Les chiffres du Hamas sont-ils fiables ? avec Abraham Wyner

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Abraham Wyner, professeur de statistiques à l’université de Pennsylvanie, montre, chiffres à l’appui, comment le Hamas gonfle le nombre de victimes civiles à Gaza pour masquer les pertes dans ses rangs. Quitte à ressusciter les morts.

Peut-on faire confiance aux chiffres du Hamas ? La question a régulièrement été posée depuis le début de la riposte israélienne à Gaza. Bien souvent, sans obtenir de réponse claire. Pour cause : ces données sont impossibles à confirmer de façon indépendante, le conflit se déroulant presque à huis clos. Dans un article très commenté, intitulé « Comment le ministère de la Santé de Gaza falsifie les chiffres des victimes », publié dans Tabletun magazine dédié à l’actualité et la culture juive, Abraham Wyner se montre formel : « Si les chiffres du Hamas sont truqués ou frauduleux d’une manière ou d’une autre, il peut exister des preuves dans les chiffres eux-mêmes permettant de le démontrer. » Pour L’Express, ce professeur de statistiques et de science des données à la Wharton School de l’université de Pennsylvanie revient sur ses conclusions, et analyse l’agenda politique que trahissent ces chiffres.

L’Express : L’évolution du nombre de morts dans le temps, d’après les chiffres du Hamas, est-elle cohérente ?

Abraham Wyner : Entre le 26 octobre et le 11 novembre, soit la seule période durant laquelle le Hamas – via l’Ocha [NDLR : le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires] – a publié des totaux quotidiens ventilés par sous-catégories (hommes, femmes, enfants), les chiffres ont augmenté à un rythme quasi constant (270 par jour, avec très peu de variations). En d’autres termes, si nous devions représenter ces données sur un graphique, nous obtiendrions une ligne droite presque parfaite. Je ne pense pas qu’une telle évolution soit possible en temps de guerre. Au contraire, les chiffres devraient être très fluctuants, puisque les frappes ne sont pas menées de façon parfaitement régulière, ni systématique, dans des lieux très fréquentés. On pourrait donc s’attendre à voir des journées avec très peu de morts (entre 0 et 50) et d’autres avec 400 morts ou plus.

Faut-il nécessairement voir dans ces incohérences des « falsifications » ? Certaines anomalies ne pourraient-elles pas être le résultat d’erreurs ?

Mes calculs ne sont pas concluants, c’est-à-dire que la question n’est pas totalement résolue, puisqu’ils sont basés sur des données circonstancielles. Il n’en reste pas moins que les erreurs sont importantes et semblent toujours favoriser le narratif du Hamas… Pour ne prendre qu’un exemple, il est arrivé à plusieurs reprises que le nombre de morts rapporté un jour contredise les chiffres de la veille, au point d’insinuer que des victimes auraient ressuscité. Un jour, « 26 hommes » sont revenus à la vie. D’autres jours, qui ne figuraient pas sur le site Web de l’Ocha lorsque j’ai recueilli les données, 145 hommes avaient ressuscité. Cela suggère que quelqu’un ne fait pas attention au décompte.

Mais je doute que ce soit le cas, surtout si l’on considère que les jours où des hommes revenaient à la vie, le nombre de victimes féminines était disproportionné par rapport aux autres jours. L’autre explication, qui me semble plus probable, est que les catégories ont été délibérément réajustées pour cacher la mort d’hommes qui étaient des combattants, particulièrement en prétendant que beaucoup étaient des enfants.

A la fin du mois de février, l’agence de presse Reuters a rapporté qu’un responsable du groupe avait admis avoir perdu 6 000 combattants – le Hamas a ensuite démenti ce chiffre auprès de la BBC. Dans votre article, vous estimez que de telles pertes représenteraient environ 20 % des victimes, contre environ 70 % de femmes ou d’enfants rapportées par le Hamas…

Ce n’est pas plausible. Il suffit d’ajouter les 20 % aux 70 % pour se rendre compte que cela laisse très peu de place pour les hommes civils, qui représentent environ 25 % de la population de Gaza… Où sont-ils ? En clair : soit tous les hommes de Gaza sont des combattants, soit ces chiffres sont erronés.

Le Hamas tente de convaincre le monde de deux choses : premièrement, qu’Israël est incapable de tuer efficacement ses combattants ; deuxièmement, qu’Israël est très efficace pour tuer les non-combattants et les innocents (femmes et enfants). C’est exactement ce qu’ils veulent faire croire avec ces chiffres. Peu importe que ceux-ci soient faux et relèvent de la propagande de guerre. Ils le font parce que cela fonctionne. Les gens les croient. Mais la réalité est qu’Israël (si l’on en croit ses chiffres, qui, historiquement, ont été exacts) est en train d’écraser efficacement le Hamas.

En comparant les rapports du Hamas avec les données sur les travailleurs de l’Unrwa, un groupe de chercheurs de la Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health a soutenu, dans The Lancetque, les taux de mortalité étant à peu près similaires, il n’y avait « aucune preuve » permettant de dire que les chiffres du ministère de la Santé à Gaza étaient gonflés. Qu’en pensez-vous ?

J’ai trouvé cet article épouvantable parce qu’il a ignoré la contre-explication la plus évidente et la plus pertinente : le fait que les travailleurs de l’Unrwa sont disproportionnellement masculins et affiliés au Hamas – comme l’a révélé un article du Wall Street Journal, qui a examiné des rapports montrant qu’environ 10 % des 12 000 employés de l’Unrwa à Gaza avaient des liens avec le Hamas ou le Djihad islamique palestinien. De plus, le Hamas a également utilisé les installations de l’Unrwa comme centres de commandement. On peut donc s’attendre à ce que les décès au sein de l’Unrwa soient plus nombreux que les décès de civils. Par ailleurs, l’article du Lancet n’aborde pas du tout ce dont je parle, à savoir la répartition entre les civils (femmes, enfants, etc.) et les combattants. Les statistiques présentées sont insignifiantes et la conclusion est à la fois non étayée et non pertinente. Le résultat final ? Une acceptation stupéfiante de la propagande comme étant un fait.

Il y a ceux qui pensent que les chiffres du Hamas sont gonflés. Mais de nombreuses autres voix pensent que ces chiffres sont plutôt sous-estimés. Quel est votre point de vue ?

Il est tout à fait possible que les chiffres totaux soient sous-estimés. Mais le décompte total constitue un élément secondaire qui détourne l’attention de ce qui est vraiment le point de comparaison essentiel : le rapport entre le nombre de civils tués et le nombre de combattants. Ce dernier est très important, dans la mesure où il montre que la perte de vies civiles n’est pas disproportionnée par rapport au gain militaire (le rapport n’a pas besoin d’être de 1 pour 1 pour être moral et légal selon les règles internationales de la guerre).

Est-il possible d’estimer le rapport actuel entre le nombre de victimes civiles et le nombre de combattants du Hamas tués ?

Sur les 30 000 personnes vraisemblablement décédées, environ 13 000 sont des combattants, selon l’armée israélienne. Il y a également entre 0 et 5 000 personnes parmi ces 30 000 qui ne sont pas mortes ou qui ont été tuées par des roquettes errantes (de 10 à 20 % des roquettes du Hamas manquent leur cible et atterrissent à Gaza), par des moyens naturels ou, par exemple, par des batailles internes – le Hamas donne un bilan de tous les décès, quelle que soit leur cause. Le groupe voudrait nous faire croire que le ratio civils/combattants est de 10 pour 1, mais il doit se situer entre moins de 1 et 1,4 pour 1.

De nombreux commentateurs s’accordent à dire que, par le passé, les chiffres du Hamas ont été relativement fiables. Selon The Economist (citant des données compilées par AP), la différence entre les chiffres du Hamas et ceux utilisés par l’ONU n’était que de 3,8 % après la guerre de Gaza de 2008-2009 (1 440 morts, selon le Hamas, 1 385, selon l’ONU), de 2,6 % en 2014 (2 310 contre 2 251) et de 1,5 % en 2021 (260 contre 256)…

Lors des précédentes batailles avec Israël, les chiffres du ministère de la Santé du Hamas concernant le nombre total de décès ont été jugés à peu près exacts. Mais, lors de ces combats, il y avait sur le terrain des observateurs indépendants qui pouvaient servir de garde-fous. Ils sont tous absents dans la guerre actuelle, probablement parce qu’elle est beaucoup plus vaste et étendue, ce qui rend la région dangereuse pour tout le monde, y compris pour les étrangers.

Ensuite, même lors des guerres précédentes, les chiffres du Hamas concernant le nombre de ses combattants tués étaient ridicules. Par exemple, lors de la guerre de Gaza de 2008-2009, le Hamas avait affirmé avoir perdu 49 de ses combattants, tandis qu’Israël en dénombrait 709. Près de deux ans plus tard, le Hamas avait admis avoir perdu entre 600 et 700 combattants.

Bien que de nombreux observateurs soient prudents quant aux chiffres du ministère de la Santé de Gaza, contrôlé par le Hamas, ils sont néanmoins cités par de nombreuses sources officielles. « Gaza : 30 000 morts », a par exemple titré le journal Libération le 28 février, se fondant sur les chiffres du Hamas. Est-ce un problème ?

C’est un scandale. Le Hamas en particulier et les responsables palestiniens en général ont une longue tradition de mensonge. En arabe, ils mentent sur les dégâts qu’ils causent à Israël (Al-Jazeera a rapporté que le Hamas avait détruit 970 chars israéliens). En anglais, ils mentent sur le nombre d’enfants en classant délibérément les combattants adultes de sexe masculin âgés de 19 ans comme des enfants. Soit l’Occident ne le sait pas et devrait le savoir, soit il le sait et s’en moque.

Pendant la seconde Intifada, la télévision française avait présenté d’innombrables exemples de scènes de victimes truquées, avec des personnes « mortes » tombant d’une civière et y remontant, ce que l’on appelle « Pallywood » [NDLR : contraction de « Palestine » et « Hollywood », cette expression accompagne souvent des publications de comptes pro-Israéliens dénonçant des « acteurs » qui joueraient des victimes palestiniennes]. Où est passée la mémoire des gens ?

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