conférences, car des « archicubes » (les principaux donateurs) ont exprimé leur consternation. C’est du reste aujourd’hui un énorme problème pour Sciences Po, où le gâchis du scandale s’est traduit par le fait que nombre de donateurs internationaux hésitent à soutenir l’établissement, qui va se trouver face à une crise, eu égard à son niveau d’endettement. Il est frappant de voir que c’est la prise en otage du savoir sur le Moyen-Orient contemporain, et son remplacement par les délires idéologiques, qui en a été le déclencheur.

L’avenir d’Israël est-il aujourd’hui remis en question ?

C’est le plus grand défi existentiel qu’ait connu ce pays depuis sa création en 1948. Les objectifs de Netanyahou – tuer les responsables du Hamas et détruire ses infrastructures – ont fait pschitt. La machine militaire et celle du renseignement, qui constituaient la force du pays, sont défaillantes. Le soft power israélien, et notamment sa capacité à bénéficier d’un soutien des deux candidats à l’élection américaine, s’est effondré. En Europe, on voit l’hostilité à Israël se manifester non seulement dans la jeunesse issue de l’immigration, mais sur les campus. Et le pays lui-même est profondément clivé entre religieux et laïcs. Il est clair que si Israël veut continuer à exister, il va lui falloir se réinventer. Mais aucun des Etats arabes signataires du pacte d’Abraham n’a pour l’instant remis en question cette joint-venture qui leur permet une prospérité accrue. Cependant, il va falloir qu’Israël fasse une concession au sujet de la Palestine.

Pour l’instant, ce sont principalement les Houthis, membres de « l’axe de la résistance », qui ont étendu le conflit en mer Rouge. L’Iran peut-elle réellement se permettre d’embraser la région ?

Les Houthis perturbent l’une des principales routes du trafic mondial. Surtout, leurs actions changent complètement la nature de la guerre. Des drones peuvent menacer la cargaison de bateaux coûtant une fortune. Les porte-avions, symbole de la force maritime des grandes puissances et qui valent des milliards, risquent d’être fragilisés par des engins bourrés d’électronique bien moins onéreux. Cela rebat complètement les cartes. Et c’est bien pour cela que l’Iran a délégué à des mandataires ce type d’actions, contribuant à une remise à niveau des forces régionales.

On constate également une évolution au sein du régime iranien. Les pasdarans ont pris le dessus sur les mollahs, et l’Iran s’est transformé en dictature militaire. Le culte rendu au général Solaymani fédère « l’axe de la résistance ». Il est devenu une réincarnation moderne de l’imam Hussein, martyr saint pour le chiisme

La Russie et la Chine sont-elles les grandes gagnantes géopolitiques de ce conflit entre Israël et le Hamas ?

Pour la Russie, tout ce qui occupe et divise l’Occident, loin de l’Ukraine, représente un gain. Les Etats-Unis doivent gérer la question palestinienne, tout en étant pris dans leurs contradictions. Cela fait forcément les choux gras de Poutine. Mais il faut aussi voir que les relations entre l’Iran et la Russie ont évolué. Autrefois, les Iraniens étaient les alliés obséquieux des Russes. Mais là, leur position a été renforcée, parce qu’ils ont fourni à Poutine, à un moment crucial, des missiles Shahed qui ont fait des ravages en Ukraine, cassant le moral de la population.

La Chine, elle, a besoin de faire du business avec les pays dit du Nord, d’autant plus que son modèle économique est en train de se casser la figure : crise immobilière aiguë, croissance qui patine, reprise de contrôle du Parti communiste… Mais, en voyant les Américains occupés au Moyen-Orient, Xi Jinping ne peut que constater l’affaiblissement des défenses de Taïwan. La séquence actuelle marque une victoire indéniable pour les régimes illibéraux. Car les Etats du Sud sont pour l’essentiel des Etats autoritaires, ce que refusent de voir leurs thuriféraires du Nord…

Vous rappelez que l’Occident, aujourd’hui régulièrement qualifié de « colonialiste », attire de plus en plus d’immigrés venus du Sud, qui préfèrent nettement son modèle démocratique aux régimes autoritaires chinois, russe ou iranien…

Paradoxalement, le Nord est bien plus mondialisé que le Sud. Alors que la plupart des descendants des colons sont partis, le Sud s’est homogénéisé quant aux populations, là où le Nord s’est hétérogénéisé. C’est d’ailleurs le grand défi de l’Europe. Aux Etats-Unis, où domine une immigration hispanophone, les enjeux d’immigration et de terrorisme sont décorrélés, contrairement à chez nous. Ceux qui en Europe ont commis les attentats au nom de Daech sont pour la plupart des personnes originaires du Maghreb, qui ont rejeté l’identité française au profit de l’islamisme radical. Le défi pour l’Europe, c’est d’arriver à penser cette fusion culturelle. A l’époque, Samuel Huntington citait mon livre La Revanche de Dieu dans son article sur le « choc des civilisations », mais je lui avais dit mon opposition à sa thèse. Des islamistes radicaux veulent détruire notre modèle, mais, en France, nous avons de très nombreuses personnes originaires du monde musulman qui se sont fondues dans l’identité française.

L’ironie, c’est que, trente ans après la thèse d’Huntington, ce sont les partisans du Sud Global qui mettent en œuvre ce « choc des civilisations » jusqu’à l’intérieur des pays du Nord. Ce qui est décevant, c’est que nos sociétés, et l’Union européenne notamment, ne sont pas capables de comprendre l’importance de l’enjeu, et d’y répondre en mettant en œuvre des politiques intégratives sans lesquelles la montée en puissance des populismes d’extrême droite sera inévitable. Le principal ressort de ces populistes est la hantise de ce qu’ils appellent le « grand remplacement », ou en tout cas le refus explicite de l’immigration. Or une minorité agissante d’enfants de l’immigration, tout comme des tiers-mondistes, utilise l’idéologie islamiste afin de remettre en cause nos sociétés dites du Nord, ainsi que leur modèle démocratique. C’est un défi que nous avons sous-estimé, alors même que l’Europe a justement vocation à démontrer, par sa capacité intégratrice, l’inanité du clivage existentiel entre le Sud Global – dont nombre d’habitants aspirent à la rejoindre par n’importe quels moyens – et le Nord occidental.

Chercheur aujourd’hui retraité, François Burgat a déclaré avoir « infiniment plus de respect et de considération pour les dirigeants du Hamas que pour ceux de l’Etat d’Israël ». Or l’Union européenne avait financé pendant plusieurs années son projet When authoritarianism fails in the Arab World…

Il a fait son coming out pro-Hamas. Tant qu’il était universitaire, François Burgat masquait mieux son jeu. Le principal organisme de financement de la recherche européenne a ainsi donné de l’argent soit à ceux qui, comme Olivier Roy, niaient que l’islamisme politique ait une quelconque importance, soit à des compagnons et zélateurs des Frères musulmans, comme Burgat. Cela montre la cécité intellectuelle d’un certain nombre de dirigeants, notamment à l’échelle européenne. Les choses s’améliorent, mais nous avons pris un retard considérable sur la compréhension des enjeux de la catastrophe présente au Moyen-Orient.

L’Unrwa, agense onusienne pour les réfugiés palestiniens, est très critiquée du fait des liens de certains de ses membres avec le Hamas…

L’Unrwa est la mauvaise conscience des pays du Nord. Ce financement est destiné à compenser le fait que l’ONU a laissé expulser les Palestiniens. La plupart des pays arabes ne financent d’ailleurs par l’Unrwa, estimant que ce n’est pas leur affaire. Cette agence n’est pas seulement présente à Gaza, mais s’occupe également des réfugiés palestiniens dans toute la région, au Liban, en Syrie, en Jordanie… Les employés de l’Unrwa, très largement palestiniens, reflètent la composition de cette société, ce qui fait qu’un nombre significatif d’entre eux soutient le Hamas.

Des Etat occidentaux qui avaient retiré leur financement, recommencent à donner de l’argent, car ils craignent que la catastrophe humanitaire à Gaza ne bascule dans une famine si l’aide alimentaire n’arrive pas. On ne peut pas délibérément laisser mourir de faim 2 millions et demi de personnes.

Aujourd’hui, l’ONU est impotente. Tout l’équilibre du monde construit en 1945 est remis en cause. Quand Israël incrimine l’ONU à travers l’Unrwa, à sa manière, il fait la même chose que le Sud global qui assure que les Nations unies ne servent plus à rien, et qui questionne la présence au Conseil de sécurité de « petits » pays comme la France ou le Royaume-Uni, alors que le Brésil, l’Afrique du Sud ou l’Inde n’ont eux pas de siège permanent. Les conséquences du 7 octobre ébranlent ainsi tout le système international tel qu’il a été conçu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Holocaustes, par Gilles Kepel (Plon, 198 p., 20 €). Parution le 21 mars.